SERMON CXLIX
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 Abbaye Saint Benoît de Port-Valais
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SERMON CXLIX. QUATRE QUESTIONS (1).

 

ANALYSE. — Saint Augustin, dans ce discours, résout quatre questions que le dimanche précédent il avait promis d'approfondir. La première est relative à la vision célèbre qu'eut saint Pierre immédiatement avant d'être appelé chez le Centurion Corneille. Les animaux purs et impurs qu'il lui fut ordonné de manger peuvent signifier que les observances légales étaient abolies sous le Christianisme, parce que.leurs significations prophétiques s'y trouvaient accomplies. Cependant, comme des serpents étaient mêlés à ces animaux et que les serpents ne peuvent servir d'aliment aux hommes, il faut donner à cette vision une autre interprétation encore et l'entendre, comme l'entendit Pierre, dans ce sens que les Gentils étaient, comme les juifs, appelés à faite partie du corps de l'Église. — La seconde question est relative aux bonnes oeuvres. D'un côté il nous est recommandé de les faire secrètement, et d'autre part nous sommes obligés de les faire briller publiquement. N'y a-t-il pas contradiction? Le moyen de concilier ces préceptes qui semblent opposés est de faire le bien en public, quand on doit l'y faire, mais sans se proposer pour but l'estime des hommes. Il faut avoir en vue uniquement la gloire de Dieu et l'édification du prochain. — C'est ce que rappelle la troisième question. Elle demande comment la main gauche peut ignorer ce que fait la droite. Saint Augustin répond que la gauche représente les biens temporels, et la droite, les biens éternels. Ne mêlez pas, dans vos bonnes oeuvres, le désir des premiers au désir des derniers, et votre gauche ignorera ce que fait votre droite. — Enfin, et c'est la quatrième question, comment l'Évangile nous ordonne-t-il d'aimer nos ennemis, quand l'ancien Testament disait : Aime ton prochain et hais ton ennemi? Ces préceptes sont vrais l'un et l’autre; car le prochain que nous commande d'aimer l'ancienne, loi désigne tous les hommes, et l'ennemi qu'elle ordonne de haïr n'est autre que le diable. Donnons à nos ennemis des preuves ardentes de notre charité, ce sera souvent le moyen d'en faire pour nous des amis.

 

1. Je me souviens que dès avant dimanche dernier je m'étais engagé, envers votre sainteté, à résoudre quelques questions tirées des Écritures. Or voici le moment d'acquitter ma promesse, autant que le Seigneur daigne m'en faire la grâce; car, sans parler de la charité qu'on doit toujours quoique toujours on s'en acquitte, je voudrais n'être pas plus longtemps votre débiteur.

A propos de la vision de Pierre, nous disions qu'il faudrait examiner premièrement ce que signifie cette espèce « de nappe de lin qu'on abaissait du ciel par les quatre coins et dans laquelle étaient toutes sortes de quadrupèdes de la terre, de serpents et d'oiseaux du ciel;» ce que signifient encore ces paroles divines adressées au même Apôitre : « Tue et mange; » pourquoi enfin cette nappe s'abaissa et se releva trois fois.

2. Il est facile de réfuter ici ceux qui s'imaginent que le Seigneur notre Dieu voulait par là commander à Pierre la gourmandise. Quand même en effet nous prendrions à la lettre ces

 

1. Act. X ; Matt. V,16 ; VI, 1-4 ; V, 43-48.

 

mots : « Tue et mange; » ce n'est pas à tuer et à manger qu'il y a péché, mais à user sans modération des dons que Dieu fait aux hommes pour subvenir à leurs besoins.

3. L'ancienne loi avait donc déterminé certains animaux dont les Juifs pouvaient manger, et certains autres dont ils devaient s'abstenir. Cette distinction figurait des choses futures; l'Apôtre saint Paul l'enseigne clairement dans ces paroles : « Que personne donc ne vous juge sur le manger ou sur le boire, ou à cause des jours de fête, des néoménies ou des sabbats, ce qui est l'ombre des choses futures (1). » Aussi dit-il ailleurs, quand l'Église déjà était établie « Tout est pur pour ceux qui sont purs, mais il est mal à l'homme de manger avec scandale. — Quand l'Apôtre écrivait ceci, il y avait effectivement des chrétiens qui mangeaient certaines viandes au scandale de quelques âmes faibles. On vendait alors au marché des chairs d'animaux immolés par les aruspices, et beaucoup de frères s’abstenaient d'en manger pour ne pas

 

1. Colos. III, 16, 17. — 2. Tite, I, 6; Rom. XIV, 20.

 

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donner lieu aux ignorants d'acheter ces viandes sacrifiées aux idoles. C'était pour rassurer la conscience à ce sujet que le même Apôtre disait dans une autre Epître : « Mangez de tout ce qui se vend à la boucherie, ne faisant aucune question par conscience ; car au Seigneur est la terre et toute sa plénitude. » Il ajoutait : « Si un infidèle vous invite et que vous vouliez aller, mangez de tout ce qu'on vous servira, ne faisant aucune distinction par motif de conscience. Mais si quelqu'un dit : Ceci a été immolé aux idoles, n'en mangez point, à cause de celui qui  vous a avertis, et par conscience (1). » D'où il suit qu'en cette matière la pureté ou l'impureté consiste, non pas dans le toucher proprement dit, mais à avoir la conscience nette ou souillée.

4. Aussi les Chrétiens reçurent sous ce rapport une franchise que n'avaient pas les Juifs. Car si les Juifs ne pouvaient pas manger de certains animaux, c'est qu'ils étaient, comme nous l'avons remarqué, des figures ou des ombres de ce qui devait se faire. Ainsi leur 'circoncision désignait la circoncision du coeur, quoi qu'ils ne voulussent point de celle-ci, se contentant de porter celle-là sur leur chair : de la même manière ces aliments permis ou défendus étaient des préceptes mystérieux et des signes de l'avenir. Ils pouvaient, d'après l'Écriture, manger des animaux qui ruminent et qui ont la corne fendue, n1'ais non pas de ceux à qui manquent l'un ou l'autre ou bien l'un et l'autre de ces caractères (2). C'était pour désigner certains hommes qui ne sont pas de la société des saints. En effet la corne fendue a rapport à la conduite et la rumination rappelle une propriété de la sagesse. Quelle relation entre le corne fendue et la conduite? C'est que les animaux dont la corne est fendue ne tombent pas aisément : or le péché n'est-il pas une chute? Quelle relation aussi entre la sagesse et le caractère des ruminants ? C'est qu'il est dit dans l'Écriture : « Un trésor précieux repose dans la bouche du sage, mais l'insensé l'engloutit (3). » Ainsi écouter la vérité et l'oublier ensuite par négligence, c'est comme l'engloutir, c'est n'en conserver pas le goût, c'est l'ensevelir dans l'oubli même ; tandis que méditer la loi du Seigneur et le jour et la nuit, c'est comme la ruminer et en savourer les délices dans son coeur. La défense faite aux Juifs signifie donc qu'à l'Église ou au corps du Christ, qu'à la grâce et à la société des saints n'appartiennent pas ceux

 

1. I Cor. X, 25-28. — 2 Deut. XIV. — 3. Prov. XXI, 20, sel. sept.

 

qui écoutent indolemment la divine parole, ni ceux qui vivent mal, bien moins encore ceux qui tout à la fois écoutent mal et vivent mal.

5. Ainsi en est-il des autres observances semblables imposées aux Juifs; elles sont des ombres figuratives de l'avenir; et depuis, l'avènement de la lumière du monde, de Jésus-Christ notre Seigneur, quand on les lit c'est seulement pour en avoir l'intelligence et non pour les pratiquer. Il est donc permis aux chrétiens de ne pas se conformer à ces inutiles coutumes et de manger ce qu'ils veulent, pourvu qu'ils le fassent avec modération, bénédiction et action de grâces. Si donc il a été dit à Pierre : « Tue et mange, c'était peut-être pour lui faire entendre de n'observer plus ces usages des Juifs; mais ce n'était sûrement pas pour lui recommander la gourmandise ni une hideuse gloutonnerie.

6. Ce qui prouve toutefois qu'il s'agissait ici d'un enseignement figuré, c'est que dans cette espèce de vase il y avait des serpents. Pierre pouvait-il en manger? Quel est alors le sens de cette vision? Cette nappe immense désigne l'Église, et les quatre coins qui la tenaient. suspendue représentent les quatre parties du monde où s'étend l'Église, puisqu'elle couvre l'univers. Ainsi vouloir former un parti et se séparer de l'Église universelle, c'est n'être plus compris dans la vision mystérieuse, et n'y être plus compris, c'est n'avoir plus les clefs données à Pierre. Si en effet le Seigneur dit qu'à la fin du siècle ses saints seront rassemblés des quatre vents du ciel (1); c'est qu'aujourd'hui la foi de l'Evangile se répand aux quatre points cardinaux. Les animaux montrés à Pierre représentent donc les gentils. Car immondes et livrés à leurs erreurs, à leurs superstitions et à leurs convoitises avant l'avènement du Christ; les gentils ont reçu de lui le pardon de leurs fautes et sont ainsi devenus purs. Et une fois leurs péchés pardonnés, pourquoi ne feraient-ils point partie du corps du Christ, c'est-à-dire de l'Église représentée dans, la personne de Pierre?

7. Plusieurs passages des Ecritures montrent effectivement que Pierre représente l'Église; on le voit surtout dans ces paroles qui lui furent adressées : « Je te donne les clefs du royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la terre, sera lié aussi dans le ciel, et tous ce que tu délieras sur la terre dans le ciel aussi sera délié (2). N'y eut-il que Pierre pour recevoir ces clefs

 

1. Matt. XXIV, 3. — 2. Ibid. XVI, 19.

 

et ne furent-elles pas données à Paul? N'y eut-il que Pierre pour les recevoir et furent-elles refusées à Jean, à Jacques et aux autres Apôtres? Ne sont-elles pas dans les mains de l'Église, où chaque jour se remettent les péchés? Oui, comme en Pierre se personnifiait l'Église, à l'Église fut donné ce qui le fut à Pierre en particulier.

C'est ainsi que cet Apôtre représentait l'Église, ou le corps du Christ. Qu'il admette donc les gentils; ils sont purifiés, puisque leurs iniquités leur sont remises, et c'est pour ce motif que le gentil Corneille ainsi que les gentils qui l'accompagnaient ont député vers lui une ambassade. Les aumônes de ce gentil avaient été agréables au ciel et l'avaient purifié, jusqu'à un certain point; il n'y avait plus qu'à l'incorporer, comme un bon aliment, à l'Église ou au corps de Jésus-Christ. Pierre craignait toutefois de livrer l'Évangile aux païens; car les croyants de la circoncision s'opposaient 'à ce que les Apôtres enseignassent la foi chrétienne à des incirconcis; ils prétendaient que ces derniers ne pouvaient participer aux grâces de l'Évangile, sans avoir reçu la circoncision donnée à leurs pères.

8. La vision de Pierre mit fin à cette hésitation; aussi l'Esprit-Saint lui dit-il ensuite de descendre et d'accompagner les ambassadeurs de Corneille; ce qu'il fit. Corneille en effet et les gentils d'avec lui étaient considérés comme ces animaux que Pierre avait vus sur la nappe; mais comme Dieu les avait purifiés déjà en agréant leurs aumônes, il fallait les tuer et les manger, en d'autres fermes, détruire en eux la vie ancienne qu'ils avaient passée dans l'ignorance du Christ et les unir à son corps en leur faisant puiser une vie nouvelle dans la communion de l'Église. Aussi Pierre en arrivant près d'eux leur rappela-t-il en peu de mots sa vision. « Vous savez vous-mêmes, leur dit-il, combien il est défendu à un Juif de fréquenter ou même d'approcher un étranger; mais Dieu m'a montré à ne traiter aucun homme d'impur  ou de souillé. » C'est effectivement ce que lui fit entendre le Seigneur par ces mots: « N'appelle pas impur, toi, ce que Dieu a purifié. » Plus tard encore, comme il venait visiter les frères à Jérusalem et que plusieurs se plaignaient de voir l'Évangile livré aux gentils, il leur rappela, pour les calmer, la vision qu'il avait eue (1). L'aurait-il rappelée, si elle n'avait le sens que nous venons d'indiquer?

9. On pourrait peut-être demander encore

 

1. Act. XI.

 

pourquoi ces animaux paraissaient être sur une nappe de lin. Ce n'est pas sans motif assurément. Le lin effectivement n'est pas rongé par les vers qui rongent les autres tissus. Que chacun donc bannisse de son coeur la corruption des passions mauvaises, et s'affermisse assez énergiquement dans la foi pour ne pas se laisser entamer parles mauvaises pensées, lesquelles sont comme des vers rongeurs : c'est le moyen de profiter de la leçon mystérieuse que nous donne le lin, symbole de l'Église.

10. Pourquoi fut-il abaissé du haut du ciel à trois reprises? Parce que tous les gentils dispersés aux quatre extrémités du monde, qu'occupe l'Église et que désignaient les quatre cordons qui soutenaient les nappes, sont baptisés au nom de la Trinité Sainte; sont renouvelés par la foi au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, pour entrer dans société et la communion des saints. Ces quatre cordons de lin et cet abaissement répété trois fois, rappellent aussi les douze Apôtres, ou trois multiplié par quatre, puisque trois fois quatre font douze. Assez, je crois, sur cette vision.

11. Nous avons ajourné aussi une autre question, celle de savoir pourquoi le Seigneur, dans son discours sur la montagne, dit d'abord à ses disciples : « Que vos oeuvres brillent devant les hommes, de façon qu'ils voient vos bonnes actions et glorifient votre Père qui est dans les cieux; » et un peu après, toujours dans le même discours: « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes, pour en être vus; » et encore : « Fais ton aumône en secret, et ton Père, qui voit dans le secret, te récompensera. » On flotte souvent dans la pratique entre ces deux préceptes et on ne sait auquel obtempérer pour obéir au Seigneur qui les a imposés l'un et l'autre (1). Comment faire briller nos bonnes oeuvres devant les hommes, en sorte qu'ils voient réellement nos actions louables, si d'autre part nous sommes obligés de tenir nos aumônes secrètes? En voulant observer le premier de ces préceptes, je viole le second, et je pèche si j'accomplis celui-ci. Il faut donc trouver entre ces deux passages de l'Écriture quelque tempérament et montrer que les divins préceptes ne sauraient être contradictoires. L'opposition qui semble se révéler dans les termes demande un grand calme pour les comprendre; que chacun soit en paix intérieurement avec la

 

1. Voir ci-dessus serm. 41. n° 13 ; Serm. 54, n° 1.

 

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parole de Dieu et il ne trouvera dans l'Écriture aucune contrariété.

12. Suppose un homme qui fait l'aumône dans le plus grand secret et jusqu'à ne se laisser pas connaître, s'il est possible, de celui même à qui il donne, ce qui aurait lieu si pour échapper à ses regards il lui faisait trouver ses libéralités au lieu de les lui présenter. Que peut-il davantage pour rendre sa bienfaisance secrète? Mais alors il rencontre et il ne pratique pas la recommandation suivante : « Que vos oeuvres brillent devant les hommes, de façon qu'ils  voient vos bonnes actions. » Personne en effet ne voit ce qu'il fait ni n'est porté à l'imiter; et autant qu'il dépend de lui, il condamne les autres hommes à la stérilité; car si on travaille à rie laisser pas voir le bien qu'on opère, ils s'imagineront que personne n'observe les divins commandements; et pourtant il y a plus de charité à donner bon exemple à l'âme, qu'à nourrir le corps.

Autre supposition : il s'agit de quelqu'un qui publie et vante ses aumônes, qui n'a d'autre but que d'y chercher sa gloire; ses oeuvres brillent devant les hommes. Evidemment il ne manque pas à cette recommandation; mais il blesse cette autre : « Que ton aumône soit secrète; » et il se relâche bientôt s'il rencontre des impies qui vont jusqu'à blâmer sa conduite. Esclave des louanges, il ressemble aux vierges qui ne portaient pas d'huile sur elles. Vous connaissez effectivement ces cinq vierges folles qui ne portaient pas d'huile sur elles, et en même temps les vierges sages qui.en portaient toujours. Toutes avaient des lampes qui brillaient : mais les unes n'avaient pas et les autres avaient de quoi les entretenir, ce qui établissait entre elles la distinction des vierges folles et des vierges sages (1). Qu'est-ce donc que porter de l'huile sur soi, sinon chercher en conscience à plaire à Dieu par ses bonnes oeuvres, sans se proposer pour but le plaisir d'être loué par les hommes, qui ne peuvent lire dans l'âme; car si l'homme peut voir ce que nous faisons, Dieu seul connaît quelle intention nous porte à agir.

13. Représentons-nous maintenant quelqu'un qui observe ces deux préceptes et qui se montre aussi fidèle à l'un qu'à l'autre. A celui qui a faim il donne du pain et il en donne devant ceux qu'il veut porter à l'imiter, s'inspirant de ces paroles de l'Apôtre : « Soyez mes imitateurs, comme je

 

1. Matt. XXV, 1-13.

 

le suis moi-même du Christ (1). » Il donne donc du pain au pauvre; on voit son oeuvre, mais sa piété reste dans son coeur. A-t-il en vue sa gloire ou la gloire de Dieu? Nul ne le sait, nul ne peut le déterminer parmi les hommes; ceux toutefois que la bonne volonté porte à l'imiter regardent comme inspiré par la piété du coeur ce qu'ils voient faire de bien, et ils bénissent Dieu dont la parole et la grâce déterminent ces bonnes oeuvres. Ainsi l’action paraît pour que les hommes la voient et glorifient leur Père qui est dans les cieux; mais le coeur voudrait que l'aumône fût secrète pour en recevoir la récompense du Père saint qui voit ce qui est caché. Ainsi le tempérament est gardé, aucune obligation n'est méprisée, elles sont toutes deux accomplies parfaitement. On s'est gardé de pratiquer la justice devant les hommes, c'est-à-dire de se proposer leurs louanges pour fin dernière, puisqu'en faisant le bien on a cherché non pas à se distinguer mais à honorer Dieu; et parce que cette intention est intérieure, cachée dans la conscience, l'aumône dans ce sens est secrète, appelant la récompense de Celui qui voit tout. Qui peut effectivement, quand il agit, mettre à nu son coeur aux yeux des hommes et leur faire voir l'intention qui le dirige?

14. Aussi, mes frères, considérez avec quelle exactitude le Seigneur a pesé ses paroles. Remarquez bien celles-ci: « Gardez-vous d'accomplir votre justice devant les hommes pour en être vus. » En se proposant pour fin d'être vu des hommes, on devient répréhensible, on est coupable de vouloir faire le bien pour être loué par des mortels, sans chercher autre chose. Voilà aussi ce que blâme le Seigneur dans les paroles citées. Mais en nous commandant de montrer nos bonnes oeuvres, il ne veut pas que nous nous proposions pour but d'être seulement remarqués par les hommes et loués par eux; il monte plus haut, jusqu'à la gloire de Dieu, et il exige que nous l'ayons en vue quand nous agissons. « Que vos oeuvres, dit-il, brillent devant les hommes, de sorte qu'ils voient vos bonnes actions. » Ce n'est pas cela pourtant que tu dois ambitionner. Qu'est-ce donc? Le Sauveur ajoute : « Et qu'ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. » En cherchant de la sorte la gloire de Dieu, ne crains pas d'être remarqué par les hommes : ton aumône n'en est pas moins dans ce secret sanctuaire où le seul regard de Dieu voit clairement que tu n'as en vue que sa gloire.

 

1. I Cor. IV, 16; XI, 1.

 

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Voilà pourquoi l'Apôtre Paul, après avoir été « abattu comme persécuteur et s'être relevé prédicateur, écrivait : « J'étais inconnu de visage aux Eglises de Judée qui étaient unies au Christ. « Seulement elles s’entendaient dire que celui qui les persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire, et à mon sujet, poursuivait-il, elles glorifiaient Dieu. » Ainsi donc sa joie ne venait pas de ce qu'on connaissait en lui un homme qui avait reçu la grâce, mais de ce qu'on bénissait Dieu qui la lui avait donnée. Aussi disait-il encore: « Si je plaisais aux hommes jusque là, je ne serais point serviteur du Christ (1). » Et pourtant il disait ailleurs: « C'est  ainsi que moi-même je complais à tous en toutes choses. » On pourrait sans doute renouveler ici notre question. Mais qu'ajoute-t-il ? « Ne « cherchant pas ce qui m'est avantageux, mais « ce qui l'est au plus grand nombre, afin qu'ils soient sauvés (2). » C'est la même pensée que dans ces mots du même Apôtre : « Et à mon sujet elles glorifiaient Dieu; » et que dans ces autres du Sauveur: « Afin qu'ils glorifient votre Père qui est dans les Cieux. » Car c'est faire son salut, quand on voit les hommes faire le bien, que de glorifier Celui qui leur en accorde la grâce.

15. Restent deux questions : mais je crains soit d'être à charge à ceux qui ont assez, soit de manquer à ceux qui ont faim encore. Je me rappelle toutefois ce que j'ai déjà résolu et ce que je dois encore résoudre. Je dois, effectivement, examiner ce que signifie cette recommandation : « Que ta gauche ignore ce que fait ta droite; » et, à propos de l'amour des ennemis, pourquoi les anciens semblent avoir eu la permission de les haïr, tandis qu'à nous il est ordonné de les aimer. Comment faire? Si je traite ces questions en peu de mots, je pourrai n'être pas suffisamment compris; et je crains, en développant davantage, que mon discours ne-vous soit plus à charge, que mon explication; utile. Et pourtant, si vous ne comprenez pas assez, considérez-moi toujours comme votre débiteur, je m'engage à approfondir davantage ces problèmes dans une autre circonstance. Mais je ne dois pas aujourd'hui les passer entièrement sous silence.

La main gauche désigne dans l'âme la convoitise charnelle, et la main droite, la charité toute spirituelle. D'où il suit que si en faisant

 

1. Gal. I, 22, 23, 24, 10. — 2. I Cor, X, 33.

 

l'aumône on a en vue quelques avantages temporels, on fait connaître à la gauche les oeuvres de la droite. Si c'est au contraire avec une vraie charité et une conscience toute pure devant Dieu qu'on vient au secours du prochain, sans ambitionner autre chose que de plaire à Celui qui en impose le devoir, la gauche ignore ce que fait la droite.

16. Il est plus difficile de traiter et on ne saurait résoudre aussi vite la question de l'amour des ennemis. Tout en nous écoutant priez donc pour nous, et le Seigneur notre Dieu nous accordera peut-être bien vite ce que nous estimons si difficile à obtenir. Membres d'une même famille, nous puisons au même grenier; et il est possible que ce que nous croyons enfermé bien avant, soit placé sur le seuil par Celui qui promet de nous exaucer, afin que nous puissions plus facilement distribuer à qui demande.

Le Christ notre Seigneur a aimé réellement ses ennemis. Ne disait-il pas, lorsqu'il était suspendu à la croix : « Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (1)? » Etienne l'imita au moment où on le lapidait. « Seigneur disait-il, ne leur imputez point cette faute (2). » Si le serviteur a ainsi unité son Maître, quel serviteur pourra hésiter et croire que le Seigneur était seul capable d'un tel acte? Ah! si nous croyons que c'est trop pour nous de suivre l'exemple du Seigneur, imitons au moins celui qui n'est que serviteur comme nous, puisque nous avons été appelés à recevoir la même grâce.

Pourquoi alors fut-il, dit aux anciens : « Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi? » Peut-être eux aussi comprenaient-ils bien ces paroles ; mais dans l'économie des temps actuels nous le comprendrons mieux encore, grâce à la présence de Celui qui comprenait si bien ce qu'il fallait voiler ou découvrir à chacun. Effectivement, n'avons-nous pas un ennemi que rien ne nous oblige d'aimer? Le diable est cet ennemi. Donc « tu aimeras ton prochain, » l'homme; « et tu haïras ton ennemi, » le diable. Cependant il s'élève souvent des inimitiés entre les hommes; car il en est dont l'infidélité donne prise intérieurement au démon, et qui deviennent même ses instruments quand il agit sur les fils de la défiance. Mais comme il peut se faire que l'homme renonce à sa méchanceté et qu'il s'attache au Seigneur, il faut aimer notre ennemi, prier pour lui et lui faire du bien, lors même

 

1. Luc, XXIII, 34. — 2. Act. VII, 59.

 

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qu'il est encore emporté contre nous et qu'il nous persécute. Ainsi on accomplira soit le précepte ancien, puisqu'on aimera l'homme qui est le prochain et puisqu'on haïra le diable qui est l'ennemi; soit le précepte nouveau, puisqu'on aimera les hommes, tout ennemis qu'ils soient, et puisqu'on priera pour ceux qui persécutent.

17. Croirais-tu que dans ces premiers temps du Christianisme les chrétiens ne priaient pas pour Saul qui les persécutait? Mais n'est-ce pas la prière du martyr Étienne qui obtint de Dieu sa conversion? Car Saut était du nombre de ses persécuteurs et il gardait leurs vêtements (1). Cet Apôtre écrivait lui-même à Timothée : « Je demande avant tout comme une grâce qu'on fasse des supplications, des prières, des demandes, des actions de grâces pour tous les hommes; pour les rois et tous ceux qui sont en dignité, afin que nous menions une vie « paisible et tranquille (2). » Ainsi donc il ordonnait qu'on priât pour les rois qui alors persécutaient les Églises; tandis qu'ils défendent aujourd'hui ces mêmes Églises qui priaient alors pour eux et qui maintenant sont exaucées pour leur bonheur.

18. Veux-tu observer aussi le précepte donné aux anciens? Aime ton prochain, c'est-à-dire tous les hommes; puisque issus tous de deux premiers parents, nous sommes conséquemment tous proches l'un à l'autre. Il est certain d'ailleurs que Celui qui nous commande d'aimer nos ennemis, que Jésus-Christ notre Seigneur, a résumé toute la Loi et les prophètes dans les deux préceptes suivantes: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout coeur, et de toute ton âme, et de tout ton esprit; » et : « tu aimeras ton prochain comme toi-même (3). » Il n'est pas fait mention ici de l'amour des ennemis; ne s'ensuit-il pas que ces deux commandements ne résument pas toute la Loi? Nullement; car en disant: a Tu aimeras ton prochain, » il comprend dans ce dernier mot tous les hommes, fussent-ils ennemis. Au point de vue même de la parenté spirituelle, tu ignores ce qu'est vis-à

 

1. Act. VII 67. — 2. I Tim. II,1, 2. — 3. Matt. XXII, 37-40.

 

vis de toi, dans la prescience divine, celui que tu crois maintenant ton ennemi. En effet, comme la patience de Dieu l'attire à faire pénitence, il est possible qu'il finisse par reconnaître et suivre ces attraits. Eh! si Dieu lui-même, si Dieu qui sait d'avance quels sont ceux qui continueront la trame de leurs iniquités, ceux qui abandonneront les voies de la justice et se jetteront irrévocablement dans le mal; ne laisse pas de faire lever son soleil sur les bons et sur les méchants, ni de faire pleuvoir sur les justes et sur les pécheurs; si sa patience les invite à faire pénitence en menaçant, pour la fin, des rigueurs de sa justice ceux qui auront dédaigné les attraits de sa bonté; avec quel empressement chacun de nous ne doit-il pas se calmer, pour ne pas s'exposer, dans son ignorance de l'avenir, à haïr Celui avec qui il règnera dans l'éternelle félicité et qu'il regarde maintenant comme son ennemi? Accomplis donc l'ancien précepte, aime dans ton prochain tous les hommes et hais le diable ton ennemi. Accomplis aussi le précepte nouveau; aime tes ennemis, pourvu qu'ils soient des hommes; prie pour ceux qui te persécutent, s'ils sont hommes aussi; et s'ils sont hommes encore, fais du bien à ceux qui te haïssent.

19. « Si ton ennemi a faim, donné-lui à manger, et à boire, s'il a soif; car en agissant ainsi, tu amasseras des charbons sur sa tête (1). » Ici encore une question : Comment aimer un homme qu'on veut brûler par des charbons? Mais il suffit de bien comprendre pour faire disparaître toute difficulté. Les charbons dont il est ici parlé sont les charbons dévorants que Dieu donne à l'homme pour le délivrer de la langue trompeuse 2. Car en faisant du bien à un ennemi, en ne se laissant pas vaincre par sa malice et en triomphant du mal par le bien, on l'amène souvent à se repentir de sa haine et à regretter d'avoir nui à un homme qui lui fait tant de bien. La combustion qu'il éprouve est la pénitence même qui détruit en lui, comme des charbons ardents, la haine et la méchanceté.

 

1. Rom, XII, 20. — 2. Ps. CXIX, 3, 4.

 

 

 

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