Textes

Discours prononcé à Paris, au cirque du Château d’eau, 9 octobre 1877

 

Aujourd’hui, citoyens, si le suffrage universel se déjugeait, c’en serait fait, croyez- le bien, de l’ordre en France, car l’ordre vrai – cet ordre profond et durable que j’ai appelé l’ordre républicain – ne peut en effet exister, être protégé, défendu, assuré, qu’au nom de la majorité qui s’exprime par le suffrage universel. (Très bien ! Très bien ! – Bravo ! Bravo !)

Et si l’on pouvait désorganiser ce mécanisme supérieur de l’ordre, le suffrage universel, qu’arriverait-il ? Il arriverait, Messieurs, que les minorités pèseraient autant que les majorités ; il arriverait que tel qui se prétendait investi d’une mission en dehors de la nation, d’une mission que l’on qualifierait de providentielle, en dehors et au-dessus de la raison publique, que celui-là irait jusqu’au bout, puis- qu’on lui aurait donné la permission de tout faire jusqu’au bout...

Mais, Messieurs, il n’est pas nécessaire, heureusement, de défendre le suffrage universel devant le parti républicain qui en a fait son principe, devant cette grande démocratie dont tous les jours l’Europe admire et constate la sagesse et la prévoyance, à laquelle, tous les jours, de tous les points de l’univers, arrivent les sympathies éclatantes de tout ce qu’il y a de plus éminent dans les pays civilisés du monde. Aussi bien, je ne présente pas la défense du suffrage universel pour les républicains, pour les démocrates purs ; je parle pour ceux qui, parmi les conser- vateurs, ont quelque souci de la modération pratiquée avec persévérance dans la vie publique. Je leur dis, à ceux-là : « Comment ne voyez-vous pas qu’avec le suffrage universel, si on le laisse librement fonctionner, si on respecte, quand il s’est prononcé, son indépendance et l’autorité de ses décisions, – comment ne voyez- vous pas, dis-je, que vous avez là un moyen de terminer pacifiquement tous les conflits, de dénouer toutes les crises, et que, si le suffrage universel fonctionne dans la plénitude de sa souveraineté, il n’y a plus de révolution possible, parce qu’il n’y a plus de révolution à tenter, plus de coup d’État à redouter quand la France a parlé ? » (Très bien ! Très bien ! – Applaudissements.)

C’est là, Messieurs, ce que les conservateurs, c’est là ce que les hommes qui, les uns de bonne foi, les autres par entraînement et par passion, préfèrent le principe d’autorité au principe de liberté, devraient se dire et se répéter tous les jours.

C’est que, pour notre société, arrachée pour toujours – entendez-le bien – au sol de l’Ancien Régime, pour notre société passionnément égalitaire et démocratique, pour notre société qu’on ne fera pas renoncer aux conquêtes de 1789, sanction- nées par la Révolution française, il n’y a pas véritablement, il ne peut plus y avoir de stabilité, d’ordre, de prospérité, de légalité, de pouvoir fort et respecté, de lois majestueusement établies, en dehors de ce suffrage universel dont quelques esprits timides ont l’horreur et la terreur, et, sans pouvoir y réussir, cherchent à restreindre l’efficacité souveraine et la force toute puissante. Ceux qui raisonnent et qui agissent ainsi sont des conservateurs aveugles ; mais je les adjure de réflé- chir ; je les adjure, à la veille de ce scrutin solennel du 14 octobre 1877, de rentrer en eux-mêmes, et je leur demande si le spectacle de ces cinq mois d’angoisses si noblement supportées, au milieu de l’interruption des affaires, de la crise écono- mique qui sévit sur le pays par suite de l’incertitude et du trouble jetés dans les négociations par l’acte subit du Seize Mai, je leur demande si le spectacle de ce peuple, calme, tranquille, qui n’attend avec cette patience admirable que parce qu’il sait qu’il y a une échéance fixe pour l’exercice de sa souveraineté, n’est pas la preuve la plus éclatante, la démonstration la plus irréfragable que les crises, même les plus violentes, peuvent se dénouer honorablement, pacifiquement, tran- quillement, à la condition de maintenir la souveraineté et l’autorité du suffrage universel. (Profond mouvement.)

Je vous le demande, Messieurs : est-ce que les cinq mois que nous venons de passer auraient pu maintenir l’union, l’ordre, la concorde, l’espérance et la sagesse, laisser à chacun la force d’âme nécessaire pour ne pas céder à la colère, à l’indi- gnation, aux mouvements impétueux de son cœur, si chacun n’avait pas eu la certitude que le 14 octobre il y aurait un juge et que, lorsque ce juge se serait exprimé, il n’y aurait plus de résistance possible ?... (Vive approbation et bravos prolongés.)

C’est grâce au fonctionnement du suffrage universel, qui permet aux plus humbles, aux plus modestes dans la famille française, de se pénétrer des questions, de s’en enquérir, de les discuter, de devenir véritablement une partie prenante, une partie solidaire à la société moderne ; c’est parce que le suffrage fournit l’occasion, une excitation à s’occuper de politique, que tous les conservateurs de la République devraient y tenir comme à un instrument de liberté de progrès, d’apaisement, de concorde.
C’est le suffrage universel qui réunit et qui groupe les forces du peuple tout entier, sans distinction de classes ni de nuances dans les opinions.