Textes

Léon Gambetta
Discours à Bordeaux - 26 juin 1871

(le discours en entier)



De la révolution, les paysans n'ont retiré que des bénéfices matériels, précieux assurément, dignes de tous nos respects et de toute notre sollicitude, mais insuffisants toutefois à en faire de libres et complets citoyens.

Aussi, rien de plus logique, de plus naturel que les votes et les actes des paysans dont on se plaint quelquefois, sans vouloir tenir compte de l'état d'infériorité intellectuelle où la société les maintient. Ces plaintes sont injustes, elles sont mal fondées, elles se retournent contre ceux qui les profèrent : elles sont le fait de l'organisation d'une société imprévoyante. Les paysans sont intellectuellement en arrière de quelques siècles sur la partie éclairée du pays. Oui, la distance est énorme, entre eux et nous qui avons reçu l'éducation classique et scientifique, même imparfaite, de nos jours ; qui avons appris à lire dans notre histoire ; nous qui parlons notre langue, tandis que, chose cruelle à dire, tant de nos compatriotes ne font encore que la balbutier. Ah ! ce paysan voué au travail de la terre, qui porte si courageusement le poids du jour, sans autre consolation que de laisser à ses enfants le champ paternel allongé d'un arpent, toutes ses passions, ses joies, ses craintes, sont concentrées sur le sort de ce patrimoine. Il ne perçoit du monde extérieur, de la société où il vit, que des rumeurs, des légendes ; il est la proie des trompeurs et des habiles, il frappe sans le savoir le sein de la Révolution sa bienfaitrice ; il donne loyalement son impôt et son sang à une société pour laquelle il éprouve autant de crainte que de respect. Mais là se borne son rôle, et, si vous lui parlez principe, il ignore, et naturellement il vous répond intérêt ! C'est justice ! C'est donc aux paysans qu'il faut s'adresser sans relâche, c'est eux qu'il faut relever et instruire. Les mots, que les partis ont échangés, de ruralité, de chambre rurale, il faut les relever et ne pas en faire une injure.

Ah ! il faudrait désirer qu'il y eût une chambre rurale dans le sens profond et vrai de ce mot, car ce n'est pas avec des hobereaux que l'on fait une Chambre rurale, c'est avec des paysans éclairés et libres, aptes à se représenter eux-mêmes ; et alors, au lieu d'être une raillerie, cette qualification de Chambre rurale serait un hommage rendu aux progrès de la civilisation dans les masses. Cette nouvelle force sociale serait utilisée pour le bonheur général. Malheureusement nous n'en sommes pas là, et ce progrès nous sera refusé aussi longtemps que la démocratie française ne sera pas arrivée à démontrer, à démontrer jusqu'à l'évidence, que l'intérêt vital des classes supérieures, si l'on veut refaire la patrie, si on veut lui rendre sa grandeur, sa puissance et son génie, c'est précisément d'élever, d'émanciper au moral ce peuple de travailleurs qui tient en réserve une sève encore vierge et des trésors inépuisables d'activité et d'aptitudes. Il faut apprendre et enseigner aux paysans ce qu'ils doivent à la société et ce qu'ils peuvent exiger d'elle.