Chronique d'un temps si lourd

« La défiance à l'égard de la vie politique atteint des sommets inégalés »

Directeur général délégué d'Ipsos, Brice Teinturier commente les principaux résultats de la deuxième vague de l'enquête annuelle « Fractures françaises » ; un sondage Ipsos-Steria pour Le Monde, France Inter, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof, réalisé par internet du 8 au 14 janvier, auprès de 1 005 personnes.

Quels sont les principaux enseignements de votre sondage sur les « fractures françaises » ?

Il y a d'abord des confirmations. Par exemple, sur la demande d'ordre et d'autorité, toujours très élevée. Sur la défiance également, à l'égard d'autrui et du monde extérieur mais aussi du système politique et médiatique. Ou enfin, sur l'hostilité à l'égard des étrangers et de l'islam, toujours très forte. Et puis il y a, et c'est le deuxième enseignement, des évolutions.

Tout d'abord, la défiance à l'égard de la vie politique s'amplifie et atteint des sommets inégalés. Le sentiment que la démocratie fonctionne mal, que les hommes politiques sont corrompus, que les médias ne retranscrivent pas la réalité sont à des niveaux qui traduisent une fracture de plus en plus importante entre le monde politique et la société en général et qui s'amplifie.

Les attitudes à l'égard de l'Europe évoluent également : le désir d'un renforcement des pouvoirs de décision nationaux au détriment de l'échelon européen progresse ; le souhait de sortir de l'euro également, qui touche maintenant 33 % des Français. Le sentiment enfin que l'appartenance à l'Union Européenne est une bonne chose est tout juste majoritaire (55 %).

Le Front national s'est-il banalisé ?

Brice Teinturier : Dans un tel contexte de demande d'autorité et de défiance vis-à-vis de la sphère politique, le FN séduit un tiers des Français, qui estiment qu'il incarne une alternative politique crédible au niveau national (34 %), qu'il propose des solutions réalistes (34 %) et qu'il est proche de leurs préoccupations (32 %). Et ces chiffres sont plutôt de 40 % chez les ouvriers et les sympathisants de l'UMP.

Enfin, seul un Français sur deux considère que ce parti est un danger pour la démocratie. Le FN fait donc incontestablement moins peur qu'auparavant, même s'il reste un parti à part, dont la crédibilité est encore largement minoritaire.

Le clivage selon le milieu socioprofessionnel n'a-t-il pas pris davantage d'importance ?

C'est un des enseignements de l'enquête. Nous l'avions initialement dénommée « les fractures françaises ». Eh bien précisément, le fossé, déjà important l'an dernier, s'accroît entre les milieux populaires et les cadres. Qu'il s'agisse de la demande d'ordre et d'autorité, du rapport à la mondialisation, de l'Europe, du rapport au système politique, les différences d'appréciation sont de plus en plus massives, comme si ces populations n'habitaient pas dans le même pays et ne vivaient fondamentalement pas les mêmes choses.

On mesure ici l'impact du chômage et des plans sociaux, mais aussi d'un pouvoir d'achat en berne ; le sentiment que l'alternance ne produit pas d'effets tangibles accentue le désespoir de ces catégories et des attitudes de plus en plus marquées contre « le système ».

Le tableau dressé par votre enquête est particulièrement sombre...

Oui, c'est un tableau extrêmement inquiétant d'une France qui s'enfonce de plus en plus dans l'angoisse et le pessimisme, mais aussi qui se fragmente. En revanche, deux points plus positifs sont à relever : d'abord, dans un contexte d'hostilité toujours très grande à l'égard de l'islam, on observe malgré tout une légère décrispation, sans doute due au fait que cette religion est moins au centre des débats que l'an dernier à la même époque, moins hystérisée.

Ensuite, nous avons raffiné notre indicateur sur le déclin perçu de la France. Or, si 85 % des Français estiment que notre pays est en déclin, 65 % pensent que ce n'est pas irréversible. L'espoir d'un redressement possible est donc malgré tout présent...

Qu'est-ce que ces résultats peuvent laisser présager pour les prochains scrutins ?

Les élections municipales obéissent à des logiques qui interdisent de leur transposer les résultats de cette enquête. S'agissant des européennes, on peut malgré tout constater que jamais le climat n'a été à ce point critique, voire hostile à l'égard de l'Europe et donc, aux partis de gouvernement qui la soutiennent.

Quel sens donnez-vous à la forte adhésion manifestée à des valeurs du passé ?

Il s'agit à mon avis d'un phénomène central. On assiste à la montée en puissance d'une nostalgie qui se traduit par le sentiment profond qu'« avant, c'était mieux ». Ce sentiment est encore plus fort chez les moins de 35 ans que chez les plus de 60 ans. Ce n'est donc pas « un truc de vieux » mais un phénomène central, qui renvoie au besoin de repères et au sentiment qu'« on est plus chez soi en France ».

Cette re et survalorisation de la tradition s'inscrit dans la contestation de Mai-68 et d'un individu autonome et producteur de ses propres normes fortement initiée par Nicolas Sarkozy. Elle a joué à plein dans la contestation du mariage pour tous.