Chronique d'un temps si lourd

Une société française défiante et repliée sur elle-même

Amateurs de bonnes nouvelles et partisans de la méthode Coué, mieux vaut passer votre chemin. Les résultats de « Fractures françaises », deuxième vague d'une enquête annuelle Ipsos-Steria pour Le Monde, France Inter, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof, sont tout aussi sinistres – sinon davantage – que les réponses qui avaient été collectées l'an dernier à pareille époque.

Réalisé du 8 au 14 janvier – jour de la conférence de presse de François Hollande – par Internet auprès d'un échantillon de 1 005 personnes, ce sondage livre une nouvelle fois un reflet saisissant de l'état d'esprit d'un pays où la défiance et le pessimisme tiennent le haut du pavé ; un pays très majoritairement craintif, persuadé de son déclin, fortement tenté par le rejet des autres et son corollaire, le repli sur soi.

D'une année sur l'autre, la principale évolution concerne la hiérarchie des sujets que les Français jugent « les plus préoccupants ». Dans le quatuor de tête, exclusivement consacré au champ économique et social, les impôts et les taxes font un bond de 16 points, et passent de la quatrième à la deuxième place ; derrière le chômage, mais désormais devant le pouvoir d'achat et l'avenir des retraites.

Cette traduction du « ras-le-bol fiscal » – et des diverses jacqueries qui l'ont accompagné à l'automne – n'a pas de couleur partisane : la progression de cette préoccupation est presque autant le fait des sympathisants de gauche que de droite.

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Pour le reste, la deuxième vague confirme la première. C'est dire que rien – ou si peu – n'a progressé en un an. Ce qui est passablement inquiétant, étant entendu que la tonalité des réponses en janvier 2013 était pour le moins morose. Encore le questionnement sur le déclin de la France a-t-il été modifié pour adoucir le verdict.

DÉFIANCE À L'ÉGARD DES INSTITUTIONS ET DE LA POLITIQUE

Il y a un an, le déclin du pays était présenté comme un fait acquis, la question ne portant que sur son caractère inéluctable ou non. 51 % des personnes interrogées avaient répondu par l'affirmative. Placés devant un choix plus ouvert, 15 % estiment que la France n'est pas en déclin. Et 65 % jugent que ce déclin « n'est pas irréversible », contre 20 % d'un avis contraire.

« L'espoir d'un redressement possible est donc malgré tout présent », souligne Brice Teinturier. Le directeur général délégué d'Ipsos doit toutefois se rendre à l'évidence : son étude livre « un tableau extrêmement inquiétant d'une France qui s'enfonce de plus en plus dans l'angoisse et le pessimisme, mais aussi qui se fragmente ».

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Le niveau de « confiance » dans les institutions traduit une défiance tous azimuts. Les PME – si tant est qu'il s'agisse d'une institution – arrivent en tête, avec 84 % de personnes interrogées qui leur font confiance. Suivent l'armée et la police ; puis l'école, qui tient honorablement son rang (68 %) ; enfin les maires, élus de proximité donc populaires (63 %). Les douze autres institutions citées suscitent majoritairement de la défiance. Dans les tréfonds de ce classement, on trouve le Parlement, les médias et les partis politiques.

Au chapitre de l'opinion sur la vie politique, on pouvait penser avoir touché le fond l'an dernier. Erreur. 78 % des personnes interrogées (+ 6 points en un an) estiment que « le système démocratique fonctionne plutôt mal en France », et que leurs idées « ne sont pas bien représentées ». 65 % (+ 3) jugent que « la plupart des hommes et des femmes politiques sont corrompus ». Et 84 % (+ 2) qu'ils « agissent principalement pour leurs intérêts personnels ».

LOGIQUE DE REPLI

Dans cette étude volumineuse, de nombreuses réponses traduisent un sentiment de crainte et une volonté de repli. La crainte est celle de l'avenir, et de tout ce qui, de près ou de loin, pourrait menacer... notre passé. Car le repli n'est pas seulement territorial, qui conduit pêle-mêle à se méfier du voisin (79 % jugent qu'« on n'est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres »), à voir d'un très mauvais œil la mondialisation (61 % estiment que c'est « une menace ») et à vouloir tenir autant que possible l'Europe à distance.

Tout autant que possible, on voudrait également s'abriter derrière nos souvenirs. Environ trois quarts des personnes interrogées sont d'accord avec les affirmations suivantes : « Dans ma vie, je m'inspire de plus en plus des valeurs du passé » (78 %) ; « En France, c'était mieux avant » (74 %) ; « Rien n'est plus beau que la période de mon enfance » (70 %).

Réponses d'un pays vieillissant ? C'est parmi les moins de 35 ans que le taux d'adhésion est le plus fort... Pour M. Teinturier, il s'agit-là d'« un phénomène central, qui renvoie au besoin de repères et au sentiment qu'“on est plus chez soi en France” ». Un sentiment partagé par 62 % de l'échantillon.

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Dans un tel contexte, l'étranger n'y est pas vraiment le bienvenu. 66 % des personnes interrogées estiment d'ailleurs qu'« il y en a trop en France ». 59 % (+ 4) jugent que « de manière générale, les immigrés ne font pas d'effort pour s'intégrer » dans notre pays. L'islam reste très mal perçu, en dépit d'une évolution non négligeable : 37 % (contre 26 % l'an dernier) jugent cette religion « compatible avec les valeurs de la société française ».

Parmi ces multiples « fractures françaises », il en est une qui se creuse tant qu'elle menace de recouvrir les autres. C'est celle qui sépare les catégories socioprofessionnelles des deux bouts de l'échelle, dont les réponses à bon nombre de questions se sont éloignées davantage encore en un an. Protégés, les cadres font preuve d'une (relative) confiance et d'un brin d'optimisme, quand les milieux populaires, les plus exposés à la crise, se barricadent.

Jean-Baptiste de Montvalon