palimpseste Chroniques

Violences

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Il suffit d'un -mauvais- film pour que tout explose : sottise, fanatisme, violence. Et l'image la plus détestable qui soit de la religion ....

On peut s'interroger sur les circonstances et notamment celle d'un film projeté à deux reprises sans succès ni écho et à quoi Youtube subitement aura donné un écho imprévisible qui nous rappelle à la fois combien l'accompagnement médiatique d'un film ou d'un livre en détermine assez largement l'existence et le lot souvent détestable d'Internet qui ne sera jamais autre chose qu'un fabuleux salmigondis où l'on trouve tout - mais aussi le détestable. Dans cet espace où, tour à tour, nous sommes consommateurs et producteurs, le moindre médiocre libelle peut devenir événement et l'écôt de la liberté ainsi offerte se paie - parfois lourd.

Mais justement, à moins de recourir aux vieilles recettes de la censure et de l'autorité, ce qui serait sans doute aussi vain qu'inefficace, il nous faudra bien nous habituer à ce prix de la liberté qui veut que tout soit dicible et montrable et que du presque rien puisse finalement surgir beaucoup. On le voit bien, dans les espaces démocratiques, où l'individu est roi, mais où, en même temps l'opinion publique – bien plus que les médias – font le tri entre ce qui pèse et l'inanité de la sottise. En son temps, l'épisode du Casse toi pov con n'aura fait florès que pour autant qu'il correspondait à une perception que l'opinion avait déjà, à l'écart qu'elle commençait de ne plus supporter entre la dignité de la fonction présidentielle et la réalité de la pratique. Ce qu'il ne faut jamais oublier : une idée nouvelle ne réussit que pour autant qu'un champ théorique est disposé à l'entendre - c'est la grande leçon de l'épistémologie ; une action politique ne peut réussir que pour autant qu'elle corresponde au sens de l'histoire - c'est la grande leçon de toutes les philosophies de l'histoire. Il en va de même ici ! Ce document médiocre, outrancier, caricatural, ourdi dans quelque officine anti-islamiste à d'évidentes fins propagandistes, ne peut trouver écho que pour autant qu'il corresponde au vent mauvais de la méfiance, voire de la peur face à l'Islam qui s'insinue insensiblement dans le monde occidental ; mais ne peut en même temps susciter de telles réactions que pour autant qu'il ait trouvé en face de lui un anti-occidentalisme profond dans le monde musulman.

Elle réside ici la première grande leçon de ces événements dans l'illustration caricaturale de l'obscène théorie du Choc des civilisations : à défaut d'une théorie rigoureuse, Samuel Huntington aura suffisamment instillé ses germes de haine et de peur pour nous faire voir dans ces réactions violentes quelque chose comme la vieille rengaine de la barbarie prompte à déferler sur une civilisation en crise et toujours fragile. Dans son incohérente représentation des conflits 1 où il entremêle tout, où ce qui fonde une civilisation est parfois la religion, parfois non, je lis surtout l'inquiétude d'une société qui ne sait plus où elle va, qui sent son hégémonie écornée, désemparée par la perte de son ennemi traditionnel (le communisme) et prompte à s'en trouver un autre, ne serait-ce que pour structurer son histoire, sa démarche et ses ambitions. Qu'en face, on se fasse un malin plaisir à correspondre par avance à l'image qu'on s'en forgea, illustre plus que de nécessité la cohérence de la théorie girardienne du mimétisme victimaire : ces deux-là sont identiques, décidément, de se haïr - nous y reviendrons.

Pour autant, on ne veut assister sans effarement à ces explosions de haines et de violence suscitées seulement par un film, une provocation certes, mais quand même ...

Elle réside ici la seconde grande leçon de ces événements : dans l'évidence répétée du désastre programmé chaque fois que l'on entremêle le religieux aux affaires du monde. Qu'on le veuille ou non, la religion relève du domaine de la certitude et je ne sache pas qu'aucun dialogue fût jamais possible si les interlocuteurs opposent leurs certitudes respectives ; s'ils n'admettent pas en préalable la légitimité du point de vue opposé comme point de départ de l'échange. Nos années d'après-guerre, surtout en France, auront pu nous faire espérer qu'on en eût fini avec ces diatribes inquisitoriales et que le fondement laïc de nos institutions avait définitivement relégué les croyances religieuses dans la sphère privée. On voit bien que ce ne fut qu'une illusion - passagère. Chassez le religieux par la porte, il reviendra par la fenêtre : nous y sommes.

Il n'est pas une ligne de ce passage du Précis de décomposition que nous ne pourrions reprendre à notre compte :

Il me suffit d'entendre quelqu'un parler sincèrement d'idéal, d'avenir, de philosophie, de l'entendre dire « vous » avec une inflexion d'assurance, d'invoquer les « autres » et s'en estimer l'interprète - pour que je le considère comme mon ennemi. J'y vois un tyran manqué, un bourreau approximatif, aussi haïssable que les tyrans, que les bourreaux de grande classe. 2

Quand même on retrouve dès St Paul, l'affirmation de l'individu et la nécessité pour lui de s'affirmer non à travers le groupe auquel il appartient mais au contraire face à son Dieu, par son engagement et ses actes, on sait en même temps combien l'Occident parvient à peine aujourd'hui à mesurer la profonde mutation culturelle que ceci impliquait, combien il maintint plus que de raison les réseaux d'appartenance communautaire comme facteurs d'identité, combien il assimile volontiers, aujourd'hui encore individu à individualisme dans toute l'acception péjorative parce que centrifuge de cette liberté qui oblige à réinventer sans cesse le lien social qu'aucune nature préalable ne peut plus asseoir.

Dès lors que l'on fonde l'identité sur le groupe, on ne peut que rentrer dans une logique d'honneur et de vengeance où chacun, parce qu'il se sait ne pouvoir exister qu'à travers son groupe, dérogerait à ses devoirs élémentaires en ne le défendant pas sitôt qu'une offense lui serait opposée. 3 Spirale infernale et sans humour, spirale de violence incontestable, où chacun marque son appartenance par le sacrifice suprême qu'il est disposé à consentir pour mieux être à hauteur de ses devoirs et où, même, la concurrence se fait vite jour d'entre qui manifestera au mieux son honneur :

Lorsque l'individu et la sphère économique n'ont pas d'existence autonome et sont assujettis à la logique du statut social, règne le code de l'honneur, le primat absolu du prestige et de l'estime sociale, de même que le code de la vengeance, celui-ci signifiant en effet la subordination de l'intérêt personnel à l'intérêt du groupe, l'impossibilité de rompre la chaîne des alliances et des générations, des vivants et des morts, l'obligation de mettre en jeu sa vie au nom de l'intérêt supérieur du clan ou du lignage. L'honneur et la vengeance expriment directement la priorité de l'ensemble collectif sur l'agent individuel. 3

Le paradoxe demeure que le fond idéologique des religions révélées eût du favoriser l'émergence de l'individu et casser cette spirale de la violence d'autant qu'il s'appuie sur le 5e commandement alors même qu'il préside à son exact inverse. L'impression d'une régression barbare provient de ceci, à quoi il faut résister tant l'antique dichotomie barbarie vs civilisation est elle-même mortifère et furieusement fallacieuse : ce déchaînement incontrôlable de violence et de haine nous ramène à des images que nous aimerions tellement oublier. Que, par ailleurs l'espace même de la mondialisation et des nouvelles technologies, parce qu'espace topologique de proximité, nous place désormais directement en face de l'autre qui est désormais un prochain, et nous empêche ainsi d'imaginer que nous serions seuls au monde de notre camp, ou d'ignorer aimablement l'exotisme de l'autre comme s'il ne saurait affecter en rien notre histoire et qu'il fût en conséquence force négligeable ou facilement maîtrisable ; qu'au contraire il produise une représentation où l'autre parce que toujours proche est perçu d'autant plus aisément comme une menace que nos sociétés sont en réalité en crise, oui ! tout ceci ne fait que renforcer la perception d'un danger que les périls climatiques ne font qu'exacerber - ainsi que le sentiment d'un danger imminent où la peur, si mauvaise conseillère, prédomine désormais.

Troisième leçon - et non des moindres : l'Occident a décidément un problème avec l'Islam qu'il méconnaît mais, en retour, ce dernier a un vrai gros problème avec l'Occident. Puissance déclinante vs puissance montante ? ce serait tellement simple ! Puissances gémellaires, à tout coup : l'Islam est universaliste comme l'est le christianisme et semble consubstantiellement happé par la tentation hégémonique au même titre que le fut - que l'est encore - l'Occident .... au nom des grands principes du service divin ....

Mettez deux crocodiles dans le même marigot, que voulez-vous qu'il advienne ?

Même tension entre le régulier et le séculier, même tension entre l'esprit et la lettre qui produira toujours, ici comme là, des exigences intrégistes et des réticences humanistes. L'occident a connu cela dès le début de son histoire chrétienne, l'a illustré non sans morgue ni violence à l'occasion des croisades ou de l'Inquisition et le connaît encore, ou le revisite, avec ces franges extrémistes qu'on croyait effilochées mais parviennent à retisser des auditoires qu'on imaginait s'être écartés depuis longtemps de ces musiques macabres : les born-again, les tea-party aux USA, et tous ceux qui fomentèrent l'invraisemblable anathème de l'axe du mal. Le monde arabe, mais surtout le monde musulman avec ses multiples scissions et écoles, l'a connu et le vit encore aujourd'hui. Rien de neuf sous le soleil et qu'on ne vienne surtout pas croire que l'Islam vivrait aujourd'hui ce que la chrétienté aurait dépassé depuis deux siècles : non, vraiment ! c'est la même histoire, !'identique tension que frappe le sceau de la certitude. Ce qu'il y a de nouveau c'est seulement que l'Occident se voit concurrencé sur son propre terrain , celui de l'universalisme de ses valeurs et se voit mis en face de son passé et de ses hypocrisies sans plus avoir toujours ni les moyens d'antan ni la bonne conscience claire et tranquile pour répliquer et s'imposer.

Quatrième leçon qui concerne la liberté d'expression et - notamment celle de la presse : qu'illustre évidemment la Une de Charlie. Ce journal, qui en a l'habitude, aura joué de la provocation - et l'aura payé il n'y a pas si longtemps d'une destruction de sa rédaction. Il se trouvera toujours des esprits chagrins pour trouver qu'on sera allé trop loin ; ce sont les mêmes qui ne rêvent que de légiférer sur la sphère Internet pour y limiter l'expression au moins autant que pour en faire définitivement un espace commercial. En réalité la liberté ne se mesure pas même si elle se paie toujours au prix fort.

J'aime assez la provocation pour savoir qu'elle est toujours de l'ordre de l'outrepassement, de l'excès ; de la démesure et de la transgression. Mais, précisément, que serait une pensée qui ne supporterait pas qu'on la critiquât ; que serait une idéologie, sinon une terreur, qui ne supporterait pas qu'on l'amendât, la réfutât, ou même seulement qu'on s'en moquât. Ce qui est vrai des idéologies, l'est tout autant de leurs adhérents, adeptes ou croyants : qui n'est plus capable de prendre du recul, ni même plus celui de l'humour ; qui n'est pas capable de se moquer de lui-même et de ce à quoi il tient le plus est en grand danger d'intolérance ; est un immense danger pour les autres.

L'autorité ne peut se maintenir qu'autant que l'institution ou la personne dont elle émane sont respectées . Le mépris est ainsi le plus grand ennemi de l'autorité et le rire est pour elle la menace la plus redoutable
H Arendt

La réponse à Cioran est ici ; pas ailleurs ! Face à la tyrannie de la certitude il n'y a que l'humour, le sarcasme et la satire qui puissent encore prévaloir. Arme dérisoire mais tellement nécessaire ...

Et tant pis pour les esprits chagrins pour qui la liberté demeure toujours une vulgarité - quand il ne s'agit pas de la leur ... Une question de salubrité publique, au fond. Il en va ici de la modernité de la laïcité.

Le monde n'en a pas fini, décidément, avec la religion. Je ne cesse de m'étonner que ce qui se proclame lien et rassemblement soit si aisément facteur de divisions et de conflits ouverts. Mais il y va tellement de la passion et si peu de la raison.


1) relire ce passage de S Huntington

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revoir encore ce numéro du Dessous des cartes consacré à cette thèse

2) Cioran, Précis de décomposition

3) relire ce passage de G Lipovetsky tiré de L'ère du vide