palimpseste Chroniques

Les matins de France Culture avec Bruno Latour
du mardi 18 septembre 2012

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Marc Voinchet : Bonjour Bruno Latour.
Bruno Latour : Bonjour.
Marc Voinchet : Comment faut-il vous appeler ? Vous dites que ce n’est pas forcément important, sociologue ? Anthropologue ? Philosophe ?
Bruno Latour : Disons philosophe pour aujourd’hui.
Marc Voinchet : Pour aujourd’hui, cela peut changer ?
Bruno Latour : Tout à l'heure en anthropologue, peut-être.
Marc Voinchet : Et demain ?
Bruno Latour : Sociologue, c’est mon titre officiel à Sciences-Po.
Marc Voinchet : Il y a maintenant vingt et un ans, vous remportiez, il y en a eu d’autres, un très grand succès, avec des polémiques évidemment assorties, avec votre ouvrage : « Nous n’avons jamais été modernes : Essai d’anthropologie symétrique » (aux éditions de la Découverte, Coll. Poche, 205 pages, année 2005), traduit en 30 langes. Vous voici vingt et un ans plus tard, avec « Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes » aux éditions la Découverte, qui sortira dans deux jours, qui se propose, écrives-vous « tel un Palais de Dame Tartine » de redéfinir cette question de la modernité : pourquoi nous n’en sommes pas ? Pourquoi nous y avons cru ? Et surtout pourquoi cela ne marche pas forcément ? Et Qu'est-ce que cela va devenir, cette idée d’êtres des modernes ? Vous proposez de faire une tentative d'humanité numérique avec des sortes de co-enquêteurs qui se grefferont sur un site et pourront contribuer, avec vous, à faire avancer une sorte de diplomatie anthropologique, pour avancer vers quoi ? Une combination, dites vous dans ce livre, et définir à nouveau ce que serait aujourd’hui, par exemple, le consensus, la valeur ou l’institution. Quelle place donner à la notion clef d’institution ? demandez-vous, entre autres, dans ce livre ? Co-enquêteur, diplomatie, combination, et vous écrivez aussi qu’il s’agit de revenir sur cette idée de moderne, de pourquoi nous ne sommes pas modernes, mais dites-vous avec peut-être une manière de questions positives. C’est un livre, dites-vous, préliminaire de paix, mais la paix avec qui ?


Bruno Latour : La paix avec nous-mêmes, ce qui reste assez utile, mais surtout avec les questions écologiques. Tout le livre est inspiré par la question écologique et la question de la faiblesse relative, disons, des anciens modernes, les ci-devant modernes on devrait dire, en particuliers les Européens. Les moments de faiblesse sont des moments assez bien pour commencer à réfléchir sérieusement à ce qui nous est arrivé, à ce dont on a hérité en quelque sorte. La paix reste un horizon indispensable, personnes ne va se mettre à crier pour la guerre. Mais il faut des conditions de paix, une opération diplomatique qui précède le moment de la signature de la paix. Et le moment diplomatique c’est aussi le moment où l’on se dit : à quoi est-ce qu’on tient ? Quelles sont les valeurs auxquelles on tient ? Quelles sont celles qu’il faut défendre ? Et quelles sont celles où l’on est prêts à lâcher en quelque sorte du leste.


Marc Voinchet : Est-ce que cela veut dire que vous vous lâchez du leste ? Et que disiez-vous, vous, à l’époque, il y a vingt et ans, sur cette notion, cette idée que nous n’avons pas été modernes ?


Bruno Latour : Je prenais en fait compte de la chute du mur de Berlin, dune part, et de la fin du capitalisme, au sens qui allait se développer mais qui était déjà passé en quelque sorte, c’est-à-dire l’oubli de l’écologie, il y avait une espèce de double chutes qui me paraissaient très intéressantes : la chute d'un rêve socialiste et la chute dune idée qu’on allait continuer comme avant sur une terre qui n’existe pas, qui n’est pas là. La terre depuis vingt cinq ans, vingt un ans, est revenue en première ligne, elle arrive sur nous, et on ne sait pas du tout comment s’adresser à elle, toutes les questions écologiques redeviennent les grandes questions politiques, mais on ne sait pas trop comment les traiter. Donc, à une version négative : « Nous n’avons jamais été modernes », puisque on a toujours fait quelque chose de complètement différent de ce qu’on dit, on dit : « nous nous sommes émancipés », alors que la pratique c’est qu’on s’est lié aux existants, à la multiplicité des êtres du monde jusqu’au climat de façon complètement intime, donc on a deux discours absolument opposés, il y a un moment où la contradiction est telle qu’il faut peut-être suspendre les agitations et se dire : qu'est-ce qui nous est arrivé ? Comment se fait-il que l’on est si peu capable de traiter soi-même ? Donc, offrir une version cette fois-ci positive : si on na jamais été modernes, qu'est-ce qui nous est arrivé ? De quoi héritons-nous ? Par exemple sur la science, ce n’est pas du tout pareil de défendre la science avec un grand « S » et la science comme pratique. Ça na rien rigoureusement rien à voir ! Défendre la politique comme un idéal de démocratie universelle et défendre la démocratie comme une pratique de construction dune parole capable de concasser des multiplicités de gens qui ne sont d’accord sur rien, surtout sils sont bientôt neuf milliards, ça na rien à voir avec l’universalité de la politique. À chaque fois, on avait un peu simplifié la question des grands universels : la Science, la Religion, la Politique, le Droit, etc. Jai voulu, depuis vingt cinq ans, faire une petite enquête pour savoir : oui, mais on fait quoi ? À ce moment-là, la question de la valeur se pose : On tient à quoi ? On tient à la Science avec son idéal ou avec sa pratique ?


Marc Voinchet : Votre livre s’ouvre sur une anecdote, qui fait sens, qui pose immédiatement la question des institutions et de la valeur. Je voudrais que vous nous la racontiez. Vous assistez à cette fameuse une controverse qu’il y a entre scientifiques du GIEC et climato-septiques, avec cet échange que vous racontez : « prouvez-le, l'un et l’autre ». Je vous laisse nous la dire. C’était, il n’y a pas très longtemps ?


Bruno Latour : Oui, il y a un an. C'est d'autant plus passionnant qu’il n’y a pas vraiment de controverse scientifique sur la question, mais on est arrivé à construire une fausse controverse, qui est dalleurs elle-même intéressante. Quelqu’un demande à un grand spécialiste du climat : est-ce que vous croyez ? Pourquoi est-ce qu’on devrait vous croire ?

Marc Voinchet : Sur le terrain du réchauffement de la planète.
Bruno Latour : Oui. D’abord, ce n’est pas une question que l’on pose vraiment à un scientifique, on n’est pas supposé croire, ce n’est pas une question de croyance. Ensuite, la réponse du scientifique est d'autant plus intéressante qu’il dit : mais si l’on commence à douter des institutions scientifiques, c’est très grave ! Ce qui ma intéressé dans cette réponse c’est que l’institution scientifique, le fait qu’on ait besoin de l’institution pour obtenir l’objectivité sur ces questions-là n’est jamais mise en avant et grâce à la controverse sur le climat on commence à mettre en avant l’institution scientifique. Le problème est qu’en ce moment, comme vous le savez fort bien, ce n’est pas un très bon moment pour les institutions, ni politiques ni religieuses, ni

Marc Voinchet : Vous dites qu’il y a vingt ans, ce même chercheur n’aurait même pas pensé à argumenter en mettant l’institution devant

Bruno Latour : Surtout on ne lui aurait pas posé la question : pourquoi est-ce que l’on vous croirait plus qu'un autre ?
Marc Voinchet : Qu'est-ce qui s’est passé alors pour qu’il y ait à la fois

Bruno Latour : La question du climat est la manifestation dune extension des sciences à notre existence quotidienne, on est tous devenus des paysans en quelque sorte, on est tous liés maintenant aux questions climatiques, comme nos ancêtres que l’on a laissés derrière nous dans les villages. Avec beaucoup de plaisir on est venu en ville, mais en ville on retombe sur absolument tous les immenses problèmes de vivre en liaison avec le climat. Comme cette extension de la science s’adresse à tout, elle est rentrée maintenant dans des disputes et des controverses de politiques les plus usuelles mais on na pas construit les arguments pour le comprendre, du coup la question des instituions de la pratique scientifique, des instruments de la communauté scientifique, des crédits, des financements, devient très importantes. La dispute aux États-Unis est extrêmement vive sur ces questions avec l’étonnante transformation de cette question du climat en une question de valeur, aussi importante pour les Républicains que l’avortement : si vous êtes contre l’avortement et que vous ne croyez pas à l’origine anthropique du changement du climat, vous êtes un Républicain, c’est quand même assez imprévu ! Cette transformation prouve à quel point les sciences ont diffusé dans la politique. Évidemment cela a un côté catastrophique qui effraye beaucoup les scientifiques, on les comprend, surtout ceux qui sont de bons scientifiques et qui se trouvent attaqués par des gens comme Allègre, etc., mais en même temps cela a un côté positif. Et c’est ces côtés positifs que j’essaye de tirer avec cette notion d’institution : oui, mettons l’institution au milieu, parlons de l’institution de même que l’on peut parler de l’institution économique, et ne pas considérer que tout cela c’est simplement des espèces de diffusion de calculs universels qui se répandraient sur la planète.


Marc Voinchet : Mais redéfinir l’institution et le fait de dire : mettons la question sur la table et parlons en, c’est quoi ? C’est une manière détendre cela à la question de la démocratie ?


Bruno Latour : La démocratie elle-même a probablement fortement besoin de remettre les institutions, en particulier cette transformation, tout à fait passionnante, qui est liée dalleurs à la question du climat, qui est la transformation de la politique en prise de position sur les valeurs, ce qui na rien à voir, c’est une transformation complète de la politique. Dire : j’ai une position politique et le fait que j’exprime ma position politique en termes de valeurs, c’est cela avoir une position politique, c’est la fin de la politique, c’est le fait que l’on ne peut plus constituer un monde commun. On plus que des gens qui ont des prises de position politique. Tandis que parler politiquement, commencer à construire le travail de la représentation ça exige justement un changement de position. C’est uniquement si l’on change de position que commence le travail politique. Donc, la rénovation de l’institution politique est aussi importante que la rénovation de l’institution scientifique. Et l’intérêt du climat, encore une fois, c’est de mêler les deux.


Marc Voinchet : Est-ce que cela veut dire que la question du climat, et plus largement la question écologique, est aujourd’hui essentielle pour vous quant à redéfinir ce qui serait un régime de vérité de la marche du monde, un effet de réel ?


Bruno Latour : Disons que c’est un principe de réalité assez fort, le problème est qu’il arrive en situation de controverse, et ça c’est bien. La figure de Gaïa, figure de cette terre qui nous tombe dessus, elle-même est une figure très controversée, et ça, c’est très bien. C’est un mélange de figures controversées scientifiques et de controverses politiques, ce qui est absolument nécessaire, on ne voit pas comment on pourrait s’entendre assez facilement sur une transformation radicale de notre existence quotidienne. L’erreur de l’écologie a toujours été d’associer le fait qu’on allait s’intéresser à ces questions avec l’idée que du moment que c’est scientifique et naturel, on va être d’accord. C’est impossible, on ne va pas être d’accord !


Marc Voinchet : Parce que c’est une autre définition du bien, avec un « B » majuscule ?


Bruno Latour : C’est un truc très bizarre qui lie nature, unanimité, universalité, vérité, indiscutabilité, mais ça, cela na aucun sens !


Marc Voinchet : Et le bien, les autres étant du côté du mal ?


Bruno Latour : C’est le retour du droit naturel au fond. C’est une vieille tradition qui est utilisée par les fondamentalistes d'ailleurs maintenant pour arrêter la discussion.


Marc Voinchet : Ça, du coup ce n’est pas moderne ?


Bruno Latour : Si.


Marc Voinchet : C’est une forme de modernité ?


Bruno Latour : Si, c’est une forme de modernité très importante. L'indiscutabilité, l’indiscutable, l’émancipation, le fait qu’il y a un front de modernisation, c’est vraiment typiquement les traits de cette anthropologie très particulière du moderne.


Marc Voinchet : Je n'ai pas parlé, cela sera pour la seconde partie, il y a aussi le titre premier : « les modes d’existence », mais cela sera pour tout à l'heure, un mot quand même sur la machinerie de ce livre. C’est vous qui dite : « ce livre, c’est comme le palais de Dame Tartine », il existe ou il n’existe pas ce livre ? Tout devient virtuel avec Internet, il faut aller se brancher sur un site qui ne marchera que demain, modesofexistence.org(http://www.modesofexistence.org/), et là on peut aller de son commentaire, de sa vérification, de sa controverse, et augmenter le livre. C’est un livre de réalité augmentée, vous êtes comme chez Walt Disney, vous ? À quand la 3D ?


Bruno Latour : C’est un livre papier, mais tout l’appareil critique se trouve sur le web parce que c’est beaucoup plus commode et que l’on explore la future

Marc Voinchet : Vous trouvez cela commode, vous : le livre dans un main, la souris dans l’autre ?


Bruno Latour : C’est un pari sur la commodité, on va voir. De toute façon il y a trop de chose à publier, il va falloir renouveler le livre académique, on explore des solutions. Grâce à une bourse de la Commission européenne je peux essayer d'explorer ces choses-là, mais ce qui m’intéresse c’est de recruter à partir du commentaire, le commentaire je me méfie un peu, on va le « monitorer », il v a y avoir des

Marc Voinchet : Et voilà, ça commence !


Bruno Latour : C’est comme dans les journaux, il va y avoir

Marc Voinchet : Un modérateur, un censeur, disons-le.


Bruno Latour : Un modérateur qui extraie un certain nombre de collaborateurs, volontaires évidemment, qui veulent participer à l’enquête puisqu’il s’agit dune enquête empirique après tout. Moi, je lai commencée mais il va falloir la prolonger.


Marc Voinchet : Vous parlez de co-enquêteurs, de recherche de consensus, nous reviendrons sur toutes ces questions : Enquête sur les modes d’existence
.
[Fin de la première partie avec l’invité des Matins, Bruno Latour]


Marc Voinchet : Bonjour Brice Couturier, il est 8h 16mn, c’est l'heure de votre chronique « Montesquieu sort de ce corps »


Brice Couturier : Écoutez, je vais essayer tenter de porter la contradiction à Bruno Latour, mais j’avoue que c’est assez difficile.
Marc Voinchet : Accrochez-vous !


Brice Couturier : Je ne me fais pas d’illusions, ne vous en faites pas. Comme beaucoup de penseurs déconstructivistes, Bruno Latour, vous considérez le projet des modernes avec une commisération ironique. À vos yeux, il est épuisé, terminé, forclos. Les prétentions de l’esprit scientifique européen, au XVIIème siècle de se rendre maître et possesseur de la nature n’auraient débouché, à vous en croire, que sur la conquête coloniale et le pillage, la dévastation de la planète. L’optimisme rationaliste des Lumières, au XVIIIème, avec sa foi dans le progrès, aurait été une illusion naïve, démentie par les catastrophes du XXème siècle.
Leurs prétentions à l’esprit critique, à la rationalité, à la connaissance scientifique, au lieu de déboucher sur le « désenchantement du monde » que voyait se profiler Max Weber, n’auraient accouché que dune « religion de la connaissance » qui ne vaut pas mieux que ces « idoles » que nous, modernes, croyions avoir « renversées ». À vos yeux, tout ce qui reste de l’ancienne modernité - que vous semblez identifier avec l’occident, voire avec l’Europe seule- c’est un grand cadavre à la renverse, tout juste digne d'un inventaire avant liquidation ; et peut-être même dune autopsie.
Mais lorsqu’on a consacré une œœuvre abondante, et avec laquelle j’avoue mon manque de familiarité, à déconstruire les concepts opératoires du projet moderne en question, à démontrer le caractère artificiel de ses découpages disciplinaires – c’est vrai qu’il y a beaucoup de politique dans le droit, d’économie dans la politique, etc. – eh bien avec quels outils conceptuels peut-on mener à bien cet inventaire, avec quels scalpels, cette autopsie ? Sil n’est d’autre vérité que celle des discours qui prétendent viser une réalité qui toujours s’échappe, à quelle aune juger le discours qui prétend se placer en surplomb, et dire la vérité sur cette illusion elle-même ? Pourquoi votre propre discours échapperait au reproche que vous faites aux autres de n’être que des « récits », des narrations maladroites ?
Vous savez pertinemment combien le déconstructeur risque de se voir opposer ses propres arguments. Sil n’est de réalité que ce que disent les mots qui la nomme, sil n’est de vérité que rapportée à un état de culture, à un milieu, à une époque, où trouver le méta-langage qui échapperait, lui, à l’objection de n’être qu’un discours de circonstance, tributaire d'un lieu et d'un temps ?
Alors, vous nous proposez de participer à une enquête sur les modes d’existence, menée avec les outils de la révolution numérique, qui utiliserait les instruments de la « diplomatie ». Un grand melting pot, où chacun apporterait ses expériences et sa manière particulière den rendre compte, si j’ai bien suivi.
Mais puisque vous mettez la modernité en procès, je vous opposerais ce livre de Leszek Kolakowski, hélas non traduit en français, Modernity on Endless Trial (la modernité en procès sans fin).
« Il serait idiot, bien sûr, d’être ou bien « pour », ou bien « contre » la modernité tout court, pas seulement parce qu’il est vain de chercher à arrêter le développement de la technologie, de la science et de la rationalité économique, mais parce que aussi bien la modernité que l’anti-modernité peuvent s’exprimer en des formes barbares et inhumaines. C’est une vérité triviale, que, bien souvent, les bénédictions et les horreurs du progrès sont inséparablement liées, mais il en est de même pour les joies et les misères du traditionalisme. »
Cela fait bien longtemps que la modernité est en procès – de Vico à Adorno, du romantisme à Heidegger. Apparemment, cela ne l’empêche pas de poursuivre son chemin – et surtout de se répandre : les Chinois ont l'air de s’y être engagés avec une ardeur qui nous fait défaut, à nous, les initiateurs du fameux « projet »

Marc Voinchet : . Monsieur Bruno Latour ?


Bruno Latour : Je me reconnais assez peu dans l’argument que vous avez fait. Déconstructiviste, pas du tout puisqu’il s’agit au contraire depuis le début de mes travaux d’être constructiviste et surtout d’inventer un métalangage qui rende justice justement à l'héritage des modernes. Évidemment, vous avez parfaitement raison, être moderne c’est être en discussion sur ce que cela veut dire, il y a une indécision complète, un réexamen et examen de conscience de ce que cela veut dire, et l’anthropologue que je suis – là je suis anthropologue – n'a pas d’autres buts que d’essayer de comprendre ce qui s’est passé et ce que ce l’on veut trier dans cet héritage. Mon projet est entièrement rationaliste, en tout cas rationnel sinon rationaliste. Le but est au contraire de pouvoir sortir un certain nombre de fils de cette raison. Quand on parle des sciences et des techniques, sur lesquelles j’ai beaucoup, beaucoup travaillées, je me suis aperçue qu’on leur rendait très peu justice justement, l’épistémologie ne rend pas justice à la science, pas plus que l’idéal technologique ou la technophobie ne rend justice à la technique, sur lesquelles j’ai beaucoup publié. L’idée de l’enquête est au contraire de dire : assez de cet argument continuel entre progrès d'un côté et discours de l’autre, assez la discussion entre front de modernisation d'un côté et relativisme de l’autre !

Marc Voinchet : Consensus

Bruno Latour : Passons à des études empiriques sur ce à quoi on tient.


Marc Voinchet : Pour rechercher un consensus

Bruno Latour : Non, le consensus est une façon très molle de parler des conflits. Non, on n’est pas d’accord sur les valeurs. Le problème est de savoir quelles valeurs il faut défendre. Ces valeurs sont très différentes selon qu’on les étudie sous la forme dune pratique ou sous la forme de leur contre rendu. Et tout le travail empirique que j’ai essayé de développer, le métalangage précisément que j’ai essayé de développer depuis une trentaine d’années a justement pour but de trouver une alternative à l’éternelle opposition entre : ah, mais si vous ne croyez pas au front de modernisation, vous êtes un post-moderne, déconstructiviste qui croyez au discours. C’est ce qui a obsédé la génération d’avant, je n'ai jamais participé, je ne crois absolument à rien de la déconstruction, tout est en ruine, le déconstructeur ne peut rajouter qu’une dernière ruine, une poussière, un dernier coup de marteau à ce qui es t détruit. Ça, c’est le XXème siècle, on n’est pas dans le XXème siècle, on est dans XIXème siècle. Le XIXème siècle, c’est l’émergence d'un problème complètement nouveau auquel tout ces déconstructeurs, forts sympathiques par ailleurs, n’ont jamais eu à penser, qui est l’irruption d'un problème assez simple, qui est que le front de modernisation se heurte au fait que l’on na trente six terres devant nous, un problème complètement inédit. Donc, essayant de le penser en anthropologie, c’est-à-dire en essayant de comprendre quelles sont les ressources que les autres collectifs et nous-mêmes avons développées mais sans essayer de transporter au XIXème siècle une position qui est impossible à résoudre : si vous n’êtes pas pour la modernisation, vous êtes pour le discours. Cette fameuse position de surplomb dont vous parlez qui paraît nécessaire, je crois au contraire quelle est extrêmement délétère, car cette position de surplomb, qui permettrait de dire : si vous ne croyez pas à la modernisation, vous êtes relativiste, elle me paraît au contraire ce qui rend impossible de faire l’inventaire de l'héritage. Regardez ce qui ce qui s’est passé en histoire des sciences, on a une complètement différente histoire des sciences depuis une vingtaine d’années, une trentaine d’années, on a un autre Galilée, un autre Pasteur, un autre Yersin, excellent roman qui vient de sortir de Patrick Deville, sur ce grand pasteurien qui a découvert la peste. C’est complètement différent d'hériter de la nouvelle histoire des sciences ou d'hériter de l’ancienne histoire des sciences. C’est complètement différent d'hériter dune étude empirique de la démocratie et d'hériter des utopies soit marxistes ou néolibérales. Pareil pour l’économie. Donc, on est dans une situation d’inventaire, je ne vois pas ce qu’il y a de relativiste de s’intéresser à un inventaire, et de dire : à quoi tenons-nous ? Comment est-ce que l’on peut transformer cette question en une apologie du discours ? Je ne comprends pas, il n’y a pas un mot de ça dans le livre. C’est au contraire un retour au réalisme, un retour au rationnel, et un retour à l’empirique.


Brice Couturier : Je m’attendais à votre réaction, j’ai préparé cette petite réplique. Comme l’écrit Paul Boghossian dans un livre qui est consacré à déconstruire les déconstructivistes, qui s’appelle La peu du savoir, qui est assez excellent, dans lequel vous êtes donné en exemple précisément des déconstructivistes, en postface par Jean-Jacques Rosat, je ne suis pas tout seul à penser que vous appartenez à ce courant-là. Je cite Paul Boghossian qui dit : « le relativisme est difficile contredire parce qu’il ne repose pas une architecture explicite », il reproche aux autres de chercher encore à faire système mais lui-même échappe de toutes parts, il n’est jamais là où on le croyait, il est toujours ailleurs, il est toujours insaisissable. Dun côté vous nous dites : je ne suis pas hostile au projet moderne mais j’estime qu’il est terminé et qu’il faut donc en faire l’inventaire. Quand on veut faire un inventaire c’est qu’on estime que ce projet est en phase d’échec. Il y a beaucoup d’autres qui pensent que le projet continue, et que loin d’être réservé aux seuls Occident, qui est effectivement son origine géographique, aujourd’hui il s’est étendu ailleurs. Si beaucoup d’occidentaux n’y croient plus eux-mêmes, comme je le disais tout à l'heure, beaucoup de Prix Nobel maintenant vont aux Chinois ou aux Coréens, qui sont loin d’avoir bondonné ce projet là.


Bruno Latour : Ça, c’est tout à fait juste. On a vendu un produit à l’exportation et pas le contrepoison qui est ce doute continuel sur ce que veut dire modernisation, dont vous avez fort justement parlé avant. Cela m’amuse que l’on puisse dire que l’entreprise n’est pas systématique, parce que je pensais que ce qui allait un peu choquer les lecteurs, c’est le caractère systématique complètement démodé de proposer précisément une analyse systématique des modes d’existence des modernes. Au contraire, je pense que l’intérêt dune enquête c’est de sortir de cette opposition entre système – pas système, déconstruction -construction, est de se dire, oui il y a une universalisation de certains modes d’occidentalisation, ne parlons pas de modernisation, ils posent d’immenses problèmes écologiques aussi

Brice Couturier : Ça, c’est la question, vous dites : modernité égal occident

Bruno Latour : Oui.


Brice Couturier : Moi, je le nie absolument. La raison est universelle, par définition !


Bruno Latour : C’est là où nous ne sommes pas tout à fait d’accord. On a universalisé un peu rapidement ce que veut dire la raison universelle, ce que veut dire démocratie, ce que veut dire le droit. L’anthropologie

Brice Couturier : La démocratie, c’est une spécificité occidentale.


Marc Voinchet : Attendez, juste un mot, je vous cite, page 480 : « Combien de déconvenues à prétendre universaliser la démocratie et l’Etat de droit alors que rien dans notre définition officielle de la politique et du droit ne correspond à notre propre expérience ? », voilà une phrase qui va évidemment susciter

Brice Couturier : Les révolutions arabes ne sont pas démocratiques ?


Bruno Latour : La possibilité même de ressentir qu'est-ce que nous devons universaliser et qu'est-ce que nous ne devons pas universaliser, c’est une question parfaitement légitime qu'un anthropologue ne peut pas ne pas se poser. Toute l’anthropologie se pose cette question, bien sûr ! Le projet reste un projet rationnel, le projet reste un projet de paix, le projet reste un projet d’universalité, il s’interroge juste sur la rapidité, le court-circuit qui a été opéré en particulier dans le cadre des sciences, des techniques et de l’économie, c’est les trois grands projets d’universalisation trop rapides. L’anthropologie ne peut pas se faire si l’on ne comprend pas quelle est la base qui permet de comparer les autres collectifs. C’est ça le projet que j’ai. Quand on dit moderne, on va aussitôt constituer les autres, les autres longtemps ont été pré-modernes, maintenant ils sont hypermodernes, c’est la façon dont on regarde les Chinois, les Indiens, l’Amérique latine, le Brésil, etc., qui ne correspond d’ailleurs pas du tout en anthropologie ni à ce qui se passe en Chine, ni ce qui se passe en Inde, ni à ce qui se passe en Amérique latine, donc on ne comprend même pas ce qui se passe dans leur propre effort de modernisation parce qu’on ne comprend pas notre propre effort de modernisation. Oui, c’est un inventaire mais c’est aussi une reprise, les deux vont ensemble.


Brice Couturier : Une autopsie ?


Bruno Latour : Non, ce n’est pas une autopsie, on n’est pas mort ! On a enfin une description un peu réaliste de ce à quoi on tient.


Marc Voinchet : Ce n’est pas une autopsie mais tout de même, je note une autre de vos phrases, qu’évidemment je sors du contexte mais après tout les gens iront voir le livre, « il est tout à fait possible, dites vous, que l’occident, l’Europe à coup sûr, soit enfin, et là vous écrivez en italique, en situation de faiblesse relative »
Bruno Latour : Oui, ça c’est bien.
Marc Voinchet : On n’est quand même pas loin de l’autopsie le « enfin » !
Bruno Latour : Non !
Marc Voinchet : Quand même ! Le « enfin », n’est pas dedans puisqu’il est souligné, il est en

Bruno Latour : Avant, c’était très difficile de réfléchir quand on est en position de force et que l’on se croit le producteur du globe.
Marc Voinchet : Mais pourquoi, « enfin » ?
Bruno Latour : Parce que maintenant on peut enfin réfléchir à ce qui nous est arrivé !
Marc Voinchet : Parce qu’on est en déclin et qu’on est proche de la mort ?
Bruno Latour : On n’est pas en déclin, on est enfin en situation de se dire : mais qu'est-ce qui nous est arrivé sachant que la question qui se pose, encore une fois j’insiste là-dessus, elle est complètement nouvelle, c’est l'irruption du fait que l’on na pas la terre de ce développement de modernisation telle qu’on l’imaginait. Demandez aux Chinois, ils ne l’ont pas non plus, cette terre. Ils en souffrent aussi. Les Indiens exactement de la même façon. On est devant un problème inédit, n’enlevons pas le caractère inédit du problème. Eux ils se modernisent, nous, nous nous sommes modernisés, nous voulons nous moderniser mais nous n’avons pas la terre qui correspond à ce développement.
Marc Voinchet : Je vais être extrêmement trivial. Vous dites : qu’Est-ce qu’on na pas ? Qu’Est-ce qu’on ne réalise pas que l’on n’aurait pas fait ?
Bruno Latour : Il nous est arrivé une histoire complètement différente. On a une histoire d’émancipation et d’universalité et on

Marc Voinchet : On a l’électricité, Twitter, Facebook, l’essence sans plomb

Bruno Latour : Je suis le seul qui ait écrit un livre « Love the technology », l'amour de la technologie. Ce n’est pas à moi qu’il faut jouer le rôle de la technophobie.
Marc Voinchet : Oui. Mais du coup qu'est-ce qui ne va pas dans ce qu’on aurait trouvé qu’on ne transmet pas ?
Bruno Latour : On na pas les concepts, les institutions, le système démocratique qui permet d’aborder des petits détails, qu’on n’avait évidemment imaginé mettre en politique comme le climat.
Marc Voinchet : Le climat, on en revient toujours

Bruno Latour : Montesquieu, c’est déjà le climat. Aristote, c’est déjà le climat. Le climat, a toujours été la façon dont on comprend ce que c’est que la politique. Cela dure depuis Aristote et cela na jamais cessé. Le problème c’est que pendant une période, ça, c’était derrière nous, c’était fini, on n’avait plus à sen occuper. Maintenant, on a de nouveau à sen occuper. On sen occupe comment ? En croyant que l’on a des solutions ou en essayant de comprendre, c’est ce que j’essaye de faire, c’est là où le enfin joue un rôle, les modernisations des autres ne sont plus simplement notre projet mais sont devenues enfin les leurs, ils se développent, ils ont leur propre projet de modernisation. On le comprend très mal en pensant que c’est juste une imitation de ce que l’on fait, ils ont leur propre construction qui est très complexe à comprendre. Ça, c’est leur boulot, leur anthropologie. Et moi je dis, revenons,- là, il y a un caractère un peu régressif, je le reconnais – qui est de dire : faisons une anthropologie de nous et non pas simplement de la projection. Pourquoi on doit faire l’anthropologie de nous ? Parce que quand on va se présenter à la table des négociations pour savoir comment on se débrouille avec cette nouvelle situation d'un monde qui vient à nous, dune terre qui vient à nous, il va falloir qu’on puisse dire ce à quoi on tient. Et là cela va être intéressant.
Marc Voinchet : Les valeurs. Vous posez la question des valeurs.
Bruno Latour : Oui, j’utilise le mot et c’est assez amusant que l’on me traite de déconstructiviste, parce que sil y a un mot que les déconstructivistes haïssent, c’est le mot valeur. Moi, je teins au mot valeur, mais la question c’est à quoi on tient. Défendre les sciences ou défendre le discours sur les sciences ce n’est pas du tout pareil. Défendre la pratique scientifique, le cas de la controverse sur le climat est justement extrêmement intéressante à cause de cela, on en parlait tout à l'heure, c’est précisément parce que l’institution scientifique est enfin visible avec ses équipements, avec ses coûts, avec ses meetings, avec la complexité extraordinaire de cette science admirable que sont les sciences du climat et leur objectivité progressiste, c’est précisément parce que ça est maintenant visible qu’on peut se reposer le problème de respecter l’institution scientifique. Ce n’est pas du tout pareil que de respecter le projet universel de la raison. Ça na rien à voir, c’est deux projets entièrement différents. Si l’on se trompe sur la défense des valeurs, si on se trompe sur ce à quoi on tient, on est dans une situation diplomatique catastrophique.
Marc Voinchet : Brice Couturier, troisième service.
Brice Couturier : Pour moi, c’est le coeur du problème. Vous ouvrez le livre, c’est très révélateur, sur cette question de la légitimité du discours sur le réchauffement climatique, qui est tenu par un scientifique auquel un homme d’affaire demande : mais qu'est-ce qui nous prouve que vous avez raison ? Pourquoi plutôt votre discours qu'un autre ? Or, c’est vraiment la question que l’on peut poser à tous les déconstructivistes. Je sais bien que vous n’en êtes pas, mais quand même un peu, c’est qu’effectivement à partir du moment où l’on dit que tous les discours ont la même validité

Bruno Latour : Qui dit ça ? Pas un son, pas mot de ce que vous dites !
Brice Couturier : Vos travaux précédents.
Bruno Latour : Quel livre ? Quels travaux ? Ce sont des gens qui ne lisent pas ! Je n'ai jamais écrit ces choses-là ! C’est un pur préjugé !
Brice Couturier : Paul Boghossian a tort et Jean-Jacques Rosat aussi.
Bruno Latour : Bien sur ! C’est une bande de crétins qui répètent toujours la même chose, qui ne lisent pas sérieusement ce travail sur les sciences qui a transformé les sciences. Nous sommes les seuls qui avons décrit la pratique scientifique dune façon réaliste et raisonnable.
Brice Couturier : Je voudrais revenir à ce que vous disiez à l’instant. Vous nous dites : ce qui prouve le réchauffement climatique, c’est un consens de l’institution, c’est quand même paradoxal ! Moi, ce qui me prouverait la réalité du réchauffement, c’est un discours scientifique qui serait validé et rationnel. Apparemment

Bruno Latour : Validé et rationnel par l’institution scientifique

Brice Couturier : Eh ben, non, excusez-moi mais les institutions peuvent se tromper. Tout le travail des années 70, des vrais déconstructivistes,

Bruno Latour : C’est la position d'Allègre

Brice Couturier : C’est de montrer que la position des institutions, finalement

Marc Voinchet : Attendez, ne parlez pas en même temps.
Bruno Latour : C’est la position d'Allègre
Le point que vous faites me passionne, parce que cela prouve exactement cette association étrange entre un désir de modernisation conçu comme universalité de la raison et l’impossibilité, en particulier sur la question climatique, où on est capable de respecter, j’ai bien raison de commencer le livre par là, que l’objectivité, la plus grande objectivité que l’on ait sur cette question, probablement est obtenue maintenant, est obtenue par une pratique, ce qu’évidemment ni les climato septiques. Et vous vous faites exactement les arguments habituels en disant : mais si c’est une institution qui nous dit cela, c’est que ce n’est pas vrai

Brice Couturier : Ce n’est pas forcément vrai, ce n’est pas pareil.
Bruno Latour : L’objectivité scientifique ne s’est jamais établie sans la pratique des instituions, des instrumentations, des disciplines, et c’est cela qu’il faut respecter. Je vous remercie de m’apporter une si belle contradiction

Marc Voinchet : On est comme ça, aux Matins, on reçoit bien !
Bruno Latour : parce que c’est exactement le point central de ce que c’est la négociation sur les valeurs : à quoi on tient ? Évidemment si l’on défend la raison hors institution universelle d'un côté ou si on tient à l’institution, on ne défend pas la même chose.
Brice Couturier : Est-ce qu’il y a des gens qui ont été porteurs de la raison seuls contre tous ?
Bruno Latour : Non. Le seul cas

Brice Couturier : Pourquoi cela ne serait pas le cas aujourd’hui ? Les institutions sont faillibles, la raison ne lest pas.
Bruno Latour : Ça, c’est précisément vous le déconstructiviste. C’est vous qui doutez de l’institution. C’est précisément aux institutions qu’il faut respect.
Marc Voinchet : Qu'est-ce que vous voulez dire précisément, Brice Couturier ?
Bruno Latour : Le seul cas, c’est celui de Galilée, qui est un cas

Marc Voinchet : Et Giordano Bruno

Brice Couturier : Ce n’est pas rien quand même, c’est le fondateur de la science moderne. Précisément, vous déconstruisez !
Bruno Latour : Sauf qu’il a été révisé entièrement, il n’y a pas d’enfouissement plus institutionnel et plus collectif que Galilée. C’est cela que je disais. Le chiboulet dans tout ça, la pierre de touche, c’est histoire des sciences. Évidemment, si l’on hérite dune histoire des sciences complètement mystifiée, celle de Bachelard ou de Koyré, on a une histoire complètement différente de celle de la nouvelle histoire des sciences.
Brice Couturier : Autocritique, c’est mon cas.
Bruno Latour : Comme les Français ne lisent pas l'histoire des sciences

Marc Voinchet : Ça, c’est bien le souci.
Bruno Latour : et quelle s’est renouvelée depuis trente ans, ils continuent d'hériter dune modernité complètement XXème siècle, complètement dépassée. Quand je dis dépassée, j’utilise un trope que je ne devrais pas utiliser.
Brice Couturier : La fameuse flèche du temps, que l’on vous a tant reproché !
Bruno Latour : Je sais, je suis en contradiction avec moi-même sur ce point.
Brice Couturier : Toute la question est de savoir sil y a une vérité et que cette vérité on l’approche progressivement par la recherche scientifique ou si l’on pense qu’il n’y a pas de vérité mais qu’il peut y avoir des consensus historiques, conjoncturels, et qu’il faut bien faire avec ces consensus dune institution et dune communauté puisqu’on na pas d’accès véritable à la vérité.
Bruno Latour : On a accès à la vérité véritable à la vérité, et plus qu'un accès. Mais dans le cas de la référence scientifique sans l’institution, sans les instruments, sans les disciplines, sans l’expérience, sans la reprise continuelle de tout ce bazar assez complexe, assez matériel de l’institution, je dis institution pour le résumer, on na pas l’objectivité. Par contre, il y a des tas d’autres activités où ce n’est pas du tout l’institution scientifique qui nous apporte des réponses mais l’institution politique, l’institution juridique - je lui ai consacrée un livre entier- et ces institutions ont chacune des modes de production de la vérité. Oui, des modes de production de la vérité, que l’on ne doit pas juger à l'aune très particulière dune information sans aucun enracinement, cette espèce d’idée complètement vague de la raison universelle en surplomb, vous avez utilisé le terme, et je ne vois pas ce que c’est qu'un surplomb et ça, c’est Louverture et au relativisme, à mon avis, et à son concurrent direct qu'est le fondamentalisme, qui est quand même le grand problème aujourd’hui dans l’actualité

Marc Voinchet : Attendez, justement, je pensais être trivial, mais ce n’est pas tous les jours que l’on a Bruno Latour aux Matins. Je voudrais vous poser une ou deux questions d’actualité pour savoir comment vous la décryptez, vous l’analysez. On parle en ce moment de ces violences et manifestations en réaction au film de ce Copte américain, islamophobe, qui déclenche, comme le sait, l’assassinant de l’ambassadeur des États-Unis en Libye, vous l’analyser comment, vous ? Vous l’analyser toute de même est une guerre latente à une modernité, la nôtre qu’on aurait réclamée, l’Européenne ou l’occidentale ? Ou c’est d’autre chose qu’il s’agit, de deux conceptions peut-être obsolètes selon vous de deux types de modernités ?
Bruno Latour : Je lis attentivement Gilles Kepel, et Gilles montre très bien que ce sont des attentes, cela paraît bizarre de dire ça, aussi bien des fondamentalistes que des Talibans, ce sont des formes de modernisation. Formes de modernisation qui nous paraissent évidemment à nous très bizarres mais qui ne sont pas incompréhensible dans une perspective de retour du fondamentalisme. À partir du moment où on a eu la déconstruction, le seul moyen de sortir de ce discours sur le discours, et l’opposition est très étrange entre une position en surplomb ou bien l’apologie des discours, si vous tenez à la vérité vous devenez fondamentaliste. Le fondamentalisme, là vous vous parlez des fondamentalismes musulmans, mais moi ce qui m’intéresse beaucoup ce sont les fondamentalismes américains républicains, justement sur la querelle sur le climat. C’est-à-dire ceux qui associent, pour des tas de raisons qu’il serait très intéressant de développer, une certaine position religieuse et une certaine position sur le cosmos. À partir du moment où l’on va éliminer cette association qui est tellement importante, dans le cas des sciences par exemple, entre objectivité, objectivité objective, réalité réelle, et institutions, quand vous allez vouloir la vérité, n’avez plus d’autres solutions que de chercher les fondements. Une position en surplomb, une position en sous plomb, une position dans les textes, peu importe, vous allez entièrement nier le caractère institué de la vérité. Évidemment, le cas de l’Islam est particulièrement intéressant, encore une fois je ne suis pas spécialiste mais je lis Kepel, le problème de l’institution de l’interprétation. Quelle est l’interprétation exacte ou l’interprétation pas exacte. Vieille question européenne, bien connue dans le cadre de la réforme, avec le problème de l’interprétation et du contrôle de l’interprétation, de nouveau une question d’institution, de nouveau une question de tri entre le vrai et le faux, etc. Pour moi, au contraire - c’est peut-être pour cela que je réagis peut être un peu vivement, je men excuse, à l’argument de déconstructiviste – il y a une association très forte entre la tradition déconstructiviste du XXème siècle, qui est en gros celle de dire : sil y a institution, on ne peut pas lier institution et vérité, et le fondamentalisme, parce qu’ils sont d’accord sur ce point. Si l’on veut encore trouver la vérité, disent les fondamentalistes, il faut arriver au fondement. Et ce fondement, que cela soit en science, en religion, en droit, - le droit est passionnant pour ça, précisément dans le cas du droit c’est assez compliqué de trouver un fondement du droit, j’ai passé un livre entier à étudier le Conseil d’Etat, ça ma passionné,

Marc Voinchet : Une ethnographie du Conseil d’Etat, Paris, La Découverte, 2002
Bruno Latour : ces petites détails successifs et cet extraordinaire appareil qui produit une forme d’objectivité très particulière, qui est l’objectivité juridique mais qu’il faut respecter en tant que objectivité juridique se prête très mal à une position fondamentaliste. Un fondamentaliste en droit na pas beaucoup de sens.
Marc Voinchet : Parce que là il faut un consensus.
Bruno Latour : On est d’accord qu’il faut un instrument, on est d’accord qu’il faut du droit, on est d’accord qu’il faut des textes, en même temps il y a une production de vérité. Jai passé mal de temps à essayer de la suivre, le passage du droit qui n’est pas du tout l’emballage. Si vous considérez tout ce travail juridique comme du discours ou du consensus, on ne comprend rien à l’objectivité du droit, il y a une objectivité du droit obtenu il est vrai par d’autres procédures. Et là, il faut être très fin dans la façon dont on le décrit, quand on parle aux juristes dans leur langue, ce qui est assez compliqué - c’est plus compliqué de parler aux juristes dans leur langue qu'aux scientifiques dans leur langue, j’en ai fait l’expérience. Il faut ensuite pouvoir faire la même chose pour les ingénieurs, respecter les ingénieurs dans leur langue, ce n’est pas facile, j’ai passé aussi pas mal de temps à essayer de trouver la bonne façon de respecter leur pratique. Tout cela na rien à voir ni avec une recherche du surplomb ni avec une apologie des discours. Ce qui s’est passé, depuis des années les années 50, disons depuis Derrida et les autres, ça a permis d’enfourner tout un magnifique moment de la pensée française sous le qualificatif critique. Mais la critique ne présente plus aucune espèce d’intérêt, tout a été critiqué. La question devient au contraire devient constructiviste. Le mot que j’utilise, construction, je le reconnais, est un mot qui est toujours un peu ambigu, qui peut toujours faire appel au processus d’instauration, ce très beau mot proposé par Étienne Souriau, comment on réinstaure ou on instaure les valeurs auxquelles ont tient, cela me parait un projet à la fois systématique et surtout assez réaliste en situation de faiblesse relative, si on est dans une situation de faiblesse relative, on ne peut pas abandonner son projet.
Marc Voinchet : Cette ré-instauration, pour vous par exemple, elle passe, notamment dans votre travail, par les réseaux modernes, Internet, les comptes sociaux ? Finalement la modernité va vous servir sacrement !
Bruno Latour : Mais là vous n’utilisez pas la modernité dans ses contradictions.
Brice Couturier : L’outil technologique

Marc Voinchet : La modernité, clic clac !
Bruno Latour : Double-click.
Marc Voinchet : La modernité, Double-click !
Bruno Latour : Les humanités numériques, c’est l’exploration

Marc Voinchet : Le comble de la modernité !
Bruno Latour : Mais je suis moderne !
Marc Voinchet : ah, il la dit, AFP !
Bruno Latour : Le problème est que c’est un double-discours. Faisons l’analyse de ce double-discours. Je ne connais pas le livre, de Boghossian, que vous citiez, il est certainement très intéressant sur les contradictions. La modernité n’est pas un concept que l’on peut attaquer ni défendre, cela na aucun sens.
Marc Voinchet : C’est comme la corrida, on ni pour ni contre, on n’aime ça ou pas et puis voilà !
Bruno Latour : Pardon !
Marc Voinchet : Je voudrais vous faire écouter Paul Valéry, qui va être célébré dans trois jours pour un grand colloque à Sète, parce qu’il réfléchissait déjà à la modernité, notamment dans Regard sur le monde actuel, écrit en 1931. Nous, l’équipe des Matins de France culture, avons essayé de nous inspirer de votre livre, à notre modeste façon, de façon participative, collective, et vous soumettre et offrir ce petit morceau de texte de Paul Valéry. Au Micro : Léna Burger, Tanguy Blum, Christophe Payet, Romain de Becdelièvre.
Texte de Paul Valéry : « En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne.

Il n’est de prudence, de sagesse ni de génie que cette complexité ne mette rapidement en défaut, car il n’est plus de durée, de continuité ni de causalité reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multipliés. Prudence, sagesse, génie ne sont jamais identifiés que par une certaine suite d'heureux succès ; dès que l’accident et le désordre dominent, le jeu savant ou inspiré devient indiscernable d'un jeu de hasard ; les plus beaux dons s’y perdent.

Par là, la nouvelle politique est à l’ancienne ce que les brefs calculs d'un agioteur, les mouvements nerveux de la spéculation dans l’enceinte du marché, ses oscillations brusques, ses retournements ses profits et ses pertes instables sont à l’antique économie du père de famille, à l’attentive et lente agrégation des patrimoines
Les desseins longuement suivis, les profondes pensées d'un Machiavel ou d'un Richelieu auraient aujourd’hui la consistance et la valeur d'un « tuyau de Bourse ». »
[Séquence de musique]
Marc Voinchet : Vous aurez reconnu, vous le citez dans votre livre, je crois que c’est un film que vous aimez, c’est Prova dorchestra Ces quelques citations, du Regard sur le monde actuel de Paul Valéry ?
Bruno Latour : Il faut que je relise Valéry, mais là comme je ne suis pas déconstructiviste, des fragments isolés ne me disent rien. Merci quand même.
Marc Voinchet : Je vous propose d’écouter Maïté Vallès-Bled, qui nous parlent de ces journées Paul Valéry, qui se déroulent au Musée Paul Valéry à Sète, il était Sétois, du 21 au 23 septembre. Elle est au micro de Tanguy Blum.
[Séquence d’information sur les journées Paul Valéry]
Marc Voinchet : [
] Vous commenteriez comment, vous, cette fameuse phrase de Paul Valéry : « Lhomme moderne est esclave de la modernité » ? ».
Bruno Latour : Je ne sais, pourquoi il faudrait être esclave ? On n’est pas des esclaves, on est des héritiers dune prodigieuse histoire dont on veut être capable de trier ce qui est bien et ce qui n’est pas bien. La modernité, ce n’est pas l’esclavage, c’est à la fois une émancipation et une intégration extraordinairement fine dans l’ensemble des composants du monde. Maintenant on a aussi la question écologique sur le dos, ce qui n’était pas du tout le cas de votre ami Valéry. On arrive dans une nouvelle situation, on ne va pas indéfiniment réutiliser du siècle précédent pour comprendre le siècle nouveau. En un sens, on est beaucoup plus proche du XVIème que du XXème. Je ne suis pas absolument sûr qu’il faille revenir indéfiniment sur cette question d’esclavage de la modernité, ce qui veut souvent dire une technophobie ou une relation très, très mal saine avec la science. Ce que les gens ne comprennent pas c’est que je naï pas de relation malsaine avec les sciences. Je les aime et j’aime les techniques.
Marc Voinchet : En tout cas la science vous aime, la technique vous aime, parce qu’en ce moment sur un réseau social bien connu, en 140 caractères, beaucoup de gens sont ravis de vous écouter, je le vois en direct sur le fameux compte qui commencer par un « T » et finit par un « R ».
Brice Couturier : Je trouve très révélateur que votre livre nous appelle à passer de l’économie à l’écologie, mais pourquoi faut-il que votre écologie à vous prenne des accents religieux, avec l’évocation de Gaïa qui est permanente dans ce livre ? Voilà diront vos détracteurs où mène le refus de distinguer clairement entre la science et les mythes.
Bruno Latour : Je pense que ça, c’est une question très importante. Le gros intérêt de la figure de Gaïa, c’est que c’est une figure complètement composite. C’est une figure de composition. Pour moi, la vraie alternative à la modernité, c’est le compositionnisme. Effectivement la figure de Gaïa est une figure complètement mélangée, c’est une vieille figure mythologique, c’est aussi la science du système terre, qui est une science, disons, encore mélangée, mais disons plutôt middle of the road, en plus c’est une grande figure politique. Donc, les figures composites et les figures mythologiques, c’est précisément ce qui est intéressant. Le front de modernisation, na plus, il la eu bien sûr, mais il na plus cette capacité de composer la mythologie, la science, imaginez ce que pouvait être le mélange entre positivisme et religion du temps de Kant, par exemple, pour prendre le début du XIXème siècle, qui est une grande situation révolutionnaire, un grand période de la compréhension, comme le montre Karsenty dans son livre sur Kant, ou le livre de John (manque le nom de l’auteur ?) sur le positivisme français du début du XIXème siècle, on est assez proche de ce genre de situation avec les questions écologiques, re-comprendre, des mots, des pratiques extrêmement bricolés. Donc, c’est le Palais de Dame Tartine, une situation qui est nouvelle, mais ce qui est important c’est que la civilisation soit nouvelle, c’est sur cela que j’insiste, c’est pour cela aussi qu’on a besoin dune enquête collective, c’est très difficile de faire cela tout seul, à ce moment-là cela devient non pas le Palais de Dame Tartine mais le Palais du Facteur Cheval, comme je le dis. Ce n’est pas mes contres rendus à moi qui m’intéressent, c’est l’expérience que je décris. Cette expérience, on peut en donner des tas d’autres contres rendus et c’est ces autres comptes rendus que je propose de traiter collectivement.
Marc Voinchet : Une phrase au début de votre livre, extrêmement émouvante - je précise d'un mot à ceux qui trouveraient que c’est sans doute un peu compliqué de vous lire, que ce n’est pas tout à fait le cas, ce n’est pas forcément très simple mais c’est très drôle très régulièrement, très malicieux, on voit bien que vous jouez à taquiner, entre autres, Brice Couturier dans le livre – vous dites que cette enquête se terminera sur les modernes un siècle après août 14, de si tragique mémoire !
Bruno Latour : C’est une coïncidence de contrat européen, que j’ai, mais je trouve je trouve que c’est une assez belle coïncidence. Il y a eu un trou noir d’août 14 que cent ans après on continue d’Explorer.
Marc Voinchet : Qu’on ne finit pas d'explorer ou qu’on explore peut-être pas assez ?
Bruno Latour : Non, ça a été étudié et réétudié, les causes de la Guerre de 14 continuent à fasciner, mais disons que c’est un trou noir anthropologique qui est quand même très important. Mais on ne va passer notre temps à remuer le XXème siècle, il va falloir peut-être s’intéresser maintenant, – le enfin, qui vous choquait tout à l'heure – dans une situation de faiblesse, qui est aussi une situation de collaboration, avec les autres collectifs qui affrontent le même problème. Maintenant on dit « août 14 » pour parler d’août 2014. « Août 14 », dans mon esprit encore une fois, c’est un mythe en même temps qu'un slogan, qui va peut-être permettre de ré assembler ce collectif universel effectivement mais plus du tout sous le même modèle de l’universalité d« août 14 » de 1914, qui lui était prématuré. C’est cela qui est intéressant : essayer d’imaginer cent ans après à quoi ressemble un collectif qui rassemble des collectifs, non plus sur l’expérience des fronts de modernisation, avec des Européens qui savent ce qu’ils veulent, qui le peuvent, et qui ne rajoutent pas à leurs pratiques des comptes rendus qui sont insensés parce qu’ils sont en contradiction complète avec ces pratiques. C’est quand même pas demander beaucoup !
Marc Voinchet : Brunon Latour : « Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes », ça sort dans deux jours aux éditions la Découverte. Merci Bruno Latour d’avoir accepté notre invitation.
Bruno Latour : Merci à vous. Merci à Brice Couturier pour m’avoir apporté la contradiction.