Il y a 100 ans ....
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Famille

Photo édifiante pour illustrer un article du Temps daté du 5 mai 1914 soulignant les efforts à faire pour l'installation de nursery dans les entreprises afin que les femmes qui travaillent puissent allaiter leur enfant.

Une photo qui raconte, à sa manière plusieurs histoires :

- celle d'une famille qu'on dirait aujourd'hui nombreuse : six enfants qui mettent un bémol sur cette dénatalité présumée du début du siècle.

- celle d'une famille pauvre : le père, ici tranche un pain qui semble bien être le seul repas à cette table où l'on ne trouve ni couverts ni assiettes. Des vêtement usés mais qu'on ne quitte pas tant le logement paraît mal chauffé.

- celle d'une femme qui travaille pour compléter les trop maigres ressources du ménage et qui, comme souvent à cette époque, semble prématurément vieillie.

Car c'est cela d'abord, ce début du XXe qui clôt une Belle Époque qui ne le fut assurément par pour tout le monde : des salaires trop bas et une vie de plus en plus chère. Des femmes qui sont obligées de quitter le foyer ou la ferme où elles travaillaient déjà pour l'usine où elles font connaissance avec la rugosité du salariat moderne. Misère, conditions de vie précaires, de travail difficiles, d'hygiène rarement satisfaisantes, tout ceci conjugué produit une mortalité infantile de 126‰ ce qui est énorme mais bien pire encore (50%) pour les bébés placés en nourrice. D'où l'incitation à allaiter ! d'où ces crèches d'entreprises que l'on préconise de généraliser.

Les femmes au début du siècle sont 6,8 millions pour 12,9 millions d'hommes, soit un tiers de la population active et c'est sans compter le travail informel de l'épouse d'artisan, de commerçant ... Ces femmes qu'on ne voit pas, qu'on réduit souvent à des postes qualifiés de féminin mais toujours sous-payés, demain on les verra, non pas prendre la place des hommes mais suppléer leur départ au front - ou leur disparition. La révolution qui est déjà en cours c'est leur entrée massive dans le salariat.

Ces femmes, dont on dit qu'elles vont encore à la messe quand leurs époux les attendent au bistrot, ces femmes qui cumulent les charges épuisantes d'un ménage où rien ne vient les aider, d'une éducation des enfants que la scolarité obligatoire soulage à peine, et d'un travail épuisant, ces femmes qui a quarante ans ont l'air d'en avoir soixante, seront demain seules, veuves et devront bien inventer un monde qui a perdu décidément son innocence autant que ses illusions mais où il leur faudra survivre tout en y préparant leur place dont elles ne savent rien encore mais où, moins encore qu'avant, les hommes ne les aideront. Elles parlent peu mais quand même le voudraient-elles qu'on ne les entendrait pas : la misère est volontiers taiseuse et la résignation maussade.

Je ne peux pas ne pas opposer le regard vide de cette mère inquiète devant la fragilité de ce nourrisson qu'elle perdra peut-être demain avec cet autre, une trentaine d'années à peine plus tard, où, tout à coup, l'on s'est mis à rêver, oser et lever le poing. L'histoire de ces femmes, c'est, en creux, l'histoire de tout le siècle qui semble bien avoir mis tous ses efforts pour saper les formidables promesses qu'il contenait. C'est l'autre versant, toujours tu, souvent oublié, d'une histoire dont on aura toujours tort d'oublier qu'elle est tragique.

La famille était au centre, assurément ; la femme, non ! tout juste la mère. Espace qu'on crut naturel, où la soumission était la règle qu'on imagina inviolable. Demain elle sera exhaussée par de brunes manigances et, liée à la Patrie et au Travail, s'épuisera de n'être qu'un piège aliénant de plus.

N'était le si court interstice de l'été 36, je cherche encore quel îlot de joie et d'insouciance ces femmes-là avaient pu se préserver tellement l'époque s'acharnera à entonner ce vieux refrain de la misère humaine. Leurs petites-filles, plus tard, referont des enfants en clamant leur dignité de femmes mais entre temps que de désillusions. Encore suis-je presque certain que leurs chaînes pour moins lourdes et douloureuses à porter qu'elles le soient devenues, ne les en étreignent pas moins et plus sournoisement encore.

On ne dira jamais assez la lente tragédie du silence des femmes.

La sagace bourgeoise a abandonné depuis longtemps - depuis toujours - la femme du peuple à son mépris poli - ou sa charité si chrétienne. Ces deux-là n'ont presque rien à voir et leurs sorts se distinguent comme ombre et lumière. Celle-là s'en tirera mieux et plus vite que celle-ci. En fut-elle plus libre pour autant ?

Une photo en tout cas qui interdit toute nostalgie ; entrave toute espérance.

Il est des jours, décidément trop nombreux, où le ciel pèse.

 

 

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