Il y a 100 ans ....

Histoire du travail des femmes
Françoise Battagliola
Introduction

 

Les femmes ont toujours travaillé, mais la cécité à l’égard de leur travail repose sur la « valorisation abusive mais signifiante du travail “productif” [qui] a érigé en seules travailleuses les salariées » [Perrot, 1978] [1] Les références entre crochets renvoient à la bibliographie... [1] . Pourtant, comme celle des hommes, leur activité s’est déployée à la ferme, dans la boutique, dans l’atelier artisanal. Mais la contribution des femmes à la production familiale, pour le marché ou l’autoconsommation, a été saisie de façons diverses selon des conventions statistiques qui ont elles-mêmes leur histoire.

Mettre au jour une histoire occultée par une historiographie écrite essentiellement au masculin, tel a été le moteur de la première vague de recherches dans la décennie 1970. Dans le sillage de l’histoire des mentalités et de l’anthropologie de la France, elles se sont surtout intéressées aux travaux dévolus aux femmes dans les sociétés traditionnelles, favorisant une vision de la pérennité des domaines attribués aux femmes et de la perpétuation d’une culture féminine au fil du temps.

Les bilans critiques [Farge, 1984 ; Scott, 1986] ont mis l’accent sur un triple écueil : constituer l’histoire des femmes en domaine séparé se développant à côté de l’histoire au masculin ; fonder une vision de la division des rôles ancrée dans la différence biologique des sexes ; ne voir que les continuités liées à l’oppression ou à la domination des femmes. Or c’est vers une histoire relationnelle des rapports entre hommes et femmes et dynamique centrée sur les mutations, les transformations, les transitions que s’orientent les travaux depuis les années 1980. C’est la grille de lecture adoptée dans cet ouvrage.

Si le terme de « genre » a mis beaucoup de temps pour traverser l’Atlantique, la nécessité d’une histoire relationnelle des deux sexes voit le jour en France dès les années 1980 [Thébaud, 1998]. Histoire, sociologie, anthropologie se sont nourries mutuellement pour voir les « rapports de sexe » comme le produit d’une construction sociale. Au-delà des conceptualisations diverses de ces rapports, il ne s’agit pas de faire l’histoire des femmes ou du féminin, mais des rapports sociaux entre les sexes : « Quels que soient les objets traités, l’histoire des femmes est celle de leurs rapports, individuels et collectifs, réels et symboliques, à l’autre sexe ; il s’agit de faire l’histoire de ces rapports à tous les niveaux : discours, représentations, pratiques effectives… ;d’articuler aussi rapports de sexe et rapports de classe » [Perrot, citée par Thébaud, 1998, p. 116].

Ainsi, l’approche du travail et de l’emploi des femmes n’implique nullement l’autonomisation d’un groupe de sexe. Il s’agit au contraire de saisir les dynamiques des rapports de genre qui fondent les divisions et les inégalités entre les sexes, d’identifier les continuités, mais surtout les discontinuités au cours du temps, de se dégager d’une vision linéaire des évolutions pour percevoir les contradictions, les retours en arrière, les « formes paradoxales d’émancipation » [Muel-Dreyfus, 1996].

La famille est fréquemment perçue comme le lieu où se reproduit la domination masculine et où trouve son origine la place infériorisée des femmes dans le monde du travail. On montrera au cours de la première partie que la séparation entre famille et production a une histoire qui se confond avec celle de l’industrialisation et de la généralisation du rapport salarial. La construction des catégories savantes qui font le partage entre ce qui est considéré comme travail et ce qui ne l’est pas, entre population active et population inactive, au cours des recensements de la fin du XIXe siècle, contribue aussi, en instituant des normes et des représentations sociales, à repousser aux marges du travail une partie de l’activité laborieuse des femmes, effectuée notamment dans le cadre domestique. À partir de la fin du siècle, l’activité laborieuse se différencie en effet en activité (pour soi ou pour autrui, gratuite ou indirectement rétribuée), travail (activité de production de biens et de services contre rémunération) et emploi (qui définit les liens entre l’individu et le marché du travail).

Une périodisation classique guide la démarche adoptée. Un découpage chronologique propre à l’histoire du travail des femmes se heurterait à deux obstacles : celui d’isoler le devenir des femmes de celui des hommes et celui de considérer le groupe des femmes comme homogène, donc susceptible de connaître les mêmes changements aux mêmes rythmes. Or les rapports de genre se modulent selon l’appartenance de classe, voire de « race », même si ce dernier aspect est peu étudié en France par rapport aux études menées dans les pays anglo-saxons.

À chaque période étudiée, la fin du XIXe siècle, l’entre-deux-guerres et le XXe siècle, l’accent est mis sur les figures dominantes du travail des femmes : quelles sont les modalités du recours à la main-d’œuvre féminine ? Comment se compose et se recompose la division du travail entre hommes et femmes ? Qu’est-ce qui fait qu’une tâche, une activité, un métier sont considérés comme féminins ou masculins ? Quelles sont les conditions sociales de l’entrée des femmes dans des fonctions et des métiers « masculins » ? Quels sont les processus de professionnalisation des activités des femmes ? Autant de questions qui n’appellent pas de réponse unique.

Une seconde série d’interrogations concerne les débats, voire les conflits qui ont accompagné l’entrée des femmes dans le monde du travail ou leur afflux dans certaines professions. Les frontières entre univers masculin et féminin font l’objet de définitions socialement constituées et d’un travail symbolique jamais achevé de légitimation. Elles sont, particulièrement durant les périodes de transition ou de crise, de véritables enjeux sociaux. Syndicalistes, réformateurs, féministes alimentent ces débats.

Enfin, chaque période étudiée voit la mise en place de législations qui ont contribué à réguler la participation des femmes au marché du travail. Ces législations relèvent aussi bien de politiques de l’emploi que de politiques de la famille. Mais qu’il s’agisse de protéger les ouvrières, de limiter le droit au travail des femmes ou d’aménager les relations entre la vie professionnelle et la vie familiale, les premières comme les secondes s’appuient sur la place des femmes dans la famille pour légiférer sur le travail. Derrière la travailleuse se profilent l’épouse et la mère.