Il y a 100 ans ....

Contes et mécomptes de l’emploi des femmes


Quand on examine un siècle de statistiques, bien des idées reçues sur le travail féminin s’évanouissent…
par Margaret Maruani et Monique Meron, décembre 2012


Taux de chômage, indice des prix : les chiffres sont politiques. Il en va de même pour le travail des femmes. Chaque société, chaque époque, chaque culture produit ses formes de travail féminin et sécrète ses images et ses représentations. Les chiffres participent très activement à cette construction sociale. Il est donc nécessaire de recompter le travail des femmes au XXe siècle et, en même temps, de décrypter la façon de compter. Retrouver les données et les logiques qui présidaient aux définitions de chaque période permet de comprendre les contes et codes sociaux délimitant les frontières de ce que l’on nomme le travail des femmes.

Les recensements d’autrefois le répètent comme un leitmotiv, « le classement des femmes est souvent affaire d’interprétation ». Où passent les frontières entre l’emploi repérable et le travail informel ? Comment les femmes ont-elles été, au fil des ans, recensées, omises ou recalculées, effacées ou reconnues ? Sur elles pèse toujours le soupçon implicite de l’inactivité : une paysanne dans un champ travaille-t-elle ou regarde-t-elle le paysage ? Une ouvrière licenciée, est-ce une chômeuse ou une femme qui « rentre au foyer » ? Ces questions récurrentes et navrantes, réservées aux femmes, disent le contraste entre l’évidence du travail masculin et la contingence du travail féminin. Déclarer ou non une activité rémunérée ou une profession, distinguer le fait d’occuper un emploi des fonctions domestiques ou strictement familiales, c’est s’affirmer comme membre d’une société économique. La délimitation du travail est un fil rouge pour lire la place des femmes dans les sociétés contemporaines. Car, en dépit de ce que l’on a pu dire sur le déclin de la « valeur travail », l’activité professionnelle demeure une expérience sociale majeure.

Selon l’histoire du travail au XXe siècle habituellement racontée, l’activité professionnelle des femmes aurait eu tendance à diminuer de 1901 à 1962 ; c’est une « illusion d’optique statistique », car les chiffres ont été recalculés en fonction d’un changement de définition de l’activité agricole. Au début du siècle, tous les adultes vivant avec un agriculteur et n’ayant pas d’autre occupation déclarée étaient considérés comme étant eux-mêmes agriculteurs. Il s’agissait essentiellement des épouses. En 1954, les experts ont décidé de ne compter que les personnes déclarant exercer cette profession. Ainsi, les femmes d’agriculteurs qui ne se disent pas agricultrices sont considérées comme inactives alors que, jusque-là, l’hypothèse inverse allait de soi. A un moment où le déclin de ce secteur est engagé — et où l’idéologie de la femme au foyer s’épanouit —, ce changement de définition soustrait brusquement 1,2 million de personnes, dont près de 1 million de femmes, de la population active. Pas étonnant que l’activité des femmes semble alors décliner. Du coup, l’augmentation constatée depuis les années 1960 part d’un point artificiellement bas. Cette croissance de l’activité féminine, qui se poursuit, en paraît donc renforcée. De plus, depuis le début du XXIe siècle, les statistiques sont focalisées sur l’« emploi à tout prix » : une heure de travail rémunéré dans la semaine suffit à compter l’étudiante, le chômeur ou le retraité parmi les personnes ayant un emploi. Cette définition est désormais appliquée de façon plus draconienne. Après la disparition du travail des enfants et le recul de celui des jeunes, de plus en plus scolarisés, après la généralisation des droits à la retraite, voilà que la tendance séculaire de recul de l’activité des plus jeunes et des plus âgés s’est récemment inversée. Outre un arrêt de l’allongement des études et les réformes visant à reculer l’âge de la retraite, ces retournements sont accentués par l’attention nouvelle portée à la remontée des taux d’emploi, préconisée par l’Union européenne.

Les mères n’interrompent plus leur carrière

Une des particularités serait que les femmes arrêtent de travailler quelque temps après la naissance des enfants. Or cette discontinuité des trajectoires professionnelles a commencé à s’estomper dès la fin des années 1960, pour devenir résiduelle. Par exemple, les taux d’activité des femmes en âge d’avoir et d’élever des enfants (25-49 ans) sont passés de 42 % en 1962 à 85 % en 2010 (1). Et c’est là le premier fait marquant qui se dessine au fil des courbes jalonnant ce siècle : la tendance générale à l’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins. Bien qu’un peu plus faible parmi les moins diplômés, ce rattrapage est spectaculaire dans toutes les catégories et toujours à l’œuvre aujourd’hui. Mais dans le passé, les femmes, dans leur majorité, se sont-elles toujours arrêtées de travailler à l’âge de la parentalité ? En réalité, les années 1946-1968 ont constitué une parenthèse durant laquelle elles ont connu des trajectoires beaucoup plus discontinues, bien plus qu’au début du XXe siècle. Entre 35 et 39 ans (2), par exemple, 53 % des femmes étaient actives en 1906 et 1911, 49 % dans les années 1930 et en 1946, mais seulement 39 % en 1954 et 1962. Il faut attendre 1975 pour que ce taux dépasse à nouveau 50 % et s’accroisse jusqu’à atteindre 87 % au XXIe siècle. Cet aspect de l’histoire est bien peu connu, alors qu’il est tout sauf un détail : selon les époques, l’activité féminine n’est pas toujours dépendante de la vie familiale.

En revanche, chômage, sous-emploi et travail à temps partiel ont, eux, existé tout au long du XXe siècle, mais sous des appellations et des définitions très diverses. Il est difficile d’en dresser le tableau exhaustif au fil du temps, car leur chiffrage est incertain, polémique et politique. Au début du siècle passé, seuls les ouvriers et employés « momentanément sans place » étaient comptés comme chômeurs ; on oubliait les journaliers, les isolés payés à la tâche mais qui ne trouvaient pas d’emploi, etc. Aujourd’hui, pour les femmes, l’ombre de l’inactivité plane toujours sur la privation d’emploi. Sont-elles bien immédiatement disponibles pour saisir toute offre ? Se déclarent-elles chômeuses seulement parce qu’il n’est plus à la mode d’être femme au foyer ?

Pour le sous-emploi, qui n’apparaît en statistique que dans les années 1990, et pour le travail à temps partiel, les choses sont simples. Depuis qu’ils sont recensés, on voit qu’il s’agit, pour l’essentiel, d’affaires de femmes : 30 % d’entre elles et 7 % des hommes qui ont un emploi en 2010 travaillent à temps partiel, et ces proportions ont à peine frémi en quinze ans (+ 2 % pour les hommes et + 1 % pour les femmes). Cette forme d’emploi, développée et favorisée par les politiques et la législation dans les années 1980, vient contrecarrer la tendance à l’homogénéisation des comportements d’activité masculins et féminins : plus de 80 % des personnes travaillant à temps partiel sont des femmes. Ce dispositif a été créé de toutes pièces pour elles — du « sur-mesure », en quelque sorte. Mais de là à raconter qu’il sied bien au « deuxième sexe », c’est une autre histoire. Ce serait entrer dans le registre du mensonge social et oublier qu’il est le moteur du sous-emploi.

Des métiers d’antan aux professions d’aujourd’hui, l’histoire est également sexuée. Ainsi, par exemple, la classe ouvrière a toujours été plus masculine ; la tertiarisation des emplois a été plus rapide et plus importante pour les femmes… Quand on regarde la cartographie des métiers selon le sexe, on constate le maintien d’indéracinables bastions masculins et féminins : très peu de femmes sur les chantiers, quasiment pas d’hommes dans les pouponnières ni chez les particuliers pour aider les personnes ou faire le ménage. Et la constance est masculine autant que féminine. Des ruptures apparaissent du côté des catégories les plus diplômées, où l’on voit des professions qualifiées, autrefois occupées de façon hégémonique par des hommes, se féminiser sans se dévaloriser systématiquement.

Cette dualité varie aussi selon les qualifications et les âges : les métiers les plus ségrégués sont souvent exercés par des personnes relativement âgées et peu qualifiées, tandis que les professions qui se féminisent s’adressent, en moyenne, à un public plus jeune et plus qualifié. Sur le front de la mixité, les pesanteurs restent omniprésentes. Mais les frémissements que l’on aperçoit du côté des jeunes générations et des salarié(e)s les plus qualifié(e)s laissent augurer que tout n’est pas joué, peut-être.

Au début du XXe siècle, la majorité des femmes travaillaient chez elles. Elles étaient agricultrices, couturières payées à la tâche, ouvrières à domicile… Au XXIe siècle, la quasi-totalité d’entre elles quittent le domicile pour aller travailler. Les femmes gagnent leur vie, quelle que soit leur situation familiale. Avec la diffusion du salariat, leur labeur est désormais devenu visible et autonome, déconnecté de leur statut familial. Et cela change beaucoup : les femmes ont gagné en autonomie économique — en liberté, donc.

En fait, et à rebours des idées reçues, elles n’ont jamais été une « minorité », et l’apport de leur force de travail a été massif : jamais moins d’un tiers de la population active, près de la moitié actuellement (3). Ce voyage dans les méandres de la statistique met ainsi en évidence le fait qu’en dépit des crises et des récessions, par-delà les périodes de guerre et d’après guerre, les femmes ont vraiment beaucoup travaillé en France, à toutes les époques de ce siècle.

Margaret Maruani et Monique Meron
Respectivement sociologue, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), directrice du réseau Marché du travail et genre (MAGE) ; et statisticienne à l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et au Laboratoire de sociologie quantitative. Elles viennent de publier Un siècle de travail des femmes en France. 1901-2011 (La Découverte, Paris), sur lequel s’appuie cet article.