Il y a 100 ans ....
précédent suite

Commémorations

Des monuments aux morts et des commémorations il y en eut évidemment pour la guerre - un peu oubliée - de 1870 mais évidemment beaucoup moins et plus tardivement que pour celle de 14. Faute de plaques d'identification, les soldats furent le plus souvent enterrés anonymement et les monuments érigés en France le plus souvent après 1890 quand une loi laissa aux communes le soin et l'initiative d'ériger des monuments.

Il y en eut évidemment beaucoup plus pour la guerre de 14 : plus de 36 000 - un dans chaque village pratiquement - dont 30000 érigés entre 1918 et 1925, chiffre considérable qui traduit évidemment l'énormité des destructions et du nombre de morts de cette première guerre industrielle mais révèle en même temps une attitude nouvelle : si les monuments précédents le furent souvent à la gloire des combattants, ceux-ci célèbrent plutôt l'honneur des disparus avec l'implicite désir que leur sacrifice fût le dernier ; que cette guerre fût la der des der !

C'est ce que l'on retrouve notamment dans le monument aux morts de la place de la République à Strasbourg, érigé assez tardivement dans les années trente, où très explicitement la sculpture est un appel à la réconciliation et à une Europe enfin unie

M Halbwachs avait consacré un ouvrage dans les années vingt à la mémoire collective - concept qu'il avait formé : il y mettait en évidence la mémoire comme un fait social comme le truchement par quoi s'exprimait l'appartenance de l'individu à différents groupes sociaux.

Ce qui est clair c'est que la commémoration, d'abord, relève de ce rassemblement de foule où l'émotion partagée est une manière pour elle d'affirmer à la fois son identité et sa cohésion. Elle est donc ainsi - et c'est pour ceci qu'elle entre pleinement dans le dispositif institutionnel - affirmation d'une unité, d'un consensus. Dans une logique qui est celle que propose Girard, une société à la fois s'affirme et dépasse ses crises en se rassemblant autour du cadavre du sacrifié. Force est de constater - même si dans ce cas la crise trouve une cause plus externe qu'interne - que la commémoration permet de dépasser toutes les oppositions, tous les conflits d'avant-guerre, notamment entre pacifistes et nationalistes, socialistes et droite conventionnelle, entre Église et République laïque.

La grande réconciliation s'est opérée sur le terrain, dans les tranchées et les hommes indistinctement se sont retrouvés - croyants ou non, conservateurs, monarchistes, républicains modérés ou socialistes - dans les mêmes épreuves, angoisses et périls. Ce ne saurait être tout-à-fait un hasard si très vite ce fut l'expression Union Sacrée et non Union Nationale qui prévalut pendant la guerre pour désigner la mise en suspens de tous les différends politique même si la formation du second gouvernement Viviani en Août 14 n'alla quand même pas jusqu'à appeler un Albert de Mun, contrairement aux souhaits de Poincaré !

La guerre, grande purificatrice archaïque, allait permettre la réintégration de l'Eglise dans les arcanes d'une République qui l'en avait chassée en 1905.

Le rituel républicain de la commémoration demeure très dépouillé - plutôt austère - qui se réduit à la la trilogie dépôts de gerbes, minutes de silence, discours officiels et se prête assez mal à l'affirmation d'une quelconque originalité encore moins à l'expression d'une quelconque revendication. On attend des participants une posture digne, silencieuse, recueillie et j'y vois en réalité la traduction d'un retour, par la bande, du religieux - que l'on retrouve à l'entrée de maints monuments ou stèles sur les lieux de combats.

Pourtant, à côté, ou en même temps, que cette dimension, sacrale par quoi chacun affirme son appartenance au groupe et l'identité de ce dernier, apparaissent parfois des signes sinon revendicatifs en tout cas protestataires : il est évident, ainsi, que les cérémonies au Mur des Fédérés sont à la fois des hommages aux morts mais en même temps une protestation forte contre la férocité mise à l'écrasement de la Commune lors des Journées sanglantes et l'affirmation d'une contre-culture socialiste, protestataire et anti-bourgeoise. De la même manière, durant l'occupation allemande des années 40, le fleurissement clandestin des monuments à l'occasion des 11 novembre ne pouvait pas ne pas revêtir une forte dimension politique de résistance sinon au nazisme en tout cas à l'occupant allemand.

Indéniablement, après 1918, les commémorations prendront, de manière plus ou moins discrète, cette dimension protestataire : ce pacifisme-là n'aura plus grand chose à voir avec celui, idéologique, des années Jaurès : ce n'est plus le capitalisme qui sera mis en cause à travers ses guerres inéluctables mais, de manière diffuse et parfois idéologiquement confuse, le système dans sa globalité, la guerre en général qui sera pourfendue faisant du poilu l'ultime sacrifié dont l'effort n'aurait de sens qu'à condition qu'il fût le dernier. Ce pacifisme-là, parce que porté par les anciens combattants, ne peut évidemment signifier lâcheté ou individualisme ; encore moins antipatriotisme et surtout pas internationalisme.

Politiquement l'affaire est intéressante : après la signature du traité de Versailles, et, surtout après la scission du Congrès de Tours, on peut dire que la gauche socialiste est pacifiste quand la droite, plutôt belliciste et en tout cas affairée à faire payer à l'Allemagne les conséquences désastreuses de la guerre. C'est, surtout, à partir de janvier 33 et l'accession de Hitler au pouvoir, que l'on commence à changer de position : à gauche, on comprend que le pacifisme n'est pas la bonne stratégie pour contrer la montée du fascisme, et si, après le revirement de la position de Staline, on voit d'abord dans l'union de la gauche (SFIO et PC) une arme efficace contre le fascisme, on considérera surtout que la non-intervention en Espagne et les accords de Munich ne sont jamais que des capitulations en rase campagne qui ouvre la voie au triomphe du fascisme. A droite, en revanche, parce que l'on y est assurément d'abord anticommuniste, on considérera en Hitler un utile bouclier contre le communisme qui justifiera toutes les conciliations, collaborations, voire appel à la paix à tout prix.

Mais les frontières se sont brouillées. Avec les communistes, on trouve une droite révoltée contre le pacifisme de Flandin, tel Paul Reynaud. Blum devient l’allié de Paul Reynaud. D’un autre côté, il existe des socialistes comme Marcel Déat, des communistes comme Doriot et des radicaux comme Bergery qui sont des pacifistes issus de la gauche passés à l’extrême droite. Les cartes sont entièrement faussées. Marc Ferro

La figure de G Hervé est caractéristique de cette propension qui virent certains (dont Marcel Déat) quitter progressivement le rang de la gauche pour rejoindre finalement Pétain, la collaboration voire un franc pro-nazisme. Si G Hervé n'était pas antisémite, il n'en revendiquait pas moins un pouvoir fort : c'est Pétain qu'il nous faut clamait-il dès le début des années 30 Celui qui, au début du siècle préconisait le recours à l'insurrection en cas de guerre, non seulement rallia très vite la défense nationale mais vira effectivement au fascisme : Vous ne parliez pas ainsi autrefois ? - C'est vrai, mais depuis, vous l'avez peut-être oublié, il y a eu la guerre, c'est avec cette phrase que débute ainsi la Nouvelle histoire de France qu'il fait paraître en 1930.

Toute l'ambiguité idéologique du culte des poilus et de l'entrée en politique des anciens combattants est ici : bien sûr, ils ne seront pas tous collaborateurs en 40, et, notamment on retrouvera le colonel de la Rocque, fondateur des Croix de Feux du côté de la Résistance mais où la césure semble irréversible, qui contribuera à brouiller les cartes c'est dans l'identique aspiration à un pouvoir fort, l'identique réprobation de la République parlementaire qui en conduira plus d'un à des affinités pour le moins sulfureuses.

Il faut souligner à cet égard que les anciens combattants jouèrent un rôle primordial dans un pays préoccupé surtout d’indemnisations et de réparations et ceci au delà des classiques divisions politiques. Par leur nombre d'abord : ces 6 400 000 mobilisés qui ont survécu, représentent 55% des plus de vingt ans en 1920, 45% en 1930. A cette date, près d’un sur deux adhère à une association d’anciens combattants. Mais par leur poids moral encore : se réservant le droit, au nom de leur sacrifice, de donner leur avis sur la manière dont les affaires de la nation sont conduites, ils plaideront inlassablement pour le refus de toute guerre. C'est alors moins le culte de la Patrie à quoi ils se consacrent, qu'au culte de ces morts qui interpellent les vivants. Il n'est pas impossible d'ailleurs que l'attitude à Munich en 38 de Daladier, lui-même ancien combattant, eût à voir avec ce pacifisme-là, même s'il n'était pas dupe de ces conséquences à court terme - on se souvient qu'en réponse aux acclamations qui l'accueillirent au Bourget , il grommela : les cons !

C'est dire que le brouillage idéologique sera d'autant plus violent que l'ennemi, en face, ne saurait être considéré comme un ennemi ordinaire, ni même comme un dictateur anodin. L'histoire le montrera qui offrira à la guerre un tout autre visage, en tout cas plus légitime que n'en eût jamais celle de 14-18 : s'il fallait impérativement vaincre le nazisme, ce n'était ni seulement pour contenir ses assauts impérialistes, ni même pour détruire une dictature odieuse : son racisme consubstantiel et le génocide qu'il allait mettre en oeuvre allait donner à la guerre une légitimité nouvelle - qu'elle avait perdue depuis les guerres pseudo-libératrices de la Révolution - et poser au pacifisme un problème qui allait le disqualifier pour un moment. Derrière la noble figure d'un Gandhi parvenant avec la non-violence à en imposer à Londres, il y a aussi ces militants allemands de la guerre froide qui s'exclamèrent besser rot als tot ! Et, sans conteste, le pacifisme des années 50 à 90 ne pourra toujours se déjouer des ruses de la propagande soviétique.

C'est en tout cas assez dire combien la commémoration, dans l'entre-deux-guerre, ne pourra très vite plus se résumer à sa seule dimension sacrale mais contient très vite et parfois de manière explicite, des contenus idéologiques revendicatifs qui nourriront tous les débats idéologiques des années trente mais évidemment aussi l'attitude non seulement de la France mais surtout des français durant la période noire de l'occupation et de la collaboration.

Guerre civile larvée d'une certaine manière, guerre civile idéologique, en tout cas.

Après tout, chaque époque relit son passé avec les préoccupations, théories et projets qui sont les siens : rien n'st plus révélateur à cet égard que les manières si différentes dont on célébra en France le centenaire et le bicentenaire de la Révolution : en 1889, la jeune IIIe ne pouvait pas ne pas mettre en exergue les valeurs de liberté, égalité qui fondaient son projet à l'époque encore si fragile ; un siècle plus tard on s'attacha, à droite surtout, à fustiger plutôt les outrances de la Terreur - la mise en évidence du totalitarisme soviétique était passée par là ! Il n'en va pas autrement aujourd'hui : la célébration du centenaire de la guerre de 14 se veut aussi celle de la grande réconciliation franco-allemande et, par delà, de celle européenne. Pourquoi pas, après tout ! A condition de ne pas oublier que, contrairement au cliché communément admis, ce n'est pas la construction européenne qui empêche toute guerre à venir en Europe ; à tout bien considérer, c'est plutôt l'inverse qui se produisit. Ce fut bien l'impossibilité même d'une guerre, compte tenu du glacis stalinien et du déploiement de forces nucléaires, qui rendit nécessaire, pour le contrer l'union des pays de l'Europe occidentale face aux pays du Pacte de Varsovie.

Je ne puis pas ne pas songer ni le craindre d'ailleurs, combien, depuis que la menace nucléaire absolue s'est estompée à coup d'accords de désarmement mais aussi de l'effondrement de l'une des deux superpuissances, les conflits plus classiques se répètent, à un rythme de plus en plus rapide laissant à croire, qu'après tout, la guerre pourrait redevenir, au delà des instances internationales supposées garantir la paix et, parfois en leur nom - Irak, Koweit ...- une manière de résoudre les grands différends de la diplomatie internationale.

Ce qui est certain, c'est qu'aujourd'hui, comme en 14, on se sera affairé à produire des théories les unes plus sophistiquées que les autres pour s'assurer de l'impossibilité d'une guerre au nom du prix trop coûteux qu'elle représenterait ; qu'elle eût lieu, nonobstant. Qu'aujourd'hui, comme alors, des guerres locales se répétèrent - dans les Balkans - comme aujourd'hui au Moyen-Orient, ou sur les périphéries de l'ex-empire soviétique. Que le pacifisme, à forte connotation idéologique ou simple aversion de la guerre, n'y put jamais rien. Vidé aujourd'hui de tout sens, par certitude convenue de son impossibilité en Europe, accrue vraisemblablement par le fait que rares sont encore ceux vivants qui en eurent l'expérience, le pacifisme n'est ni plus un mot d'ordre qu'une valeur et les commémorations se réduisent au cérémonial obligé mais pâle de sociétés qui ne savent plus vraiment où elles veulent aller mais se croient stupidement modernisées d'avoir traduit leurs conflits sur le terrain économique.