Il y a 100 ans ....
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Sarajevo 28 juin 1914

La voici donc allumée la mèche qui fera exploser toute l'Europe et le monde à sa suite ! Le moins que l'on puisse dire est que ce ne fut pas évident tout de suite, ni pour tout le monde.

Le 28 juin est un dimanche : il faut attendre le lundi pour que la presse en parle mais que ce soit pour le Figaro, l'Humanité, le Petit Journal ou La Croix, dès le lendemain, le sujet passe en page intérieure dans la rubrique internationale. Tout juste Jaurès lui consacre-t-il un éditorial le 30 juin avant de s'en retourner dès le lendemain aux affaires intérieures et notamment à la petite guerre que se livrent gauche et droite aux présidences de commission qui révèlent le rapport de force entre les partisans de la loi des 3 ans ou un retour à un service militaire de deux ans.

Aveuglement ? Manque d'analyse ? ou de perspective historique ? C'est toujours facile à affirmer a posteriori : il faut avouer quand même que, nonobstant toutes les analyses laissant accroire qu'une guerre avec l'Allemagne était inévitable dans les années à venir - voire souhaitable aux yeux de certains - l'incapacité à voir tout de suite dans l'attentat l'étincelle qui mettra le feu aux poudres - selon l'expression consacrée - a quelque chose de surprenant. A décharge il faut reconnaître que l'attentat mettait aux prises plutôt l'Autriche-Hongrie avec ses éternelles tensions nationalistes internes et avec notamment les tensions indépendantistes des Bosniaques que François-Joseph avait annexés purement et simplement quelques années auparavant avec l'assentiment tacite des Russes comme des Allemands. L'encerclement diplomatique, le jeu des alliances feront, on le sait leur office, on le sait, et en un mois l'Europe sera en guerre mais, clairement, les prémisses d'une guerre mondiale était d'autant moins visibles immédiatement dans cet attentat qu'il ne concernait, au premier chef, ni le royaume allemand ni la république française, en dépit des amitiés franco-serbes clairement affichées et de la vocation que Nicolas II s'était attribuée dans la défense des intérêts slaves dans la région.

Jaurès fut l'un des seuls à avoir anticipé, sans y croire cependant tout de suite, mais il faut dire que ses cris d'alerte furent tellement réguliers depuis quelques années et les animosités que son pacifisme aura suscitées tellement violentes - en France notamment - qu'on ne l'écoutait pas toujours ni plus vraiment - même dans les milieux radicaux. Un Clemenceau notamment s'inquiète plus de l'impréparation de l'armée qu'il ne s'emploie à déminer les causes d'une guerre éventuelle. L'esprit de guerre l'emportait, insidieusement.

Or, que dit Jaurès ?

Il dénonce d'abord l'ambiguité de la politique que François Ferdinand rêvait d'accomplir une fois au pouvoir et qui consistait paradoxalement à la fois de faire des serbes une partie intégrante de l'Empire à parité avec les autrichiens et les hongrois, mais en même temps de mater toute velléité d'autonomie des slaves. Jaurès a beau escompter que les Serbes n'aient pas intérêt à la dislocation de l'empire austro-hongrois car cela reviendrait à se mettre sous la coupe de la Russie, et que les autrichiens aient tout intérêt à ne pas trop mettre de l'huile sur le feu nationaliste au risques de problèmes internes plus graves, on sent dans les propos de Jaurès qu'il ne compte plus vraiment sur la sagesse des nations.

C'est sans doute le paragraphe final qui mérite attention : Jaurès y pointe la gravité de l'absence de tout ordre international stable. Il a bien compris que la diplomatie à la canonnière ne fonctionne plus et que les relations internationales ne peuvent plus se résumer à de simples conquêtes territoriales faisant fi des aspirations des peuples concernés. Plus de droit public européen, écrit-il ! Il faudra deux guerres, des millions de morts et pas mal d'illusions pour que sorte de ce chaos un semblant d'ordre international ; nous n'en sommes même pas encore à un droit qui tienne compte des peuples tant cet ordre, issu du rapport de force de la seconde guerre mondiale, même s'il s'effrite, ou que les forces qui s'y mesurent soient désormais moins militaires qu'économiques, recèle bien peu de démocratie et bien trop d'intérêts et a bien peu appris des leçons du passé !

Ce jour-là un siècle s'éteint et peu le savent. Ce jour-là le ventre immonde a été fécondé et nul ne s'en peut douter. Chacun de son côté, avec des arguments qu'il croit imparables, prépare sa propre fin mais n'a aucun doute sur son avenir. Nul ne s'en tirera indemne.

Nationalistes de tout poil dans les Balkans : savent-ils que la Yougoslavie qui naîtra de leurs divisions fiévreuses entraînera certains sous la coupe de Staline, d'autres sous celle, infâme des oustachis de Ante Pavelić, et tous à l'insultante purification ethnique des années 90 ?

Ardents pangermanistes : savent-ils qu'après le duo Luddendorf/Hindenburg ils paieront de douze années de dictature et d'un génocide la fureur mégalomaniaque de s'être crus fidèles hérauts de la civilisation ?

Autrichiens réactionnaires : savent-ils que leur mépris affiché tant pour les slaves que finalement pour les hongrois, leur atavique conservatisme obsessionnel réduira leur empire à portion si minime que brutalement il va sortir de l'histoire pour n'y plus rentrer que par mégarde ?

Et que dire des pacifistes qui y perdront leurs illusions ?

Des socialistes qui seront bientôt confrontés à l'ombre vertigineuse d'un totalitarisme que nul n'avait seulement imaginé possible ?

Ce jour-là c'est l'Europe qui mourut à elle-même ouvrant la voie à un monde où nul n'imaginera plus seulement pouvoir être un jour heureux.

C'est ce jour-là que s'effaça le drame pour laisser toute sa place à la tragédie.