Il y a 100 ans ....

L'Opinion d'un Ambassadeur
Figaro du 21 juin1914.

 

 


Berlin, 20 juin.


Un ambassadeur de la Triple-Entente -qui n'est pas nommé, mais qui n'est pas l'ambassadeur de France,- énumère, dans le Berliner Lokal Anzeiger, sous ce titre: «L'Allemagne désire-t-elle la guerre ardemment?» toutes les raisons de craintes qu'il a et que l'on peut partager.

Les voici:

1° Motifs politiques et économiques: l'instabilité en Orient; l'avenir de l'Autriche-Hongrie de plus en plus angoissant, ainsi que tous les problèmes politiques qui s'y rattachent; la disproportion croissante entre les besoins économiques du peuple allemand qui augmente sans cesse et les marchés mondiaux qui se rétrécissent.

2° Motifs d'opinion publique: l'explosion de chauvinisme qui se déchaîne en Allemagne parmi les classes possédantes, dans la noblesse, dans le clergé, dans l'armée, dans la marine, parmi les professeurs d'université, parmi les professeurs de lycée, parmi les étudiants et les lycéens. Le chauvinisme est entretenu par l'activité de plus en plus grande des associations de vétérans et de nombreuses sociétés patriotiques:

J'affirme, écrit l'ambassadeur qu'il existe en Allemagne un chauvinisme latent, beaucoup plus dangereux que les courants du même genre en Europe. Partout, dans les classes cultivées, on pose, en Allemagne, comme un dogme que l'Empire allemand ne joue pas, dans la politique mondiale, le rôle qui lui revient. Partout, de grands organes répandent la doctrine à la fois dangereuse et irritante que le prestige allemand est en train de diminuer. Les patriotes réclament des actes.
3° Motifs de politique intérieure: tandis qu'en France et qu'en Angleterre l'évolution politique semble achevée, tandis qu'en Russie elle est à peine commencée, en Allemagne, la civilisation moderne marche à l'assaut, contre les institutions vieillissantes et contre les conceptions désuètes. Les classes possédantes et les classes privilégiées s'arc-boutent pour résister à un tel assaut. Ces combats et l'irritation qui en résulte sont loin d'adoucir les efforts des nationalistes allemands qui poussent vers une diversion extérieure.

Le diplomate conclut cette interview sensationnelle en exprimant l'espoir que le gouvernement allemand aura la force de résister aux tendances par trop belliqueuses de son peuple.

Ces déclarations font, naturellement, un bruit énorme à Berlin. La Post, organe pangermaniste, en profite pour se livrer aux menaces les plus exagérées contre les voisins de l'Allemagne, et elle s'écrie:
Si la Triple Entente continue à opposer une barrière à l'irrésistible poussée qui se manifeste dans noire peuple vers une expansion nécessaire, elle nous mettra de force l'épée dans la main, et alors malheur aux vaincus!
Quant au Berliner Lokal Anzeiger, tout en niant que le peuple allemand convoite le bien de ses voisins, il convient qu'il est résolu à ne plus supporter les barrières que l'on oppose à son expansion, et il ajoute:
Nous n'avons pas oublié les histoires du Maroc, en Allemagne, et, leur enseignement, et nous sommes résolus à veiller à ce qu'elles ne se reproduisent plus dans l'avenir.

Votre correspondant, qui est depuis vingt ans en Allemagne, se trouve, à égale distance de ces exagérations belliqueuses et des utopies des radicaux allemands. Je les ai combattues tour à tour les unes et les autres, et précisément parce que je ne suis de l'avis d'aucun, je me crois dans la vérité.

Le peuple allemand, j'entends les paysans et les ouvriers, est, comme tous les peuples, foncièrement pacifique.
La bourgeoisie allemande est divisée en deux camps; mais elle ne comprend rien ou presque rien à la politique étrangère, et ses idées autant que ses sentiments changent avec la rapidité d'un kaléidoscope. Sa haine farouche, contre l'Angleterre, qui dominait, il y a six ans, l'opinion publique, a fait place à une méfiance presque amicale.

Reste donc une minorité très bruyante, très belliqueuse, qui se recrute à la fois parmi la noblesse, les étudiants et les professeurs d'université. Cette minorité est capable, je le reconnais, d'entraîner à sa suite, à une heure critique, le peuple allemand, précisément parce qu'il est assez instable et incertain, et de peser sur le gouvernement. Cela lui est d'autant plus facile que quelques-uns de ses coryphées, en vertu de leur naissance ou de leur position, vivent dans le voisinage immédiat du gouvernement ou même dans l'intimité de la famille impériale.

Il y a donc un danger; mais il ne faut pas l'exagérer: si les pacifistes sont complètement impuissants, les pan-germanistes ne sont pas tout-puissants en Allemagne.

Par Ch. Bonnefon