Il y a 100 ans ....
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Au tribunal ... il y a tout juste un siècle ....

 

Déférée devant le tribunal de Francfort pour désobéissance civile après avoir affirmé lors de deux meetings que les socialistes allemands se refuseraient à porter les armes contre leurs frères français ou étrangers, Rosa Luxemburg sera condamnée à un an de prison qu'avec le jeu des procédures en appel elle ne subira qu'en 1915. On la voit ici avec son avocat P Lévy.

Quoiqu'avec des positions idéologiques plus radicales que lui, Luxemburg n'aura pas dit autre chose que Jaurès : elle ira en prison ; lui pourra s'exprimer librement ... jusqu'à ce qu'on l'assassine.

Preuve s'il en est que la désobéissance touchait au secret même de ce qui fondait la légitimité de l'Etat à incarner la Nation et ce, qu'il soit républicain ou monarchique. Au fond, ni plus ni moins que dans les organisations féodales, on marquera son attachement au groupe par le sacrifice suprême que l'on accepte de gré ou de force à consentir ; sa citoyenneté ou sa sujétion par l'obéissance que l'on doit à l'Etat qui le revendique pour sa défense. La rupture se situe exactement au moment où l'on commence à affirmer que l'Etat n'est pas le représentant du peuple mais seulement des intérêts de la classe dirigeante, où dont se sacrifier n'est pas jouer sa vie pour le peuple mais pour les intérêts de la bourgeoisie ; où donc l'on affirme que l'Etat n'est qu'une institution politique historique correspondant à un rapport de force conjoncturel et non pas l'aboutissement politique d'une communauté naturelle.

C'est ce pas qu'après Marx mais aussi Bakounine R Luxemburg franchit. Et il est décisif.

Mais Rosa Luxemburg c'est aussi une femme issue de ce foyer juif polonais qui aura été le foyer et le ferment à la fois du Bund ; de l'antisionisme ; d'une forme de socialisme qui ne voulut jamais totalement se résorber dans le léninisme, mais encore des formes parfois les plus radicales de l'anarchisme. Quelques fussent les raisons qui exacerbèrent ces formes de contestation, et manifestement la domination russe dans cette Pologne que le Congrès de 1815 avait fait disparaître n'y fut pas pour rien, cette contestation forte sera aussi le prétexte de toutes les manipulations fortes, propagandes et délires complotistes dont les Protocoles des Sages de Sion sont évidemment l'exemple le plus notoire. Issue d'une famille bourgeoise, pas religieuse et assez éloignée de la vie de la communauté, elle prend conscience assez vite de la précarité que l'antisémitisme ambiant fait peser sur elle et les siens. Elle part pour la Suisse achever ses études et finira citoyenne allemande par le truchement d'un mariage blanc, contracté à cette fin. Elle est finalement assez représentative des femmes de son époque : des études brillantes restaient la seule manière, et encore pas toujours suffisantes, pour exister ; qu'elle fût d'origine bourgeoise explique assez bien qu'elle prît la voie suisse ou allemande : eût-elle été d'origine prolétarienne sans doute fût-elle restée en Pologne à militer dans l'un de ces partis en train de se créer.

L'histoire gardera évidemment le souvenir de sa fin tragique et en fera à la fois la figure de l'héroïne révolutionnaire prête à se sacrifier pour la cause mais en même temps le symbole de la trahison sociale-démocrate sans quoi l'écrasement de la révolution spartakiste n'eût pas été aussi aisé en ce début 1919.

Très tôt en tout cas elle prit à l'égard des mouvements revendiquant l'indépendance polonaise une attitude d'opposition franche estimant que l'Etat-Nation tel qu'ils le revendiquaient était une régression bourgeoise qu'on devait pouvoir s'épargner au nom même de l'internationalisme prolétarien. Moins encore que chez Jaurès, le pacifisme de Luxemburg revêt une quelconque connotation sentimentale ou morale : nécessité politique impérieuse parce que la guerre est incluse tautologiquement dans la réalité de l'Etat bourgeois, le pacifisme est la seule voie permettant de conduire à l'internationalisme prolétarien et donc au communisme.

Autour du pacifisme

C'est bien parce que ce pacifisme-là signifiait la remise en question radicale, sous la guerre, de la légitimité de tout État, et en l'espèce, identiquement de l'Etat républicain petit bourgeois à la française et de l'Etat monarchico-militaire à la prussienne, qu'il était intolérable pour toute autorité et que sa condamnation était inévitable.

Il est clair en tout cas que l'on se trouve ici aux antipodes d'un pacifisme moral tel que Bertha von Suttner avait pu le développer dès les années 1890 : ce pacifisme-là n'a jamais vraiment pris en Allemagne, handicapé qu'il fut à la fois par une faiblesse théorique évidente et par les succès incontestables que le militarisme prussien lui pouvait opposer : l'unité allemande ; l'annexion de l'Alsace-Lorraine ; le développement économique et la stabilité économique - et qui lui auront d'emblée rallié les faveurs de la bourgeoisie même libérale. Cette dernière, longtemps repliée sur la culture et les sciences pour affirmer une identité que le politique réservé à l'aristocratie lui interdisait, se rallie effectivement au militarisme prussien où elle voit à la fois un gage de réussite mais aussi un code de valeur - celui de l'homme fort. Le courant libéral allemand, héritier de 48, sera doublement et durablement affaibli à la fois par une unité allemande qu'il avait revendiquée mais évidemment pas sous la forme du militarisme autoritaire prussien vers quoi certains de ses membres finiront par se rallier mais aussi par un mouvement ouvrier qui finira par s'organiser contre lui et avec qui il finira par entretenir des rapports conflictuels.

Pour Luxemburg, le capitalisme est par nature impérialiste, car il a besoin en permanence de se procurer des débouchés extérieurs ; à mesure que ceci devient plus difficile, à mesure que la concurrence s'accroît autour de ces pays en voie de développement ou tout simplement colonisés, l'impérialisme devient plus nécessaire encore au capitalisme qui ne saurait à la fin que prendre des formes guerrières. Si elle diverge de Lénine lequel estime que le capitalisme a d'abord pu se développer dans un cadre national, sans être encore impérialiste, ce qu'il ne deviendra qu'à son stade ultime, en revanche ils s'accordent pour estimer que la loi fondamentale du capitalisme - la baisse tendantielle du taux de profit - ne peut que pousser le système à développer un impérialisme qui ne saurait déboucher lui-même que sur la guerre.

Lénine en son temps (en 17) fera la distinction entre le pacifisme révolutionnaire et le pacifisme bourgeois et sera bien amené à reproduire la distinction entre les guerres justes (menées par le prolétariat) et les guerres injustes (bourgeoises à seule fin de maintenir le capitalisme à flot) qui finalement demeure une vieille querelle de jésuites ! Mais une querelle qui dit bien que, à partir du léninisme le pacifisme va résolument changer de sens : contrairement au socialisme pré-soviétique pour lequel la guerre était d'essence capitaliste et lutter contre elle revenait à la fois à lutter contre les forces réactionnaires du militarisme et contre le capitalisme lui-même, à partir de 17, on soutiendra la guerre ou non selon qu'elle s'oppose ou pas au mouvement ouvrier international - ce qui conférera après la guerre de 14 au pacifisme une connotation partisane qu'il n'avait pas tout à fait avant.

Ce qui est certain en tout cas c'est, dès avant 14, le lien indissoluble entre le pacifisme et l'internationalisme : pour le socialiste que fut Jaurès au moins autant que ce ne le fut pour Luxemburg, la véritable réalité humaine ce n'est pas la nation qui ne saurait être un absolu mais un simple produit de l'histoire ; la réalité profonde, c'est celle que déterminent la production, le travail, la place dans les processus, c'est la classe. Et la classe dépasse les frontière. or, c'est une réalité qui transcende les frontières. C'est elle qu'il faut privilégier ; la véritable communauté, c'est celle des travailleurs, c'est la solidarité prolétarienne contre les possédants ; la nation n'est qu'une réalité seconde, et l'internationalisme est la réalité à construire. Avec le léninisme la guerre devient une arme idéologique comme les autres ce qui n'ira pas sans contre-coup à droite, à la droite extrême surtout, on l'on considérera aisément comme pernicieuse justement toute guerre qui se voudrait idéologique.

Cet internationalisme c'est évidemment tout ce qui heurtera non seulement la droite mais aussi, en France, notamment, le centre et une partie des libéraux allemands. Que, très vite, on associât cet internationalisme à l'absence de terre, et donc à la trahison possible ; qu'on l'imputât à la judéité pour l'assimiler au danger suprême que représenterait toujours celui qui n'a pas de terre, voici qui s'entendra d'abord du côté russe, dans la tentative d'écraser le mouvement socialiste dès 1905 ; que l'on entendra tonitruant durant toute l'entre-deux guerres pour justifier et exacerber un antisémitisme qui n'avait pas besoin de cela.

Que, par ailleurs, Jaurès vît au-delà du prolétariat, l'homme est incontestable ; c'est d'ailleurs ceci finalement qui lui vaudra les quolibets d'un Lénine ; c'est peut-être en cela qu'il reste un socialiste d'avant la Révolution de 17 et si l'on regarde bien ce qui fera son disciple Blum refuser les 21 conditions au congrès de Tours en 1920, cela se ramène in fine à ceci. Il n'y a qu'à entendre Blum parler du socialisme comme d'une morale, d'une religion en plus d'une doctrine pour le saisir. Ce qui peut aider à comprendre, qu'à gauche notamment, si l'on se résolût finalement assez facilement à la guerre en 14 ce n'était pas tant parce que subitement l'on eût trouvé quelque vertu roborative à la guerre mais parce que l'on se fut convaincu ou laissé convaincre qu'il s'agissait d'une guerre provoquée qu'on n'avait pas désirée ; que,si l'on s'y engagea ainsi ce fut avec la ferme résolution de la gagner, certes, mais combien le but demeurait la paix, de gagner la guerre pour rétablir la paix ; une paix qui ne demandait rien sinon que celle-là fût la der des der. Ce qui explique qu'on ne trouve plus personne après 18 pour trouver des vertus à la guerre et le lien si profond, et parfois dangereux, entre le pacifisme et le mouvement des anciens combattants.

Indéniablement la grande boucherie que serait la guerre de 14 allait tout bouleverser : quelque soit la lucidité ou la rigueur de l'analyse des uns ou des autres, personne ne pouvait véritablement mesurer à ce moment-là jusqu'où la pente inclinerait qui rendra presque impossible la justification de la guerre en 18. Un peu plus tard, Hitler, son projet, son système, ses menaces et ses actes allait bouleverser une seconde fois la donne en contraignant ceux qui avaient revendiqué la guerre hors la loi à lui retrouver sinon des vertus en tout cas une nécessité impérieuse ; ceux qui demeurèrent pacifistes à se compromettre où ils n'auraient sans doute jamais imaginé pouvoir verser.

Je l'ai écrit déjà : je vois bien 14 comme l'ultime moment de l'innocence possible : pour deux raisons. Jamais personne n'avait vraiment imaginé qu'une guerre pût représenter tant de désastres parce qu'aucune n'avait encore pris une telle dimension. Jamais personne ne pouvait imaginer non plus que le socialisme pût se terminer dans le Goulag. Le XXe siècle qui allait commencer en ce mois d'Août allait dessiller bien des yeux , violer bien des illusions ; trahir presque toutes les espérances.

Il est facile aujourd'hui, avec le recul d'un siècle, et l'amertume de deux guerres mondiales, de deux totalitarismes et de trois génocides, de proclamer qu'il ne pouvait en aller autrement et que l'horreur gisait en germe dans ces jours de 14.

Je ne crois pas que cela soit vrai ; je veux ne pas le croire. Tout simplement parce que je sais que la grandeur de l'humain réside dans son excès d'espérance, dans l'outrecuidance de son désir de liberté sur toutes les fatalités ou autres nécessités que les sciences voudront lui opposer ; qu'il est homme par sa capacité à dire non et à espérer un mieux ; un ailleurs ; un plus juste.

Et de la même manière que j'imagine mal R Luxemburg augurer jamais que le socialisme pût s'incarner en Staline, je sais que Jaurès jamais n'eût admis qu'il se résumât à quelque équation économique.

Oui décidément ce XXe siècle débutait avec un irrépressible désir de rêve ; il n'eut que l'horreur en partage. Nous en sommes là encore, nous qui ne savons plus rêver ni attendre de demain autre chose que la dégradation et le déclin.

 


1) lire sur ce point Daniel Grinberg FORMES DE LA MILITANCE JUIVE RADICALE EN POLOGNE

2) Philippe Alexandre Le libéralisme de gauche allemand et le radicalisme français, 1866/68–1914