Il y a 100 ans ....

Circulaire sur la guerre
(Luxemburg, 1917)

La révolution russe est la première expression de la politique prolétarienne de classe qui se soit frayé un chemin, depuis la banqueroute du socialisme international consommée en août 1914. Par là-même, elle représente le premier élan pour la paix qui soit capable de répercussions historiques mondiales. Dès le lendemain de la victoire sur l’ancien régime, le prolétariat russe a montré dans les faits que son action contre la guerre était commencée. Non sans luttes violentes, la masse ouvrière a obtenu victorieusement du gouvernement provisoire l’abandon de l’offensive impérialiste et la formulation des buts de guerre suivants: pas d’annexion, pas d’indemnité, une paix sur la base de la libre disposition des nationalités.

A première vue la politique prolétarienne a remporté une victoire complète et décisive. Il semble qu’avec cela la voie libre soit ouverte pour la paix et la révolution. En réalité le prolétariat russe se trouvé placé par sa demi-victoire de juillet devant de nouvelles difficultés et de nouveaux problèmes.

La formule de paix est trouvée, mais de là à son application, il v a encore loin. Comment la paix peut-elle être conquise ? Voilà la question maintenant. Une paix séparée, toutes les orientations socialistes en Russie semblent l’avoir reconnu, ne représenterait pas une fin, mais le prélude à un nouvel embrasement de la guerre mondiale. Toute paix séparée, d’ailleurs, est dans son essence une solution non pas prolétarienne et révolutionnaire, mais purement bourgeoise, parce qu’elle résout de manière nationale, unilatérale, le problème de la guerre, parce qu’elle laisse hors de compte le destin du prolétariat européen en général, pour tirer un pays particulier des griffes de la guerre. Dans le cas actuel, une paix séparée serait quelque chose de pire encore. Elle.serait un service inestimable rendu à l’impérialisme allemand, donc à l’ennemi le plus acharné du prolétariat allemand, au boulevard le plus solde de la réaction en Europe, à l’ennemi le plus dangereux de la révolution russe dans l’après-guerre à venir.

Mais la paix générale ne repose pas dans les mains de la Russie seule. Le prolétariat russe peut dompter la résistance de ses propres classes dominantes; il n’est pas en état d’exercer une influence déterminante sur les gouvernements impérialistes de France, d’Angleterre et d’Italie. Dans ces pays, la pression décisive, de par la nature des choses, ne peut venir que du dedans, du sein même du prolétariat anglais, français et italien, comme- ce fut le cas en Russie. Ainsi, en réalité, ni les perspectives d’une paix séparée, ni celles d’une paix générale ne peuvent être considérées comme pratiquement ouvertes, même après l’action puissante et victorieuse des masses populaires russes. Aussi longtemps que cette situation se prolonge, la guerre continue et le prolétariat russe se trouve placé devant la question inéluctable: quelle attitude prendre dans cette guerre ? Défensisme ou défaitisme ?

La formule de paix imposée par le Conseil des ouvriers et soldats (ni annexion, ni indemnité) a été reconnue officiellement en Russie par le gouvernement provisoire. Cela enlève apparemment à la guerre, du moins du côté russe, son caractère de guerre offensive, impérialiste, pour en faire une pure et simple défense du pays. En admettant cela, on doit: même considérer qu’il s’agira;t d’une guerre de défense nationale dans le seul sens véritable du mot, c’est-à-dire d’une défense des. conquêtes de la révolution sous la direction souveraine des grandes masses populaires.

Malheureusement la défense politique ne se laisse pas séparer de l’offensive militaire, lorsqu’il s’agit du choc stratégique des armées. Une fois qu’on admet la nécessité de poursuivre là guerre, quels que soient d’ailleurs les buts qu’on lui assigne, il s’agit de vaincra, c’est-à-dire de recourir le plus possible à l’offensive, selon le vieux principe éprouvé de toute lutte : « un bon coup a toujours’ été la meilleure parade ». Mené évidemment par cette logique, des choses, le ministre de la guerre Kérensky, et avec lui la majorité des classes travailleuses, ont été conduits à engager l’offensive.

Sur le terrain de la stratégie militaire, l’offensive ne se laisse pas séparer de la défensive. Et l’une et l’autre entretiennent également l’existence de’leur instrument commun: l’armée professionnelle. Il en est de même sur le terrain de la diplomatie entre puissances capitalistes: la lutte pour assurer les bases d’une révolution et son développement: futur, ne se laisse pas séparer des entreprises de brigandage impérialiste. Toute conduite active de la guerre, toute offensive militaire du côté russe, servent actuellement, par la force de là situation objective et de sa logique, non pas la défense de la révolution russe, mais les intérêts impérialistes de l’Entente. Aucune formule de paix, si radicale et démocratique qu’elle soit, ne fera disparaître ce fait palpable: toute action de caractère militaire, entreprise par la Russie, est portée au compte des buts de guerre impérialistes de l’Angleterre, de la France et de l’Italie. Par conséquent la république russe, tout en proclamant la défense pure et simple du pays, participe en réalité à une guerre impérialiste, et pendant qu’elle proclame le droit d’auto-détermination des nationalités comme principe de sa politique, elle soutient en pratique l’asservissement impérialiste des peuples innombrables opprimés par ses alliés.

Si la Russie ne conclut pas une paix séparée, et ne se laisse pas entraîner à une offensive, ne pourrait-elle, pas du moins, sans servir les impérialistes se limiter militairement à une attitude d’attente passive, comme c’était à peu près le cas durant les premiers mois qui ont suivi l’éclosion de la révolution, — rester en somme l’arme au pied, en parant tant bien que mal aux attaques éventuelles du côté allemand? — Mais par cette passivité, qui est en elle-même une demi-mesure, un échappatoire, une esquive devant la guerre et les problèmes que posent la nécessité d’y mettre fin, la Russie des Soviets rendrait à l’impérialisme allemand d’inestimables services, en lui permettant de concentrer ses forces sur le front occidental, en lui assurant en quelque sorte la sécurité de ses derrières. En définitive, la république russe est placée entre Charybde et Scylla : si elle veut se tirer du nœud de l’assassinat des peuples par une paix séparée, elle trahit le prolétariat international et ses propres destinées en faveur de l’impérialisme allemand. Si elle n’est pas en état d’obtenir par ses seules forces la conclusion d’une paix générale, il ne lui reste alors, comme gouvernement national et comme armée, que le choix entre deux politiques également désastreuses: la conduite de guerre active, par laquelle elle sert les intérêts impérialistes de l’Entente, et la conduite de guerre passive (l’inactivité militaire) par laquelle elle fait, tout aussi certainement, les affaires de l’impérialisme allemand…

[Août 1917].