Il y a 100 ans ....
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Clara Zetkin

Autre grande figure du mouvement ouvrier, éclipsée par celle plus tragique de R Luxemburg, Clara Zetkin est pourtant une figure passionnante à la fois pour ce qu'elle fut, initia et vécut.

Une figure du mouvement ouvrier allemand d'abord qui participa à la création de la IIe Internationale au Congrès de Paris en 1889, rejoignit la IIIe dès sa création après avoir fait partie des fondateurs du courant spartakiste. Député du parti communiste allemand au Reichstag durant la République de Weimar (1929-1933) , elle s'exila en URSS en 33 à l'arrivée des nazis au pouvoir.

C'est donc quelqu'un qui aura côtoyé à la fois Engels, comme on le voit si contre assis à sa gauche, et Lénine, comme on peut le lire dans son témoignage, après avoir participé au plus près à la révolution spartakiste de 1919-20 à Berlin ; qui aura donc connu, en première ligne, tous les grands débats du mouvement socialiste dont, évidemment, la scission de l'après 17 et la fondation de l'Internationale Communiste.

Pionnière aussi de la cause des femmes, qu'elle porte dès le début, dans les travées du mouvement socialiste, qu'elle impose notamment par la publication de la revue l'Egalité qu'elle aura fondée et publiée jusqu'en 17 et qui fera d'elle l'instigatrice de la Journée des femmes qu'elle impose à l'occasion du Congrès de Copenhague en 1910.

Inutile de dire que cette femme, qui a vu très tôt les défaillances - on parlera volontiers dans les rangs communistes de trahison - de la IIe internationale deviendra très vite, et d'autant plus après l'assassinat de R Luxemburg, à la fois une figure révolutionnaire et un mythe vivant. C'est à ce titre d'ailleurs que l'Internationale Communiste l'envoya à Tours pour faire pression pour accélérer l'adhésion du Congrès aux 21 conditions posées par Lénine. L'histoire veut que son influence y fut tout sauf nulle ; un rôle décisif que l'apparition soudaine de cette femme, arrivée en pleine clandestinité, n'a pu qu'auréoler de gloire : ce dont le témoignage de G Pioch dans l'Humanité témoigne assez bien :

Un arrêt brusque dans la dialectique de Frossard, qui tient de son ardente, sincère et souple intelligence la grâce de savoir que parler socialisme, c'est d'abord, parler humanité... « J'apprends, dit Boyet, qui préside, que notre camarade Clara Zetkin est arrivée ...» Elle paraît, derrière Rappoport, qui la conduit. Alors, c'est le jaillissement de tous ceux qui sont présents. Les mains battent, sonores. Les coeurs, aussi, battent: et si la Révolution ne devait avoir que cette minute de pureté fervente, où elle se dédia toute à une femme juvénilement vieille, et très simple, qui venait à nous, il me resterait l'honneur de l'avoir vu vivre et de l'avoir vécue. Toutes les mains! ... Tous les coeurs! ... Et cet orage affectueux des esprits communiant, pendant cette minute, de la même vénération, de la même espérance, et qui imprimait le mouvement des vagues aux hommes les plus timorés comme aux plus résolus... Ainsi étaient-ils comme projetés vers un exemple où leur «unité» s'accomplissait malgré eux: l'exemple d'une femme seule et frêle, toujours meurtrie, et toujours renaissante, incomparablement agrandie par le plus beau rêve qu'aient en eux attisé les civilisés: celui de leur avènement à la toute conscience, de leur bonheur et de leur liberté ... L'exemple d'une femme qui est une idée en marche, mais qui est, aussi, le Sentiment religieux que cette Idée suscite chez les hommes et l'Action qu'elle accomplit pour leur délivrance ... Insuffisant, certes, par ses paroles et sa musique, à l'idéal qu'il proclame, mais tout sublime des souvenirs malheureux qui lui sont attachés, le chant de l' « Internationale» éclate. Clara Zetkin, qui est parvenue sur l'estrade, et qui, très émue, s'y raidit, pareille, dirait-on, à sa propre statue, reçoit, avec une humilité qui n'est point feinte, l'ovation des mains, des coeurs, des esprits et du chant.

Un observateur « désintéressé» vous dira qu'elle ne paye pas de mine. Voici: un visage de brave femme qui, depuis longtemps, a méprisé de plaire, et que M. Paul Bourget, pour qui la femme, en ce monde, ne commence (sic) qu'à cent mille francs de rente, dédaignerait, à l'instar de celui d'une femme de ménage; des cheveux blancs, et si rigoureusement tirés en arrière qu'ils semblent collés au crâne; le plus simple des corsages sur le moins prétentieux des corps ... Rien de cette Amazone nécessaire aux littératures, et dont il ne serait pas impossible de trouver quelques spécimens amusants dans ce Congrès de Tours. Mais le regard se révèle, net, lucide, aigu, et venu de très loin: un regard qui avoue tout l' Être qui s'en éclaire et, aussi, l'infini que cet Être a reçu des pensées qui l'exaltent... Mais la voix monte, aiguë elle aussi, toute livrée, - et dont un professeur de chant, dirait qu'elle est « imprudente»; car Clara Zetkin, qui ne mesure point sa peine, « parle toujours sur le timbre». (...)

Ce qu'elle y dit ? Rien de bien extraordinaire sans doute sinon l'impérieuse nécessité, répétée par d'autres, de laisser sur le chemin tous ceux qui n'ont pas abandonné l'idée d'une alliance même provisoire avec la bourgeoisie et de poursuivre la route radicale de la victoire du prolétariat. Il y a, oui, quand même, dans ce discours, ces mots qui claquent Nous passons ! qui sonne à la fois comme une menace et une promesse mais qui allait bien dans l'esprit de cette époque, radicale, qui n'inclinait pas vers des positions nuancées ; qui versait inexorablement vers la rupture :

"Le Congrès de Tours marquera une date historique dans la vie longue déjà et glorieuse du socialisme en France. S’il restaure parmi nous les conceptions traditionnelles de Marx et d’Engels, les doctrines jadis consacrées et trop souvent désertées dans la pratique, il adapte en même temps aux nécessités des temps nouveaux, aux obligations impérieuses que nous assigne la crise révolutionnaire mondiale, les méthodes de préparation et d’action qui doivent désormais prévaloir."

"En face du régime capitaliste qui croule politiquement, économiquement, socialement, notre discipline devait se resserrer, la rupture s’affirmer avec tout ce qui représente les classes déclinantes, la lutte des classes être proclamée dans toute son ampleur."

"A la droite de notre parti, un petit nombre d’hommes, des élus plus que des militants dont certains comptaient des états de service, mais qui s’étaient laissé conquérir par la conception révisionniste et purement parlementaire, nous ont quittés délibérément. Leur position était prise d’avance ; ils avaient préparé leur schisme. Ils n’ont pas voulu comprendre la loi d’airain des temps nouveaux. Nous passons."

"Que l’adhésion à la IIIème Internationale retentisse à travers le monde comme l’annonce des grands changements prochains ! Vive le socialisme révolutionnaire français ! Vive l’Internationale communiste !"

Elle vécut assez longtemps pourtant pour voir les dégâts que pouvait entraîner la division de la gauche et la stratégie du front de classe - que ce soit en Allemagne ou en France. Il y a quelque chose d'émouvant à l'entendre prononcer le discours d'ouverture du Reichstag en Août 1932, qu'elle prononce en tant que doyenne d'âge, et où elle alerte sur les dangers que représente le nazisme qu'elle appelle à combattre de toutes ses forces. Comment ne pas voir, qu'en Août 32, six mois à peine avant l'accession d'Hitler à la Chancellerie, socialistes et communistes font encore jeu égal avec les nazis et qu'un front de gauche ainsi qu'une alliance, fût-elle provisoire, avec les partis du centre pouvaient encore sinon les éliminer au moins les en écarter ?

Grandeur et misère du mouvement ouvrier, oui, elle incarne tout cela à la fois, avec quelques réussites dont le droit de vote des femmes en Allemagne en 19 n'est pas le moindre des titres de gloire ; dont la révolution de 19 n'est pas le moindre des faits de bravoure, mais dont l'aveuglement dogmatique, quasi-religieux, à l'endroit de Lénine conduira non seulement à des erreurs tactiques dramatiques mais aussi à l'impossibilité de lutter efficacement contre Staline dont elle avait cependant perçu la dimension pernicieuse.

Elle eut, à sa façon, la chance de mourir quelques mois après, sans voir le pire du pire de l'Allemagne nazie ; sans voir non plus le pire que pouvait susciter le délire totalitaire d'un Staline.

Questions obsédantes ....

Ce sont en réalité les mêmes que celles que j'avais déjà posée à propos de Jaurès .... Car, de la même manière que ce dernier meurt avant la rupture de 14, elle décède avant celle de 39.

- Y croyait-elle vraiment ? Non dans la cause socialiste, la question ne se pose même pas ; non dans la nécessité de combattre pour l'émancipation du prolétariat et en son sein des femmes, ceci est évident. Mais à entendre la ferveur quasi mystique avec quoi elle en appelle à l'observance stricte de la ligne soviétique de Lénine, la soumission aveugle aux 21 conditions qui fonctionnent ici avec la même rigueur fondatrice qu'ailleurs le décalogue, on ne peut pas ne pas se demander si elle croyait véritablement qu'avec 17, ce fût vraiment le soir du grand soir, l'avènement d'un monde et d'une humanité nouvelle. Croyait-elle vraiment, à ce point, sans retenue, qu'avec Lénine on eût atteint le paroxysme à la fois de la science et de la sagesse politique ; qu'il n'y eût qu'une voie à suivre aveuglément ? Pouvait-elle vraiment ignorer que les divergences de positions ne se répartissaient pas selon une ligne de partage manichéenne entre traîtres révisionnistes et petits-bourgeois d'un côté, et authentiques révolutionnaires ? Pouvait-elle sincèrement faire fi de l'augure hégélienne rappelant combien décidément l'histoire était tragique ? Je devine cette femme à la fois trop sagace et trop sincère pour ne pas avoir compris - et sans doute tu, par nécessité ou stratégie - les tensions et menaces totalitaires qui germaient déjà ici et là.
Ferveur ou candeur ? A l'instar de Jaurès qui avait mis dans sa lutte toute la puissance de son humanisme on hésite à parler de candeur ou de naïveté ; on se refuse à parler d'utopie parce que les grands le furent toujours de ne s'être jamais soumis ... mais les mots effleurent les lèvres nonobstant tant l'écart est monstrueux entre ce que ceux-là rêvèrent d'accomplir et la sinistre réalité à quoi aboutirent leurs efforts. Pouvaient-ils vraiment ignorer que les choses allaient déraper ; risquaient vraisemblablement de déraper ?

- Qu'eût-elle fait ? Au même titre que celle de l'Union Nationale pour Jaurès en 14, eût-elle fini enfin par préconiser une forme quelconque de Front Populaire pour lutter contre la propagation du nazisme ? Qu'elle luttât contre le nazisme est évident ... mais comment ? Aurait-elle eu assez de lucidité politique pour reconnaître que la stratégie front de classe avait été une erreur tragique et le résultat d'un aveuglement idéologique désastreux ? Aurait-elle eu la sagesse de reconnaître dans le nazisme, au delà de sa dimension politique, la forme absolue de tout crime contre l'humain et de comprendre qu'aucun des canons stratégiques habituels ne valait plus face à lui ? que c'était toute la position classique face à la guerre, au pacifisme qui explosait face à lui ?

Ces figures, finalement ne valent que comme symbole, ne fonctionnent que comme mythes ... Que toute société ait besoin de se donner des héros à admirer, des martyrs à célébrer, des mythes autour de quoi se réconcilier, nous le savons tous. Et à tout prendre C Zetkin est un très joli symbole, celui d'une femme qui se tient debout, toujours et ne lâche jamais rien. Pour cela elle demeure vivante.

Symbole de ces femmes qui tinrent de leurs études, du miracle parfois de pouvoir en faire à une époque où l'on retenait plus volontiers les femmes dans les foyers qu'on ne les laissait exister par le déploiement de leurs talents, qui en retinrent oui, non l'opportunité de se faire une place confortable et bourgeoise, mais le socle à partir de quoi lutter pour l'émancipation de tous, oui en ceci elles demeurent des icônes universelles même s'il faut regretter qu'aujourd'hui les études, si longtemps réservées aux élites bourgeoises et désormais ouvertes sinon à tous en tout cas au plus grand nombre, aient cessé désormais d'être des leviers de conscience politique, des ferments de lutte, ou, plus simplement des gisements d'humanisme pour n'être plus, presque plus, que des techniques savamment circonscrites pour acquérir compétence et métier.

Que C Zetkin fût fille d'instituteur et se destinât d'abord à l'enseignement avant de devenir journaliste, me touche : elle dit une époque où l'on voulait l'école émancipatrice !