Il y a 100 ans ....

Le troisième congrès
Extraits des 5ème, 6ème et 7ème séances
Le parti communiste allemand - La scission italienne et les événements de mars - Les cas Paul Levi et Serrati
Internationale Communiste 26-27 juin 1921

Discours de Clara Zetkin

Clara Zetkin. — Camarades, dans son rapport d'avant hier, le camarade Zinoviev égrène le chapelet de mes péchés et le camarade Radek l'a suivi hier dans cette bonne voie. Je vois qu'en ma qualité d'une des principales accusées on m'a autorisée de faire un discours plus long que les autres, car il est impossible d'effleurer cette question en dix minutes. D'abord, en ce qui concerne la série des mes péchés, je constate que, durant toute ma vie, je n'ai jamais ni conspiré ni échangé de correspondance avec le camarade Nobs11, de Zurich, et affirmer le contraire, c'est se tromper.

Passons maintenant à la question italienne et à mon attitude à cet égard, qui eut une influence décisive sur ma sortie du Comité Directeur du parti communiste allemand. Voici ce que j'ai à en dire. A en juger d'après la manière dont cette question a été traitée par les camarades Zinoviev, Heckert, Radek et autres orateurs, j'ai eu l'impression qu'on l'a beaucoup trop exclusivement traitée comme un cas « Serrati » au lieu de la poser comme une question intéressant toute la masse prolétarienne italienne. Cette masse, à notre regret, ne s'est pas encore placée nettement et résolument, au point de vue idéologique, sur le terrain du communisme. On a beaucoup parlé ici du manque de sincérité, de la traîtrise et des tergiversations de Serrati. Vraiment, camarades, je ne pouvais pas me décider à prononcer un jugement dans la question italienne en vertu des arguments qui revenaient toujours à savoir que Serrati est un mauvais gars dont on ne peut pas comprendre clairement la politique indécise et hésitante. Camarades, nous devons juger la question prise par un homme politique d'après sa conduite morale et sa ligne de conduite politique qui, tracée sans déviation, doit mettre tout à fait au clair amis et ennemis, eh bien, camarades, si nous devions faire cela, alors — et j'insiste que je suis bien loin d'en vouloir à qui ce soit — alors, camarade Radek, j'en « verrais plus d'un qui n'est pas là », du fait de sa conduite indécise, hésitante et souvent versatile.

Camarades, aucune question personnelle n'existe pour moi. A la vérité, je n'appartiens point à ceux qui, au dire du camarade Zinoviev, regretteraient de ne point voir la table présidentielle décorée par la belle barbe de d'Aragona, qui m'est, au reste, absolument inconnu.

Non, camarades, je vous le dis franchement, mon sentiment esthétique est parfaitement satisfait par la chevelure bouclée de notre ami Zinoviev. (Rires.) Et si je voulais juger d'après mes sympathies personnelles et former ma décision, eh bien, je le déclare franchement, mon sentiment de sympathie n'appartiendrait pas à Serrati, mais beaucoup plus à Turati, qui est un caractère entier, quoique je trouve sa politique horrible et que je considère qu'il faut lutter contre elle le plus énergiquement possible. Mais, pour ma part, j'ai toujours considéré, pour m'orienter, les masses, et celles-ci suivent encore malheureusement Serrati. Je dis une chose : si Serrati était réellement l'homme dépeint dans les documents produits par Zinoviev, je ne comprends alors pas qu'on ait pu nommer Serrati au Présidium du 2e congrès, et qu'on n'ait pas agi beaucoup plus tôt et plus énergiquement pour amener une scission et liquider la situation d'une façon claire et nette.

La situation du parti Italien

Camarades, je pouvais pourtant bien comprendre l'hésitation de l'Exécutif à intervenir par une action violente dans le développement des rapports du parti italien. Le parti italien avait été un des premiers grands partis qui s'était reconnu sans réserves, dans un temps difficile, dans la 3e Internationale. Les événements de septembre ont montré que le parti italien ne fut pas capable de saisir la situation et d'en tirer tout le parti révolutionnaire pour entamer un combat politique de grande envergure tendant à s'emparer du pouvoir politique ou tout au moins d'esquisser une attaque puissante pour se saisir de ce pouvoir.

Le camarade Terracini nous a déclaré ici que le Comité du parti avait débattu pendant deux journées la question de savoir si l'on devait ou non faire la révolution. A mon avis, il aurait mieux valu que les chefs du parti eussent, dans cette situation, décidé d'entreprendre la lutte politique avec tous les moyens. On aurait pu voir alors jusqu'où l'on pouvait s'avancer dans la voie révolutionnaire. Mais je ne puis pas attribuer à Serrati toute la faute de ce que cette résolution n'aie pas été prise. Serrati ne se trouvait pas en Italie a ce moment.

Ce fait me montre une chose, c'est que le parti italien, sur lequel nous avons jeté des regards fiers et étonnés, n'était pas ce qu'il devait être, ni du point de vue idéologique, ni au point de vue de son organisation. Mais je vois encore autre chose : c'est qu'alors les masses qui s'étaient soulevées en Italie n'avaient pas fait plus de progrès que leurs chefs, car autrement, camarades, et ce que je vais dire, je l'ai toujours pensé et je le pense encore aujourd'hui, si les masses étaient vraiment animées de la volonté révolutionnaire et si elles étaient conscientes, elles auraient hué, ce jour-là, la décision de leurs chefs hésitants et se seraient engagées sans leur aide dans le combat politique.

Heckert. — C'est la même justification que plaident les Scheidemann pour leur trahison de 1914. (Bruit, mouvements divers.)

Clara Zetkin. — Je vous en prie, cela n'est point une justification, mais une constatation du fait historique que le niveau des chefs est toujours en rapport avec celui des masses. Certainement, l'attitude des chefs peut quelquefois avoir une influence décisive, mais un prolétariat vraiment mûr et révolutionnaire produira toujours lui-même, aux moments décisifs, des chefs qui remplaceront les anciens. Je ne dis pas cela pour atténuer en quoi que ce soit la faute des chefs politiques, mais pour une tout autre raison, c'est pour montrer que l'Exécutif aurait dû absolument user de tous les moyens possibles pour qu'un parti unifié idéologiquement et possédant une organisation parfaite fût constitué. Ce parti devrait pouvoir diriger lui-même le travail des masses encore insuffisamment éclairées et animées seulement d'un instinct révolutionnaire et les éduquer.

C'est sous ce point de vue de la constitution d'un tel parti que j'ai toujours envisagé le problème italien. C'est pourquoi j'ai toujours ouvertement approuvé la décision de l'Exécutif que le parti devait, s'il voulait être membre de la 3e Internationale, se séparer immédiatement et ouvertement des Turatistes. Je souligne ces derniers mots : ouvertement et immédiatement, parce que je désire qu'il n'y ait pas de malentendu et qu'on ne m'impute pas l'opinion qu'on pouvait continuer à faire la politique turatiste et réformiste des soi-disant « unitaristes », politique cachée par une phraséologie communiste. L'existence de ce parti centriste était justement l'obstacle à cette séparation, quoi-qu'il y eût sans doute des masses de prolétaires qui avaient prouvé, tant par leur passé que par le présent, qu'ils cherchaient honnêtement le chemin qui mène au communisme et à la 3e Internationale. Le chemin, elles s'efforçaient de le trouver non pas seulement théoriquement, mais elles étaient prêtes à passer à l'action. J'attache une grande importance à ce que ces masses étaient gagnées au parti communiste d'Italie. Et pourquoi ? Non pas — comme on y a fait allusion ici — que j'avais quelque penchant pour une politique centriste ou à moitié centriste. Mais, pour d'autres raisons. Je savais qu'il y avait parmi ces masses des ouvriers organisés en syndicats et en unions qui justement pouvaient et devaient être les champions de la lutte contre toute politique et tactique réformiste et opportuniste. Et pour une autre raison encore qui devra vous montrer combien je suis éloigné de toute tendance à demi centriste et pacifiste. On m'avait dit — je ne sais pas si c'est juste, et je prie nos amis italiens de rectifier si ce ne l'est pas — que les autorités municipales, les maires et les conseillers communaux en Italie étaient à même de contrôler et d'exercer leur pouvoir sur la police politique. J'ai considéré comme un véritable accroissement de pouvoir des communistes le fait que pendant la guerre civile, en Italie, la force armée ou du moins la police armée leur fut soumise dans des milliers de communes, — naturellement non pas dans le but de faire marcher cette police armée comme garde d'honneur pendant les démonstrations mais pour intervenir dans les conflits dans le sens du combat révolutionnaire.

La motion Clara Zetkin

La motion que j'ai proposée à la Centrale était somme toute d'accord avec celle du représentant de l'Exécutif. Je ne l'avais changée qu'en un seul point pour dire qu'on devait laisser la porte ouverte à une grande partie d'ouvriers Serratistes s'ils désiraient trouver le chemin qui les mènerait au parti communiste.

Et que disait cette motion ? Elle se déclarait sans aucune réserve pour la demande de l'Exécutif ; les Turatistes devaient être immédiatement expulsés sans recours possible en leur faveur. En second lieu, la résolution constatait qu'il fallait reprocher à Serrati deux grandes fautes dont il s'était rendu coupable ; à savoir : premièrement, il n'avait pas fait une seule proposition, durant les six mois qui avaient suivi le 2e congrès, qui eût pu contribuer à opérer la scission d'une autre façon. En second lieu, il avait préféré, à Livourne, la fusion avec 14 000 turatistes à celle avec le parti communiste comptant 68 000 prolétaires. La motion déclarait en outre qu'il y avait sans doute derrière Serrati des éléments prolétariens qui désiraient honnêtement le communisme et à qui l'on devait pour cette raison laisser la porte ouverte pour s'entendre avec le parti communiste et s'unir en un seul parti. La motion réclamait encore que l'Exécutif démontrât qu'il n'y avait rien à faire dans cette direction-là. Ensuite elle déclarait qu'il fallait évidemment qu'il n'y eût qu'un seul parti communiste en Italie qui existât légitimement, voire le parti communiste d'Italie, et que ce parti unifié seul peut et doit être soutenu avec forces par tous les partis-frères.

Camarades, le fait que l'Exécutif accepta à l'unanimité, dans une de ses séances ultérieures, une résolution semblable à la mienne prouve que celle-ci ne révélait aucun penchant centriste. Si donc on m'accuse de tendances centristes à cause de cette motion, eh bien ! je me trouve alors dans la meilleure compagnie.

Je continue, camarades. Je faisais une tournée dans le pays pour des fins d'agitation, et je ne savais rien de ce qui se passait.

De retour à la séance de la Centrale, on me communiqua une nouvelle tout à fait inattendue, et l'on me dit qu'on devait de nouveau s'occuper de la question italienne. Je demandai alors pourquoi. On me répondit : « Mais, d'abord parce que Levi a fait, dans une séance de fonctionnaires à Berlin, des déclarations qui exposaient la motion dans un esprit Serratiste, et ensuite parce qu'un représentant de l'Exécutif était arrivé ici de Livourne et avait déclaré que l'attitude adoptée jusqu'alors par le parti ne suffisait plus et devait être changée ». En ce qui concerne la déclaration de Levi, j'osai dire que, tout en prisant très haut ses capacités, je ne pouvais pourtant guère penser qu'il était une personnalité dont l'opinion pût renverser les décisions de toute une organisation. Il aurait suffit que la Centrale déclarât que Levi n'avait pas agi en notre nom, mais qu'il s'était au contraire opposé à nos décisions en interprétant la motion d'une façon ou d'une autre. Une autre motion nous fut proposée par les camarades Thalheimer et Stoecker12. Je veux encore constater une chose, si la mémoire ne me fait pas défaut (car les matériaux que j'apportais avec moi, l'obligeante police allemande a eu l'amabilité de m'en soulager à la frontière), c'est que la première de ces résolutions fut acceptée par la Centrale à l'unanimité contre une seule abstention et en l'absence d'un membre du Comité. Et voilà qu'on la remet de nouveau à l'ordre du jour simultanément avec celle de Thalheimer-Stoecker, dont je donnerai plus tard les traits caractéristiques. La majorité des membres de la Centrale repoussa la motion Thalheimer-Stoecker, tandis que la vieille motion fut acceptée de nouveau à une grande majorité. J'en avais encore considérablement accentué les termes afin qu'il fût impossible de l'interpréter dans un sens favorable à Serrati. J'avais d'autant plus le droit d'être assurée du résultat favorable que même les représentants de l'Exécutif en Italie avaient dû déclarer que la vieille résolution était suffisante.

Camarades, on parle beaucoup ici des exigences de la discipline et de la subordination de la minorité à la majorité. On avait pris la décision définitive, à la séance de la Centrale, de proposer la motion, rédigée en termes plus énergiques, au Comité Central au nom de toute la Centrale. Mais on n'avait point assez insisté sur l'interdiction aux membres séparés de proposer de leur côté des motions. Une stricte discipline aurait dû le faire interdire. Maintenant, l'on voit que cela doit être fait d'urgence. Pourquoi me suis-je déclarée contre la motion Thalheimer-Stoecker ? Je dis que je partage cette conception de la discipline, mais je constate qu'on avait décidé que la résolution devait être proposé au nom de toute la Centrale, et aucune autre ! Et par décision de la majorité !

Heckert. — C'est le contraire qui avait été décidé.

Clara Zetkin. — Camarades, on avait décidé que cette motion devait être la motion proposée au nom de toute la Centrale ; mais, plus tard, on a déclaré que les membres séparés avaient le droit, à leur gré, de proposer aussi une résolution. Du reste, je voulais dire que cette affaire est tout à fait secondaire et ne change en rien la question essentielle. À mon avis, l'idée de discipline est appliquée trop strictement. Et voici pour quelle raison je fus contre la motion Thalheimer-Stoecker. D'abord, les mobiles de l'exclusion des Serratistes s'y trouvent, outre des autres erreurs déjà constatées et qui caractérisent l'altitude du parti Italien par rapport à la question agraire, des nationalités, des syndicats. Mais toutes trois étaient des questions dont s'était occupé le 2e congrès de l'Internationale, et je pensais que ce serait porter atteinte aux décisions et à l'autorité du 2e congrès mondial que de considérer dans cette question l'attitude du parti sur cette question comme base de cette expulsion.

En effet, la question surgit, pressante ; si la position prise par les Italiens à l'endroit de cette question n'était pas conforme, et cela à un tel degré, à la politique de toute l'Internationale Communiste, le 2e congrès mondial aurait déjà dû alors exclure le parti Italien de l'Internationale Communiste. Une autre question se pose encore : dans presque tous les partis communistes, il y a jusqu'à présent encore des différences d'opinion touchant les questions de théorie aussi bien que celles de pratique. Je me rappelle que, tout récemment encore, nous avons vu se livrer les combats les plus acharnés sur les questions agraires et syndicales au sein du parti de nos frères russes. Cette différence d'opinion a surgi non seulement au sujet de questions théoriques, mais aussi par rapport à la pratique. Si l'on devait appliquer cette mesure pour décider si tel ou tel parti devait appartenir ou non à la 3e Internationale, il n'y aurait pas un seul parti qui remplisse en ce moment les conditions voulues pour cette adhésion.

Pour une autre raison encore, j'étais contre la motion Thallheimer, qui déclarait qu'il fallait livrer le combat le plus acharné au groupe Serrati. Je n'avais rien à redire à cette déclaration de guerre contre Serrati, mais mais j'en avais à une déclaration de guerre contre le groupe Serrati. Cette dernière mesure équivaudrait à une déclaration de guerre contre les prolétaires qui voulaient se joindre au parti communiste. Elle me semblait alors être excessivement peu intelligente pour la raison que voici : vous savez qu'on m'a reproché d'avoir fait de la diplomatie avec Serrati. Lorsqu'il était venu à Berlin, il était aussi passé par Stuttgart, pour la raison sans doute très banale qu'il est toujours beaucoup plus facile de parvenir à Berlin et à Stuttgart qu'à Moscou. Mais en quoi consista ma diplomatie ? J'insiste à le déclarer ici. On me dit que Serrati était allé à Berlin et qu'il avait conféré avec les membres de la Centrale allemande. Elle avait décidé d'envoyer à l'Exécutif de Moscou une proposition selon laquelle celui-ci devait nommer et envoyer en Italie une commission spéciale. Cette commission serait chargée de trouver, en collaboration avec le parti communiste et le prolétariat, quelque mode d'arranger l'expulsion des Turatistes et d'opérer la scission. Je me suis donc dit : « Je ne dois pas être plus royaliste que le roi, et si la Centrale a fait cela... (Radek. — Le roi, c'était Levi !)

L'attitude de Serrati

Clara Zetkin. — C'est ce que je ne pouvais savoir. On me prévint d'être prudente dans mes pourparlers avec Serrati. On me dit de noter ma conversation sitôt après l'entrevue et de l'expédier par courrier à la Centrale pour permettre au camarade Curt Geyer13 de prendre la lettre avec lui à Moscou. J'ai fidèlement suivi ce conseil : pendant mon entrevue avec Serrati, on ne peut pas dire que j'eusse été trop diplomatique, car je commençai par lui faire un bon lavage de tête à cause de sa lettre à Lénine et a cause de celle adressée à Longuet à propos de la scission de Tours. Je lui déclarai que c'était une faute, et il l'avoua, en excusant sa conduite par la situation difficile où il s'était trouvé, attaqué de tous côtés, de gauche et de droite et du centre, et sans expérience pour se défendre.

Tout ce qu'il me dit ne parut pas trop convaincant. Mais je pensais quand même utiliser la situation dans les intérêts d'une scission et d'un éclaircissement au sein du parti Italien. Je dis à Serrati que s'il voulait sérieusement s'entendre avec le parti communiste et avec l'Internationale, il ne suffisait pas, selon moi, de faire sa proposition par l'intermédiaire de là Centrale allemande. Je lui dis que je trouvais plus honnête et plus intelligent, au point de vue politique, de faire la chose suivante : décider le Comité du parti socialiste Italien à apporter de son côté un projet semblable à l'exécutif de Moscou. Après beaucoup de tergiversations, Serrati me le promit. Alors, je le poussai plus loin encore : je lui déclarai que dans sa position cela ne suffisait pas, qu'il devait décider son Comité à envoyer immédiatement une copie de cette proposition au Comité du parti communiste d'Italie en leur écrivant : « Chers camarades, nous vous envoyons la copie d'une proposition que nous faisons à l'Exécutif de l'Internationale, et nous vous prions de prendre connaissance de notre action et de vous solidariser avec elle autant que possible ».

Camarades, Serrati fut d'accord avec cela aussi sans qu'il eût été convenu entre lui et moi de ce que j'attendais de cette mesure. Et quel était mon but en faisant cela ? Je voulais mettre Serrati dans cette situation : il devrait ou bien accomplir honnêtement la promesse qu'il m'avait faite, ou dans le cas contraire nous aurions eu contre lui une arme pour prouver que sa reconnaissance de la 3e Internationale et toute sa fidélité à elle n'avaient été qu'hypocrisie et qu'elle ne se manifestait qu'en paroles et non en faits.

Voilà pourquoi je considérais qu'étant donnée cette situation il valait mieux ne pas approuver la motion Thalheimer-Stoecker, car en l'acceptant vous donniez à Serrati un prétexte facile de ne pas tenir sa parole et de ne rien faire pour s'entendre avec le parti communiste Italien et avec l'Internationale. Je me suis naturellement informée auprès de nos amis italiens : Serrati n'avait rien fait en vue de l'exécution de sa promesse. (Ecoutez ! Ecoutez !) Il pouvait à la vérité alléguer le fait que le Comité Central allemand avait accepté la motion qui lui déclarait la guerre. Moi je dois dire que, si j'avais été à la place de Serrati, même cette menace de guerre n'aurait pas ébranlé mon opinion et la conviction que je devais chercher le moyen de me réconcilier avec la 3e Internationale et le parti communiste d'Italie. J'aurais dit que malgré cette motion c'était le moment de montrer mon sincère désir d'adhérer à la 3e Internationale (Applaudissements).

Camarades, en rapport avec cette décision du Comité Central je dois dire que l'intervention dans nos débats du camarade Rákosi, représentant de l'Internationale en Italie eut une influence décisive sur ma démission de la Centrale.

Au Comité Central on avait déclaré que le camarade susnommé s'en tenait à sa première idée. Je vous l'ai déjà dit, j'étais assez naïve pour croire que le représentant de l'Exécutif en Italie, vu la situation d'alors, avait agi au nom et d'après les ordres de l'Exécutif. Je n'ai pas pensé un seul instant qu'un représentant de l'Exécutif ait pu faire de telles déclarations en les soulignant de son propre gré et sous sa propre responsabilité, dans notre Comité Central alors que la situation à Livourne était si difficile et si importante. Je reconnais cette faute et je suis fort contente que l'Exécutif n'ait pas approuvé son représentant. Il se peut que je me trompe. Camarades, je ne suis pas de ces esprits théoriques qui, politiciens misérables en pratique, estiment avoir le droit d'être des brillants théoriciens. Mon jugement je l'ai formé d'après les événements créés par la situation d'alors. Je ne pouvais en prendre sur moi la responsabilité dans une situation si difficile.

Il y avait encore une autre raison pour que je prisse une décision mais je ne voulais pas l'exposer au cours de la discussion afin de ne pas provoquer des plaintes et des offenses personnelles. Je m'étais aperçue qu'une grande partie des membres de la Centrale avaient changé d'opinion. Je n'en fais aucun reproche aux camarades en question. Il m'arrive à moi-même de changer d'opinion vingt-quatre fois par jour et de dire que vingt-trois fois j'avais été bête comme un âne et m'étais trompée. Mais ce que je ne pouvais pas comprendre c'est qu'on changeât d'opinion à la suite de nouveaux arguments non documentés.

(Interruptions. — Et l'attitude de Levi ?)

Clara Zetkin. — Mais il ne pouvait donc point inspirer la Centrale. Je ne voudrais pas qu'on crût la Centrale si faible et si pauvre que ses décisions puissent être influencées par l'opinion de Levi.

(Interruptions : Et nous autres... ?)

Clara Zetkin. — C'est votre affaire, à quel point le comportement de Levi était important pour vous. Je ne me suis jamais laissée influencer dans mes décisions par ce qu'un Levi ou un Müller ou encore un Schulze émettaient telle ou telle opinion, je ne l'admettais que si elle me semblait juste.

Camarades, personne n'a le droit de me reprocher d'avoir jamais eu peur d'être de la minorité. Au contraire, j'en ai presque toujours fait partie. Rappelez-vous que dans la lutte, menée en faveur de l'utilisation de la tribune parlementaire j'ai été seule pendant longtemps et que même les membres de la Centrale qui se sont joints à moi l'ont fait non parce qu'ils étaient persuadés de la nécessité de participer à l'œuvre parlementaire, mais parce qu'ils disaient que c'est simplement l'esprit du temps et que nous ne pouvons pas marcher contre l'esprit des masses. Je vous prends tous à témoins que durant toute mon activité de parti d'une durée de 40 ans personne ne peut me reprocher d'avoir jamais renoncé à un poste pour la seule raison que j'étais d'une autre opinion ou d'avoir jamais trompé ceux qui m'avaient chargée de leur mandat ou bien encore de m'être retirée pour bouder. C'est pourquoi en quittant mon poste je pensai donner en une certaine mesure un signal d'alarme que je considérais comme très nécessaire. On m'a blâmée d'avoir quitté la Centrale en disant que j'avais manqué à la discipline. N'allons pas nous quereller sur des mots, mais voici ce que j'ai à en dire : d'abord, malgré tout je n'aurais pas quitté la Centrale si je m'étais imaginée que le parti fût encore si faible que ma démission de la Centrale, — démission qui eut lieu sans aucun pourparler avec Levi ou qui que ce soit d'autre — pût lui être nuisible. Un bureau de parti n'est point un bonbon de chocolat doux qu'on sert pour la santé politique. Non, camarades, on confie un poste de combat à quelqu'un seulement si l'on a la conviction qu'on y place une personne appropriée remplissant les conditions voulues. Ne remplissant plus ces conditions je ne convenais plus à mon poste, et au lieu d'être un élément utile à la Centrale et au parti j'étais un sujet de trouble et je nuisais par là au parti.

Camarades, voilà pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait.

Je n'ai jamais eu honte lorsque j'avais commis une erreur de l'avouer publiquement. Et j'agirai toujours de la même façon dès que je m'apercevrai que j'ai commis une faute. Je puis vous assurer d'une chose : c'est que dans ce cas il était nécessaire dans l'intérêt du parti et du prolétariat d'agir comme je l'ai fait. Si une autre fois je suis encore convaincue que la situation exige que j'agisse de la même manière eh bien, je le ferai car pour moi la fidélité au prolétariat prime toujours sur la fidélité à la discipline du parti. Mais, camarades, si je vois que je me suis trompée je serai la première non seulement à reconnaître ma faute, et à faire mon mea culpa, mais encore à déclarer que c'est ma faute extrême. Voilà quel est mon point de vue en fait d'infraction à la discipline. Je ne me suis jamais encore sentie découragée quand on me grondait pour quelque faute réelle ou même imaginaire. Par contre je me sentirais non seulement humiliée mais même indignée si jamais j'agissais contre ma conscience. C'est sans aucune protestation que j'ai accepté les réprimandes et c'est avec une parfaite tranquillité que je vais attendre la décision du congrès

Et maintenant, deux ou trois mots encore à propos de la question italienne. À mon avis la politique de Serrati et de son parti après le congrès de Livourne a montré indubitablement que c'était une politique de réformiste et opportuniste. (Approbation.) Je le reconnais parfaitement. La position prise par le parti dans la question de la garde-blanche et de la lutte contre le fascisme le montre clairement. Est-ce vraiment là un parti Communiste — non, je veux dire même plus : est-ce même un parti politique qui veut faire la guerre civile, déchaînée par le fascisme, au moyen des sermons et qui déclare qu'il faut combattre et vaincre le fascisme par les armes de l'éthique chrétienne ? (Rires.) Non, dans les combats du prolétariat il faut toujours rendre deux coups pour un. Il faut briser la violence par la violence même. Et ce ne sont pas les deux sons de flûte de l'Avanti qui peuvent venir à bout du fascisme en Italie. Il ne sera écrasé que par le combat prolétarien. (Vifs applaudissements.) Toute l'attitude des Serratistes à l'endroit des problèmes politiques me semble indubitablement révéler leur caractère opportuniste. Beaucoup de camarades nous disent qu'ils voient le la confirmation que la scission de Livourne était justifiée. Mais, camarades, on peut en avoir une autre opinion : on peut dire que cette scission de l'aile gauche a presque forcé les unitaristes de se jeter dans les bras des Turatistes.

Radek. — Comme Hilferding s'est jeté dans les bras de Scheidemann (Rires).

Clara Zetkin. — Oui, camarades, il y a deux faces à la médaille. Je salue la scission en tant qu'il s'agit de démasquer les chefs peu sûrs et hésitants. Mais je la regrette quand elle retient encore des centaines de milliers de prolétaires. Ne peut-on donc pas arracher ces centaines de. milliers d'ouvriers plus rapidement de ce milieu maudit en les amenant dans la sphère d'influence du parti communiste italien ? Je veux cependant laisser les savants se disputer et se quereller sur la question de savoir si l'évolution du parti italien sert de preuve que la scission de Livourne était juste ou si elle a eu une influence néfaste. Il me semble qu'il ne suffit plus que le congrès déclare simplement que les vingt et une conditions doivent être strictement exécutées; la scission avec les Turatistes, la séparation est une nécessité pour, chacun qui veut appartenir à l'Internationale Communiste. Non, le congrès doit encore réfuter de la façon la plus tranchante et sans équivoque toute politique dirigée d'une façon tant soit peu opportuniste et apte à tromper les masses. Camarades, je suis d'avis que nous ne pouvons prendre une décision à ce sujet avant d'avoir entendu les deux cloches. Mais en tout cas, autant que je puis en juger par les documents présentés, mon opinion est sûrement telle que je vous l'ai exposée ici.

Le cas Paul Levi

Et maintenant si vous voulez bien me le permettre, je vais dire quelques mots encore sur le cas Levi ; je ne veux pas qu'on me soupçonne de vouloir éviter cette question. Je répète que nous ne considérons pas comme erronée l'attitude de l'Exécutif à cet endroit, au contraire, nous l'approuvons tout à fait d'avoir insisté sur la scission des Turatistes. Il aurait seulement fallu bien considérer s'il n'eût pas été possible d'opérer ici plus tôt la scission, de la mieux préparer et surtout d'essayer de la provoquer parmi les Serratistes eux-mêmes afin d'amener au parti communiste les meilleurs éléments ouvriers. Je reproche encore franchement et sans aucune réserve à l'Exécutif, de n'avoir pas été assez prudent dans le choix de ses représentants à l'étranger. Je constate que l'Exécutif a désavoué l'action de certains de ces représentants, par les déclarations qu'a faites le camarade Zinoviev au sujet du caractère et des tâches incombant aux partis communistes et à la 3e Internationale. Il n'y a donc aucune raison pour entamer un combat contre l'Exécutif.

Radek. — Mais Levi l'a fait et vous ne l'avez pas mis à sa place.

Clara Zetkin. — Nous en reparlerons encore, mais attendez un peu. Quant au cas Levi, à mon avis, ce n'est pas simplement un cas de discipline (Tout à fait juste !) mais surtout un cas politique. Ce cas ne peut être ni jugé ni estimé autrement qu'en rapport avec toute la situation politique. C'est pourquoi on doit seulement en parler lors des discussions que nous aurons au sujet de la tactique du parti communiste et surtout de l'action du mois de mars. Ici nous sommes en train de traiter le cas Levi comme un cas de discipline. Je ne m'y oppose point, mais à la seule condition que l'action de mars soit également inclue.

Il nous manquerait autrement tout l'arrière-fond historique et toute cette atmosphère qui permet de comprendre l'origine de ce cas disciplinaire. Hier le camarade Radek a posé la question d'une manière tout à fait personnelle contre Paul Levi en s'écriant emphatiquement : « Et quand a-t-on jamais vu Paul Levi dans les tranchées révolutionnaires ? »

Le camarade Radek sait aussi bien que moi que le camarade Paul Levi n'appartient pas au nombre des lâches qui désertent le combat. Il restait sur les lieux du combat durant les dangereuses journées de janvier et de mars 1919 quoique sa tête fût mise à prix pour 20 000 marks. Et avec le camarade Thalheimer il a mené la vie dangereuse des combats illégaux ; jeté tantôt ici, tantôt là, il me semble à moi que c'est aussi être dans des tranchées révolutionnaires. Je ne veux qu'effleurer ces faits ici sans m'y arrêter. Je dis seulement que nous ne pouvons arriver à formuler un jugement juste sur l'attitude et la conduite de Paul Levi que si nous en parlons en même temps que de l'action du mois de mars. Je me suis toujours déclaré solidaire de sa conduite lors de cette action. Je l'ai répété dans beaucoup d'assemblées où se réunissaient des dizaines de milliers d'ouvriers. J'ai toujours déclaré que je n'approuve pas chaque mot de la brochure et je suis loin d'être d'accord avec chaque jugement qui y est énoncé. Et si vous me priez de répondre la main sur la conscience je dois vous dire que je n'aurais pas écrit cette brochure. Mais c'était alors pour le parti une question vitale qu'une critique fût amorcée. (...)

Je ne m'oppose pas à ce que le congrès prenne immédiatement une décision sur le cas Levi. Mais seulement après une discussion complète de tous les faits qui ont précédé l'action de mars, car nous savons que le camarade Levi a agi par conviction. Il peut faire valoir les mêmes raisons pour expliquer son délit de discipline qu'on a fait valoir autrefois pour expliquer la conduite des camarades russes qui avaient violé la discipline. Il a agi mû par la conviction de pouvoir sauver le parti et qu'il était obligé de rendre un service aux prolétaires. (...)

Radek. — Et la question de l'offensive ?

Clara Zetkin. — Je ne parlerai de la question de l'offensive ou de défensive, camarade Radek, que lorsque nous discuterons la question entière, et quand vous tirez des phrases du reste du texte, vous agissez selon une bien vieille méthode que vous n'avez point inventée, vous agissez selon la recette qui consiste à dire : « Donnez-moi une vingtaine de lignes écrites par quelqu'un, et je l'expédierai à l'échafaud. »

J'expliquerai plus tard comment je me représente la question d'offensive ou de défensive. (Heckert fait une interruption.) Camarade Heckert, je le ferai sans votre bénédiction ; jusqu'à présent, vous n'êtes pas encore mon confesseur politique.

Camarades, dans le cas Levi, nous devons faire attention à l'ensemble des faits et de la politique, ainsi qu'aux mobiles qui ont poussé Levi à écrire sa brochure et enfin à l'effet qu'elle a produit. (...)

Mais, camarades, ce qui est beaucoup plus pénible, c'est que la brochure du camarade Levi a affligé beaucoup de travailleurs et que nombre de ceux-ci se sont abstenu à cause d'elle de prendre part à la discussion objective et critique de la situation et de la ligne de conduite de la Centrale. Je comprends parfaitement bien l'excitation et l'indignation (Ecoutez ! Ecoutez !) qui s'élevèrent dans les rangs des ouvriers. Mais je vous dis aussi : je plains les communistes instruits et éduqués qui ne sont pas capables de riposter à leurs adversaires lorsque ceux-ci utilisent contre eux la brochure. Car si nous nous faisons une autorité de ce que nos ennemis font de nous, les communistes, grâce à nos déclarations écrites et verbales, eh bien ! nous ne pourrions jamais écrire une seule ligne, ni jamais ouvrir la bouche, car nos adversaires dénatureraient tout et réussiraient à sucer le miel de toutes les fleurs.

Je dois dire en toute honnêteté que je suis convaincue que sans la critique de Levi nous n'aurions pas eu une discussion si rapide et si importante sur la théorie et la pratique de l'action de mars. Elle a permis d'éviter que le parti communiste et le prolétariat ne fussent exposés au danger d'être de nouveau entraînés dans de nouvelles entreprises dont le succès sera douteux.

Camarades, je vais vous dire la raison pour laquelle j'ai pris une position si ferme dans toute cette question compliquée. Je considère maintenant et j'avais considéré alors qu'une action la plus intense et la plus énergique du prolétariat allemand était absolument nécessaire dans les conditions données. Ce qui me chagrine, ce n'est pas que les ouvriers se soient battus ni qu'il y ait eu une solution fausse, ni encore que nous ayons eu une mauvaise direction. Mais c'est que le parti communiste, à une époque où il fallait agir, a été trop faible et incapable d'accomplir l'action nécessaire. (Protestations.) Quand je demande au congrès d'entreprendre une enquête détaillée et consciencieuse de la tactique de l'action de mars, tant au point de vue théorique que pratique, je le fais avec la conviction que notre discussion doit poursuivre un seul but : nous préparer et nous armer pour de nouveaux combats acharnés, le faire sans aucune réserve, que ces combats soient des défaites ou des victoires. Même les défaites peuvent être utiles si elles sont infligées aux masses prolétariennes par un ennemi supérieur et qu'elles soient au moins des défaites où le prolétariat puisse s'écrier fièrement que « tout est perdu, hors l'honneur » (Vifs applaudissements et approbations prolongés).