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Valeurs

Grand classique du galimatias technocrate : ces valeurs qui font irrésistiblement songer à cette publicité de 89 vantant les grasses vertus d'une charcuterie sarthoise.

La grande duperie

Le point commun de toutes ces attitudes est qu'on ne les définit jamais ou bien que ce ne sont que d'aimables généralités qui correspondent assez peu à ce que l'on peut entendre par valeur.

Ainsi, dans l'exemple ci-contre, je ne sache pas que soient une valeur

Duperie parce que, ce que l'on entend usuellement par ce terme ce sont précisément les principes qui fondent une action, qui lui sont donc préalables et non pas la finalité de celle-ci. on confond ici aimablement principe et objectif, alpha et oméga : la caractéristique même de la démarche technicienne qui bafoue le principe en l'instrumentalisant.

Étymologiquement, valeur a le même sens que vertu : on y sens pointer le goût latin pour la puissance, la vigueur à l'opposé du grec axios qui tire la valeur de ce qui a du poids, entraîne vers le bas et est donc digne de considération. Voici résumé, dans cette origine ambivalente, tout le débat sur la valeur dont on ne cessera de se demander si elle est dans les choses ou bien seulement dans le jugement ou le désir qui me lie à elles. Voici en même temps mise en évidence toute l'usurpation de la démarche managériale.

Moïse dit à l'Éternel: Ah! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur; car j'ai la bouche et la langue embarrassées. 4.11 L'Éternel lui dit: Qui a fait la bouche de l'homme? et qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle? N'est-ce pas moi, l'Éternel? 4.12 Va donc, je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu auras à dire. 4.13 Moïse dit: Ah! Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer. 4.14 Alors la colère de l'Éternel s'enflamma contre Moïse, et il dit: N'y a t-il pas ton frère Aaron, le Lévite? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même, qui vient au-devant de toi; et, quand il te verra, il se réjouira dans son coeur. 4.15 Tu lui parleras, et tu mettras les paroles dans sa bouche; et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire. 4.16 Il parlera pour toi au peuple; il te servira de bouche, et tu tiendras pour lui la place de Dieu.
(Ex, 4, 10-16)
Voici configuration déjà rencontrée [2] en cet instant où Dieu fit de Moïse son prophète et où celui-ci regimba arguant de ses difficultés d'élocution. Elle tient à la place de l'outil, de l'instrument, de l'intermédiaire : il y a mal, qui suscite la colère, chaque fois que ce dernier quitte sa place. Ce qui peut dans l'absolu, se faire de deux manières :

Par ailleurs qu'est une action réussie sinon celle dont le résultat coïncide exactement au principe qui l'a guidée c'est-à-dire son intention. Dans une acception biblique, le seul chez qui principe et fin coïncident absolument c'est évidemment Dieu ; en revanche, le signe même de la faillibilité, en tout cas de la finitude, réside précisément dans l'inévitable fossé séparant les deux.

L'acte moral me semble résider dans l'effort constant de maintenir la plus étroite possible la distance les séparant ce qui veut dire tout subordonner au principe et donc ne jamais laisser quelque outil s'insinuer qui tenterait de se faire passer pour fin.

Regardons y de plus près :

S'y trouve résumé ce qui faisait la différence entre ce que l'on nommait autrefois morale du sentiment et morale de l'intérêt et que l'on distingue désormais sous les vocables d'éthique de la vertu et conséquentialisme.

On le sait pour Kant c'est la pureté de l'intention, c'est la volonté qui présida à l'acte qui lui confère sa valeur. Indépendamment des critiques que l'on peut toujours adresser à sa théorie, notamment le fait que l'intention demeure insaisissable, il n'en reste pas moins que le souci d'imprimer à son action l’allégeance à un principe catégorique demeure le seul signe mais la seule possibilité d'une quelconque moralité.

Pour celui qui travaille, où qu'il travaille et quelque soit son labeur, il n'est qu'effort entretenu à survivre. La soumission à la contrainte matérielle que peut-elle bien avoir de moral ? Qui dirige une entreprise a bien entendu soin à la maintenir à flot : qu'elle soit centre de profit est évident et poursuive la recherche de bénéfices, qu'est-il de plus économiquement trivial ? Où la morale pourrait bien s'y nicher. Et les valeurs ainsi ?

On aura remarqué que la notion même de devoir est contraire à celle d'adaptation. On s'adapte en effet à ce qui est, non à ce qui devrait être. Aussi est-on d'autant plus capable de s'adapter qu'on est moins soucieux de son devoir. Sentir l'intense exigence d'un devoir, c'est déjà refuser de s'adapter aux circonstances. Ceux qui ne s'adaptent pas : les rebelles, les dissidents, les ci-devant, les insoumis.
N Grimaldi
Que ce soit de morale ou de politique, nul n'est point besoin de normes ou de loi pour inviter à se soumettre à la nécessité. Rousseau l'avait noté [3]. Non décidément, il n'y a éthique que dès lors que surgit la volonté de donner un sens à son action ; un sens humain. Rien n'est plus étranger à toute considération morale que cette lassante invite à s'adapter.

Ce qui se cache alors derrière ces pseudo-valeurs ? Le désir inavouable de conférer quelque élégance à des objectifs plutôt prosaïques ? Pas seulement. La perversion, surtout, consistant à ériger un simple moyen - argent, moyens de subsistance - en fin en soi et pouvoir ainsi se proclamer à la fois lieu de culture et se draper dans l'aimable dignité de bienfaiteur social. On nous avait déjà fait le coup avec l'entreprise citoyenne il y a quelques années [4]: sous le prétexte louable en lui-même de faire entrer liberté et autonomie dans l'espace de l'entreprise, on obtient exactement l'inverse - ce fut subitement l'espace politique qui dut se soumettre aux injonctions toujours implacables de l'économie. C'est très exactement ce qui s'observe ici : au lieu de s'efforcer au noble but de moraliser les pratiques entrepreneuriales, au lieu de refuser que l'espace professionnel demeurât un no man's land éthique comme il le fut longtemps social et politique, on déniche sans grande peine l'annexion pure et simple de l'éthique comme stratégie de management.

L'économie - au sens de faire des affaires, non en tant que science - a décidément tout envahi. Lieu de culture, et désormais de valeurs, seul espace public autant phagocyté celui républicain, lors même qui prédomine la subordination, grande dispensatrice de normes morales qui toutes, insidieusement, retraduisent liberté, responsabilité, autonomie, initiative en ce qu'il est convenu de nommer désormais ubérisation - rien moins que la dévastation de tout droit social.

Ne jamais l'oublier : les mots de l'entreprise sont toujours ironiques quand ils ne sont pas sarcastiques. La morale entrepreneuriale n'est qu'un baume sur des plaies sociales purulentes.

Je le proclame : ici instrumentalisation égale perversion !

On va nous le faire longtemps ce coup-là ?


1) sur le management par les valeurs

2) lire Rencontre du Sinaï

3) Rousseau Contrat social I, 3

Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir. De là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe. Mais ne nous expliquera-t-on jamais ce mot ? La force est une puissance physique ; je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c'est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ?

(...)

Obéissez aux puissances. Si cela veut dire : Cédez à la force, le précepte est bon, mais superflu ; je réponds qu'il ne sera jamais violé. Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue ; mais toute maladie en vient aussi : est-ce à dire qu'il soit défendu d'appeler le médecin ? Qu'un brigand me surprenne au coin d'un bois, non seulement il faut par force donner sa bourse ; mais, quand je pourrais la soustraire, suis-je en conscience obligé de la donner ? Car, enfin, le pistolet qu'il tient est une puissance.

Convenons donc que force ne fait pas droit, et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

4) lire ce texte et cet article assez récent