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Vieux ? Vieux !

Je n'aurais sans doute pas abordé ce terme sans l'incroyable mais affectueuse pudeur de ma benjamine s'attachant à m'appeler ainsi sur toutes les tonalités - ironiques, sarcastiques, tendres, courtoises ou inquiètes - que permet la langue. On s'habitue à tout : douze années après, j'aurais fini par imaginer que ce fût un nom n'était ma réalité … qui acheva de lui donner raison.

Que la chose me tarabuste plus que de décence en ces semaines qui précèdent mon imminente mise à l'écart qu'on appelle pompeusement retraite … je le concède tout en avouant combien la fonction publique comme d'ordinaire fait preuve de sa sirupeuse brutalité en vous sommant de formuler vous même votre demande de radiation des cadres. J'y aurai consacré plusieurs entrées ces dernières années et continue de penser que la formulation la plus juste et décente en reste encore celle offerte par Mauriac :

C'est à ces heures-là qu'un homme de mon âge se l'avoue : la vieillesse nous met, d'une certaine manière, hors la loi ; nous n'en avons qu'une conscience sourde, dans notre vie de chaque jour, nous parlons, nous écrivons, il nous arrive d'occuper le devant de la scène : ce n'est qu'une apparence. Nous ne faisons plus partie du vrai film. Mais le pire est qu'il ne nous intéresse plus. Août 59

Le monde s'éloigne autant de nous que nous-mêmes de lui. Mais l'essentiel n'est peut-être pas ici qui est finalement banal. Pour y échapper je me résolus d'aller picorer du côté de Montaigne. Chose étrange même si, dans les Essais et surtout son Livre III, il n'est question que de ceci, aucun chapitre ne lui est réellement consacré. Pourtant le fond de l'affaire pour Montaigne n'est pas tant d'apprendre à mourir que d'affronter le vieillissement sans s'y résigner.

Qu'il est difficile d'évoquer ceci sans sombrer dans un pathos indigent ou des clichés insupportables. J'adore ces sentencieux assénant, avec cet aplomb de qui imagine être détenteur de vérités ultimes, combien jeunesse ou vieillesse c'est dans la tête que ça se passe ! Pardi ! est-ce bien la tête qui s'impose à chaque fois que votre corps regimbe à l'effort, s’essouffle au moindre empressement, tarde à s'ébranler mais s'empresse de craqueler et de se rappeler à vous par ces épuisements précoces, ces envies éteintes, ces douleurs ravivées, d'abord sourdes mais bientôt impérieuses et tellement insistantes ? Ces cuistres m'agacent, me font sourire en tout cas, qui, ayant avis sur tout, pérorent à l'infini avec cette sotte fatuité de la banalité recuite.

Montaigne y échappe même si, l'évoquant, il n'échappe pas au registre dépréciatif pour la qualifier : misérable, aigrie, rance, nécessiteuse, disgraciée sont autant de termes que l'on trouve chez lui. Au moins lui ne contrefait-il pas le sage : il se dispose à affronter la dégradation ; qu'on ne lui demande pas en sus de l'aimer. Vieillir c'est se voir épluché comme pelures d'oignons au point que :

c’est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d’autant moins plaine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demy ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon estre et plusieurs autres sont desjà mortes, autres demy mortes, des plus actives et qui tenoient le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C’est ainsi que je fons et eschape à moy. (III, 13)

Il a compris en tout cas, ici réside sa profonde singularité, combien vieillir empèse tout mouvement, le ralentit et parfois même le fige. Comme si mouvement était la grande loi implicite de la vie - ce qu'elle est sans doute. Lutter à chaque seconde contre l'inclination fourbe à se replier sur soi, son petit monde ; son céans ! S'inventer encore quelque appétence pour ce monde revient à y instiller quelque différence, surprise, étonnement ; désir. Récuser avec la dernière énergie - celle qui vous demeure - les pièges de l'indifférence qui simule avec insolente aisance patiente mais hautaine sagesse mais se contente de vous enserrer dans les collets douloureux jusqu'à l'âpre paralysie de la matière, la violente noirceur de la pierre.

Comment éviter que vieillesse ne devienne insidieuse ankylose de l'âme ?

Je me garderai bien de proposer issues ou recettes : nul, quoiqu'il s'en vante ou apprête, ne saura jamais se prémunir efficacement contre cette étouffante incursion du silence et du crépuscule.

Je me garderai bien de ces vantardises alléguant que la souffrance n'y serait point, non plus que meurtrissures ou offenses. Naufrage ou avilissement, à l'instar de la vie ?

Peut-être est-il ici, le dernier combat à mener de nos gestes désormais trop gourds : récuser jusqu'à nos ultimes tremblements les délétères sottises d'un nihilisme radical. Mais, bigre, que ce combat est dur à mener, à entreprendre même.