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Pouvoir

Dans une dictature, le processus de prise de décision ne fonctionne plus. Cette singulière fragilité conduit aux pires erreurs. Elle est souvent analysée à tort comme l’apogée du pouvoir absolu. Un homme peut tout, envers et contre tout. Or, c’est précisément cette absence de contradiction, de garde-fou, qui permet à l’autocrate de pousser son pays au bord du précipice [1]

Remarque fort pertinence sur cette limite de tout pouvoir, je veux dire cette ligne où tout commence de se perdre d'avoir cru trop gagner. Remarque qui me fait songer à ces analyses où S Haffner remarquait que si Hitler était mort dès 36, il serait demeuré héros incontournable de l'histoire allemande ; où, surtout il constate que dans son délire Hitler aura été incapable de dissocier son destin de celui du peuple allemand lequel ne méritait à ses yeux absolument pas de survivre s'il était défait.

Bien plus que ces considérations usuelles sur la démesure qui affecterait tôt ou tard l'homme de pouvoir, a fortiori s'il est autocrate, tyran, dictateur, c'est cette pulsion de mort qui me frappe, s'agissant aujourd'hui de Poutine, autrefois de Staline ou de Hitler. Même s'il est vrai que dans toute aspiration au pouvoir se joue quelque chose comme une indiscutable mégalomanie qui bascule vite dans l'horreur quand on se veut incarnation du peuple, de la Nation, de l'Histoire. Ou, pire encore, leur purificateur. Mais, oui, il y a bien, en l'essence du pouvoir cette tension aux extrêmes qui lui font tellement ressembler à la guerre ; cette propension à saper ses propres fondements par hyperbole orgueilleuse de soi.

Plongé dans Montaigne, je cherchais cet après-midi ce qu'il avait pu écrire au sujet du pouvoir et constatai vite que le substantif n'y était pas si la chose politique y était abordée, non d'ailleurs dans le sens d'un débat ou de la justification de ses opinions politiques mais seulement dans celui de l'administration de la chose publique où il s'agit à la fois de prendre sa place si nécessaire sans jamais s'en faire illusion.

Si quelquefois on m'a poussé au maniement d'affaires publiques, j'ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m'en charger, non de les incorporer ; de m'en soigner, oui, de m'en passionner, nullement Essais, III, 10

Quand donc commence le danger qui menace, dit-on, tous les détenteurs du pouvoir ? Dès le début, au point qu'il vaille mieux s'en écarter le plus possible ? Beaucoup l'écrivent sans pour autant toujours observer leurs propres préceptes ; certains - dont Platon - s'y brûlèrent ; d'autres, sans toujours l'avouer, s'en délectèrent ; certains, dont Montaigne, y sacrifièrent quelque effort, par devoir. Les intellectuels naquirent de ce fol orgueil alimenté par la proximité du Prince, se rêvèrent conseillers occultes ou visiteurs du soir mais finirent le plus souvent bonffons ou cuistres. Y perdirent lleurs illusions, parfois leur honneur. Pourtant, il y a bien, dans le pouvoir, quelque chose d'essentiellement blasphématoire. Je comprends bien les atermoiements des uns et des autres sur la compatibilité possible ou non d'entre morale et politique mais la question cruciale n'est pas ici ; mais dans cette main armée qui se targue d'avoir prise sur les choses ; qui se rêve maître et possesseur de la nature, qui se pique parfois même de procéder bientôt à la naissance d'un homme nouveau. Je dois bien ne pas m'y tromper : le Prince ne déteste pas sacrifier à l'occasion à l'euphémisme en se nommant ministre ou bien encore serviteur zété, oint sitôt sacralisé au service du Seigneur. Quand s'installe avec insistance l'euphémisme, pas d'erreur ! le blasphème n'est jamais loin.

Derrière ce qu'on appelle désormais sottement le régalien, toujours le bras armé. Il ne l'est souvent que symboliquement mais se méfier du symbolique qui toujours craquelle à la première contrariété. Faire ployer choses et hommes ne va pas sans force. Du bâton de maréchal au sceptre … la masse d'arme. C'est bien parce que les anciens redoutaient l'enflure monomaniaque du pouvoir qu'ils tentèrent de le contenir : borné de toute part, le pouvoir des consuls romains l'était dans l'espace comme dans le temps ; à deux, mais pour un an seulement et de toute manière sous le contrôle du Sénat. La leçon était républicaine et sera retenue : le parlementarisme n'a d'autre fonction que de limiter et surveiller un pouvoir qui devait rester limité et provisoire. C'est bien pour cela que les illusions jupitériennes de Macron auront été funestes sur lesquelles il fut bien contraint de revenir. Pour cela aussi que la répudiation des intermédiaires, l'illusion d'un dialogue direct avec le peuple sera toujours un marqueur de la droite fasciste et le ferment de toutes les dictatures : sans doute n'est-ce pas un hasard si l'usage du référendum avait été initialement strictement limité.

Ce qui se passe en Ukraine et l'organisation même du pouvoir en Russie vont dans le même sens : le démenti absolu de cette idéologie libérale qui n'eut de cesse depuis la fin des années 70, de vouloir nous faire accroire que le centre de gravité de l'Histoire était désormais économique et que la mondialisation des échanges allait pacifiquement rendre toute guerre impossible. Naïveté, galéjade ou cynique foutage de gueule ? Non ! conquête, stratégie et autre tactique ne se sont qu'apparemment déplacées sur les marchés où l'on se promettait de braver des ennemis devenus de simples concurrents. Derrière le marketing, les jeux d'influence ; derrière ces jeux, la géopolitique ; sous cette dernière, la guerre. Poutine n'a rien inventé : le coup de force est par essence politique. Il fallait être naïf pour ne pas s'offusquer du pas de deux Medvedev/Poutine ou de l'annexion de la Crimée : la force ne connaît ni scrupule ni morale. Et, pour autant qu'entre politique et guerre existe bien cette continuité observée par Clausewitz autant que Foucault, en quelque sens qu'on la tourne, la montée aux extrêmes est inéluctable.

Les grecs n'avaient décidément pas tort : même s'il est vrai que la nature politique de cet animal étrange qu'est l'homme le conduit invariablement à vouloir se préoccuper des affaires communes et tenter d'y mettre quelque ordre, demeurera toujours dans cette volonté politique quelque chose du coup de force, de ce coup qui veut forcer le destin. Nul n'en sort indemne : l'ordre n'est qu'un baume fragile et vite écorné sur ce chaos qu'est le fond de l'être. Parfois, en ces transactions, l'ordre paraît l'emporter qui recouvre dans la flatteuse ordonnance les bruits de fond du monde et des hommes ; souvent, pourtant la foudre dissipe de son vacarme et éblouit jusqu'à la vulgarité les arrière-fonds amers de l'être.

Nous y sommes ! Nous n'avons jamais cessé d'y être.

Est-ce par vieillerie sceptique ou désœuvrement, jamais le politique ne m'aura autant dépité que cette année mais, contrairement aux apparences, ce n'est pas moi qui m'en retire, c'est le politique qui semble se détourner ostensiblement de nous. Courant son chemin; sordide ; terrifiant. Nous sommes bien reclus désormais en ces bordures que j'évoquais.

 



Marie Mendras : « La folle guerre en Ukraine annonce la fracture de la dictature russe » Le Monde du 4 Avril 2022

Politiste au CNRS et au CERI (Sciences Po)

 

Tribune. Six semaines de guerre, de terreur. Les bombardements, la destruction et le meurtre de civils continuent. Les Ukrainiens résistent et mènent des contre-offensives contre l’agresseur russe, qui renonce à conquérir Kiev mais redouble de férocité au sud et à l’est. Les pays occidentaux imposent des sanctions drastiques à la Russie, fournissent armes et aide à l’Ukraine et accueillent les réfugiés par millions. Encore trop peu, très tard.

La position des autorités ukrainiennes, de l’armée et de la population est une et inébranlable : repousser l’armée russe, porter secours aux assiégés et aux personnes déplacées, tenter une négociation pour obtenir un cessez-le-feu, rassembler les preuves des crimes de guerre. Aucune dissension, aucune rumeur défaitiste, tous sont soudés derrière le président Zelensky et la défense nationale.

Le contraste avec la position russe est renversant. C’est une cacophonie de menaces, mensonges, ordres et contre-ordres, et lourds silences. Les Russes vivent dans ces cris et stupeurs, pétrifiés par la violence de la propagande. Les élites politiques et économiques sont atterrées. Les commandants militaires sont dépassés par les pertes considérables dans leurs rangs, y compris des généraux et officiers. Les différents corps de combattants, mal coordonnés entre eux, ne savent pas quelle est leur mission, manquent de ravitaillement et de munitions. Se joignent à eux des troupes spéciales biélorusses, des mercenaires Wagner, des hommes de main du tyran tchétchène. Les exactions se multiplient.

Jusqu’au bout, quitte à tout perdre

Comment expliquer que Vladimir Poutine, avec ses services de renseignement, ses militaires, ses infiltrés en Ukraine, ait commis une telle erreur stratégique ? Cette guerre d’invasion était inconcevable parce qu’elle n’avait pas de but défini et s’avérait très risquée pour l’armée russe. Et pourtant elle a été lancée, prouvant ainsi que les aléas et les risques n’ont pas été pris en compte dans les calculs. Peut-être même n’y avait-il ni calcul ni plan précis. Peut-être les chefs de l’armée et du renseignement n’ont-ils pu faire entendre leurs réserves. Ont-ils même été tenus au courant du projet délirant d’anéantissement de l’Ukraine que Poutine avait mûri ? N’ont-ils pas averti le chef de l’Etat de la riposte certaine des Occidentaux, avec de nouvelles sanctions contre Moscou et un soutien militaire et financier à Kiev ?

Le témoignage livré par les rares personnalités qui ont pu parler au président russe, comme Alexeï Koudrine, ancien ministre des finances, est simple et terrifiant : Vladimir Poutine n’écoutait pas, refusait d’entendre et répondait invariablement : « La Russie n’a pas d’autre choix. » Jusqu’au bout, Poutine n’admettra pas qu’il a eu tort, quitte à tout perdre.

Dans une dictature, le processus de prise de décision ne fonctionne plus. Cette singulière fragilité conduit aux pires erreurs. Elle est souvent analysée à tort comme l’apogée du pouvoir absolu. Un homme peut tout, envers et contre tout. Or, c’est précisément cette absence de contradiction, de garde-fou, qui permet à l’autocrate de pousser son pays au bord du précipice. Partir en guerre totale contre un pays voisin, qui ne constituait pas une menace, se révèle une décision fatale. Les exemples historiques ne manquent pas, Hitler et Mussolini en premier lieu. En 1904, le tsar Nicolas II s’attaque au Japon et perd la guerre un an plus tard. Cette défaite marque le début de la chute de l’empire tsariste.

Humiliation

L’invasion russe de l’Ukraine est d’autant plus incroyable qu’elle suit la première intervention dans l’Est ukrainien au printemps 2014. Aucune leçon n’a donc été apprise de cette occupation par « proxy » (par des forces mercenaires ou supplétives) La guerre du Donbass a un coût pour la Russie : une ligne de front péniblement tenue pendant huit ans, le coût financier du contrôle d’un territoire peuplé de deux millions de « russophones » et les sanctions occidentales. Malgré des cyberattaques et pressions économiques constantes, le Kremlin n’a pas réussi à atteindre son but principal, qui était de faire tomber le gouvernement à Kiev et de détruire l’Etat de droit.

L’attitude des Européens, pourtant solidement engagés en faveur de l’Ukraine, a été interprétée à Moscou, en 2014, comme une réponse « faible ». Car, chez les officiers du FSB (le service de renseignement de la Russie qui a succédé au KGB), quand on renonce à la spirale militaire, on est faible. Cette auto-intoxication sur l’incapacité de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique a nourri la tragique décision de partir à l’assaut des 45 millions d’Ukrainiens. Comme nous le rappellent les collègues et amis russes, n’oubliez pas que Poutine est un pur produit du KGB soviétique, à la tête d’une oligarchie capitaliste et corrompue !

Il semblerait que les chefs russes aient préféré revoir les films qui leur plaisaient : l’anéantissement de la Tchétchénie et la mise en place de la tyrannie Kadyrov (l’actuel président de la République de Tchétchénie) ; le bombardement des civils et l’écrasement d’Alep, en Syrie, avec le maintien au pouvoir de Bachar Al-Assad ; la déstabilisation menée par les mercenaires Wagner en Afrique ; les Européens obligés de « faire affaire » avec Poutine et son clan pour obtenir gaz et pétrole. Ils ont voulu croire que la diplomatie de la brutalité et l’ultimatum militaire fonctionneraient encore et toujours.

Quand le chef flanche et que l’armée subit de lourdes pertes sans remporter de victoire, les clans s’inquiètent. Pendant longtemps, Poutine a su jouer des conflits d’intérêts pour renforcer son rôle d’autocrate et de parrain. Avec la lente dégradation économique, les demandes pressantes des grands patrons industriels comme des responsables d’administration ont mis le Kremlin sous pression. Plusieurs ministres et responsables de haut rang ont subi humiliation et emprisonnement. Les riches hommes d’affaires ont été déstabilisés par les sanctions occidentales, appliquées dès 2014. Et ils ont eu la mauvaise surprise de constater que le Kremlin les traitait avec moins d’égards. Mais Poutine avait encore l’autorité et les moyens pour étouffer toute dissidence chez les puissants.

Dissensions et défections

A partir de 2019, Vladimir Poutine s’est peu à peu isolé. Il a vécu retranché pendant la pandémie de Covid-19. Sa méfiance s’est mue en une suspicion exacerbée, un éloignement physique et mental de ses interlocuteurs. Il a cessé de présider des séances filmées du conseil des ministres, a contrôlé tous les échanges avec la presse et a évité la foule. L’année 2020 a été pour lui semée d’attaques et de revanches : réécriture de la Constitution pour s’octroyer de futurs mandats présidentiels, empoisonnement de l’opposant Alexeï Navalny, soutien au dictateur Loukachenko pour réprimer la société biélorusse.

Quand Poutine a réuni en urgence son conseil de sécurité, le 21 février 2022 au soir, devant les caméras, les spectateurs du monde entier ont lu la stupéfaction et la peur sur les visages des hommes du président : les chefs des services de renseignement et de l’armée, les ministres de la défense et des affaires étrangères, les présidents des deux Chambres du Parlement, tous sous sanctions occidentales. A l’évidence, Poutine n’avait pas partagé avec eux son projet d’invasion totale de l’Ukraine. Il avait évoqué le projet beaucoup plus modeste de reconnaissance des « républiques populaires de Donetsk et de Louhansk », territoires occupés depuis 2014.

Le 30 mars 2022, un responsable américain s’est interrogé sur les conditions de la prise de décision à Moscou, notant que les conseillers de Poutine ne lui disaient pas la vérité. Il a touché le point sensible puisque l’attaché de presse du président, Dmitri Peskov, s’est senti obligé de démentir : « Cela démontre que ni le département d’Etat ni le Pentagone n’ont d’information vraie sur ce qui se passe au Kremlin. Ils ne comprennent pas le président Poutine, ne comprennent pas le mécanisme de prise de décision, ne comprennent pas notre style de travail. »

La folle guerre annonce la fracture de la dictature. Un facteur-clé dans l’issue du conflit est le comportement des élites, conscientes des dangers. Les dissensions et les défections sont nombreuses. Le ministre de la défense a été écarté, ainsi que des responsables du FSB. Un climat mortifère de purge s’est installé. Anatoli Tchoubaïs, représentant russe pour le climat, ancien conseiller économique de Poutine, et Arkadi Dvorkovitch, président de la fondation Skolkovo pour l’innovation et la technologie, ancien vice-premier ministre, ont quitté leurs fonctions. Des hauts gradés ont pris leur retraite. Plusieurs journalistes refusent de propager mensonges et photographies fabriquées. Une députée communiste a abandonné son siège à la Douma pour s’insurger contre la guerre. Des stars de la musique et du spectacle, des écrivains, intellectuels et journalistes ont pris le chemin de l’exil et appellent à la rébellion.

Les Russes ne sont pas serviles

La classe moyenne éduquée est directement touchée par le statut de paria de l’Etat russe. Par exemple, presque toutes les universités européennes et nord-américaines ont mis fin aux partenariats avec des établissements russes. Les étudiants et enseignants-chercheurs russes seront désormais accueillis chez nous à titre individuel. En Russie, la protestation ne faiblit pas. La police a procédé à plus de 15 000 arrestations en six semaines, souvent des personnes seules tenant un carton sur lequel était inscrit « non à la guerre », ou simplement « pour la paix ».

Les familles en Russie s’inquiètent, restent sans nouvelles du jeune conscrit ou de l’engagé volontaire ; de nombreux tués sont abandonnés en Ukraine. Personne n’est épargné par le conflit, qui pèse sur la vie quotidienne et obstrue toute perspective d’avenir. Des millions de Russes ont épuisé leurs économies ou n’ont plus accès à leurs comptes bancaires. Pris en otage, sont-ils vraiment convaincus que c’est « la faute de l’OTAN » et des « nazis » ukrainiens ? Ou bien n’osent-ils pas s’avouer que c’est leur président qui les entraîne dans le chaos ?

Les Russes ne sont pas serviles mais sidérés. Ils ne peuvent pas avoir une opinion, encore moins l’exprimer librement. Comment savoir s’ils sont pour ou contre la guerre puisqu’ils doivent croire que ce n’est pas une guerre, mais une « opération » défensive ? Cessons de citer des « sondages » prétendant refléter une opinion publique, impossible dans une dictature qui ment et tue. La société russe s’enfonce dans la peur et le doute et n’attend plus du Kremlin le retour à une vie meilleure.

Marie Mendras est politiste au CNRS et au CERI, professeure à l’Ecole des relations internationales de Sciences Po. Elle a notamment publié « Russian Politics. The Paradox of a Weak State » (Hurst, 2012), « Russian Elites Worry. The Unpredictability of Putinism » (Transatlantic Academy, 2016), « Ukraine-Russie. Trente ans de divorce », « Esprit », juillet-août 2019. Elle contribue au numéro d’avril 2022 de la revue « Esprit » : « En Ukraine et en Russie, le temps de la guerre ».

Marie Mendras(Politiste au CNRS et au CERI (Sciences Po))