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Mais vous, vous êtes heureux quand même ?

Telle aura été la question qu'on me posa la semaine dernière à propos de je ne sais plus quoi, sans doute de la manière dont j'augurais de ma retraite imminente. Que répondre à telle question ? je crains bien m'être lâchement dérobé. A la fois pour ce que la réponse avait d'intime et pour ce qu'elle eût semblé outrageusement pathétique.

Voici, en tout cas, drôle de terme dont nous ne cessons d'user en ignorant d'un même élan quoi mettre dedans. Serait ce un de ces mots, à l'instar du temps, dont Augustin soulignait combien nous sommes démunis quand nous cherchons à l'expliquer et comprendre alors que l'évoquer seulement nous donne illusion de le connaître ? Un terme en tout cas plus aisé à approcher par la négative : je perçois assez bien ce que malheur signifie - voire être malheureux - mais s'agit-il pour autant d'un simple antonyme ?

Je comprends bien que bonheur renvoie à agréable mais précisément ? C'est que bonheur n'est pas plaisir. Tout nous le suggère - psychologues et philosophes - autant que nos impressions spontanées : il y a dans le bonheur une permanence qui exhausse un plaisir condamné à l'éphémère et à la brutalité de l'instant.

Mais alors quoi ? Wikipédia en offre une définition à vous faire fuir : qui voudrait encore aspirer à un bonheur - plénitude et sérénité - qui serait principalement le résultat de la production de sérotonine quand le plaisir résulterait de la production de dopamine ? Serais-je victime complaisante d'un dualisme métaphysique, d'un idéalisme invétéré voire d'un spiritualisme désuet moi qui, par orgueil, m'obstine ainsi à refuser que mes émotions résultassent d'un quelconque cocktail biochimique  ? Vieux débat, insoluble, qui, de toute manière, ne m'indique aucun élément sérieux de réponse.

Je dois bien ne pas être le seul : Google ne trouve aucune illustration picturale pertinente - ni peinture ni photo - tout au plus, parce qu'un site présente Renoir comme un peintre du bonheur, certaines toiles, des baigneuses aux Jeunes filles au piano, ou à ce Déjeuner des canotiers, donnent à imaginer plus qu'à voir d'ailleurs, des moments de bonheur. Or, précisément, bonheur se distinguerait de plaisir précisément en ceci que ce fût un état durable quand plaisir ne serait qu'émotion fugace, violente parfois, mais éphémère.

Je devine bien ce que Renoir montre - et d'autres avec lui : combien le bonheur n'est pas exclusivement affaire intime résultant d'un retrait du monde ni d'une contemplation exclusive du divin mais se joue autant dans les gestes simples que dans la rencontre de l'autre. Qu'il est affaire d'humanité, de cette humanité dont nous savons qu'elle se construit dans les regard et visage de l'autre.

Qu'il peut même être affaire collective ? Je n'arrive pas à oublier la proclamation de Saint Just même si celle-ci pouvait être parfaitement entendue à rebours. Nous avons parfaitement, par l'histoire et parfois l'expérience, combien les malheurs peuvent découler d'initiatives politiques malencontreuses, de guerres ou de la mégalomanie de tyrans incontrôlables et télescoper ainsi collectivement des destins individuels. Nous n'ignorons pas que, parfois, surtout après les grands malheurs, le politique sait nourrir espérances collectives et grands soirs heureux … avant de les décevoir.

A l'inverse, on trouve multitude de citations sur le bonheur, d'auteurs réputés ou de ces coachs de vie, escrocs en tout genre, foisonnant sur la toile : citations parfois charmantes ; tantôt convenues ; souvent sibyllines, rarement éclairantes ; qui ne définissent jamais, ornent au mieux ces instants tant recherchés si mystérieux.

Alors quoi ? Comment répondre le moins sottement possible ?

En se contentant de dire je ne sais pas ? Tentant ! En esquivant de ne l'avoir pas connu, jamais ?

Ce serait faux.

Si bonheur renvoie soit à la sensation d'avoir atteint objectifs qu'on se serait fixés soit cette exigence intime qui vous eût assigné d'accomplir quelque chose qui vous dépassât alors, oui, il me semble bien avoir éprouvé, instantanés, certes, mais si entêtants, de tels états à la naissance de chacune de mes filles : loin, tellement loin, de l'orgueil obscène du mâle ordinaire, loin de la vanité un peu fate de qui se targuerait d'en être auteur, cet enthousiasme qui vous emporte ou exhausse, de participer à plus grand que soi. Je n'ai jamais compris la fierté qu'on éprouve devant ses enfants qui sont, après tout, bien plus responsables de ce qu'ils sont devenus que leurs géniteurs, en revanche l'honneur d'avoir accompagné si humblement et maladroitement que ce fût un parcours de vie, oui, ce sentiment-ci ressemble d'assez près à ce que l'on nomme bonheur. J'imagine que cette plénitude ressentie, quoique vite bafouée, avoisine à s'y méprendre celle ressentie par le peintre reposant son pinceau ou l'écrivain posant sa plume … juste avant que l'ombre d'une inquiétude ne voile derechef l'horizon et susurre de reprendre l'œuvre.

Non décidément je ne crois pas au bonheur ou l'avoir éprouvé jamais comme un état et le conçois, tout au plus, au passé, comme un rite de passage, un sentier étroit qui manque à chaque instant de vous perdre tout en promettant de vous sauver. Me demeure sans doute simplement en mémoire qu'il n'est pas d'état plein et absolu qui à la fin ne vous consume. Ni le soleil, ni la mort, ni Dieu …

Détournons le regard, baissons la nuque et tendons seulement l'oreille au bruissement ténu de l'être. Parfois le chemin s'en esquisse.

Alors quoi ? En allant chercher du côté de l'histoire et de la philosophie ? Sans doute mais avec ce risque de balayer multiples théories, nécessairement différentes voire contradictoires, ce qui risque de nous éloigner de l'émotion elle-même. La philosophie, souvent, a ce talent rare de dessécher ce qui de vie sait éclore.

L'heur, la chance, l'opportunité est d'abord augure :commencement esquissé par celui qui avant toute action interprète les signes, le destin, la chance. L'augure prédit : oui, il a partie liée avec la Fortune, cette grande force, peut-être divine sinon seulement aléatoire et hasardeuse, qui trace par avance votre destin. En bonne part - le bonheur - ou en mauvaise part dessinant ainsi sombres perspectives et souffrances s'abattant sur vous.

Le bonheur -εὐδαιμονία - dit la prospérité, la réussite l'abondance de bien mais est bien composé du préfixe εὐ indiquant l'achèvement, de perfection d'où bien, noble etc et de δαίμων désignant des divinités de rangs inférieurs, l'âme d'un mort, mais donc cette puissance qui fait le destin et pouvant ainsi produire tant malheur que bonheur ; fortune ou infortune. Ce démon c'est celui qu'entend Socrate qui le dissuade de s'entre-mêler de politique ; c'est cette voix qu'écoute Rousseau …

Je viens seulement de comprendre le rapport étroit qu'entretient cette voix démoniaque avec le bonheur ! Voici puissance céleste, pas divine non ! mais nous dépassant toujours de cent coudées, voix insistante, entêtante, qui, en chaque détour, au recoin de chaque faux-fuyant, au plus moelleux de chacune de nos paresses, nous rappelle que le chemin ne saurait connaître de fin, combien il n'est de plénitude supportable que celle, vite éteinte, qui écarte légèrement le voile et découvre horizon plus lointain encore. J'entends bien ce que peut vouloir dire Spinoza lorsqu'il énonce que

la joie est le passage de l’homme d’une perfection moindre à une plus grande. […] Je parle d’un passage. Parce que la joie n’est pas la perfection elle-même. En effet, si un homme naissait avec la perfection par laquelle il passe, il serait en possession de cette perfection sans affect de joie Éthique, IIIe partie, proposition XI Scolie

C'est ceci que je retiens : le passage. Le bonheur ? peut-être tant que passage, chemin, marche ou excursion il se peut encore dérouler. Cette voix qui nous rappelle que nous non plus ne sommes pas de ce monde ; ne nous réduisons pas à ce corps qui suinte de douleur ou feule de désirs ; ne nous résumons pas à ces faims à assouvir ou richesses à consolider.

Cette voix qui nous rappelle que le monde a besoin de sens et nous intime de le lui donner … oui c'est elle que nous désapprenons si souvent d'écouter qui néanmoins nous ébranle parfois oui c'est elle qui me semble se rapprocher le plus de ce qu'on appelle le bonheur : l'heur de se hisser à hauteur d'homme.