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Bord, bordures, borderline …

Pourquoi ai-je pensé à ce mot étrange qui en anglais - border - donne frontière mais en français peut désigner à la fois un navire voire seulement l'un de ses côtés, l'extrémité d'une surface mais aussi cette bande de terre longeant une rivière, le côté d'une route, mais aussi ce qui garnit un bord, et donc par exemple enjolive un tissu, l'encadrement etc et ce jusqu'à un cas limite en psychiatrie ou psychanalyse suggérant des états où l'on tutoierait constamment la pathologie sans y jamais sombrer totalement.

Les bords ont toujours l'air simple : ils ne le sont évidemment pas. Les lignes : comment être certain, qu'à l'instar des points qui les composent, elles ne soient cette heureuse exception n'occupant aucun espace ? Ces bords qui à la fois distinguent mais donc réunissent. Ces bordures, frontières, ne sont jolies et claires que sur des cartes ! dans la réalité, reflets et agitation font qu'on ne sait jamais si l'on est de ce côté-ci ou là ; du côté de l'erreur ou de la vérité; de la vie ou de la mort …pour parler comme Pascal.

Mais les frontières se franchissent - parfois même sans s'en rendre compte ; se violent en période de guerre ou se font le plus discret possible quand les alliances internationales le décident. Mais les rivières débordent parfois ou au contraire se tarissent : les lignes bougent. Jusqu'aux rives maritimes que les vagues caressent ou submergent.

Mais les bordures parfois soulignent, enjolivent ; mettent en valeur un tableau, un tissu … Qui dira jamais la magie d'un trait, d'un coup de crayon ; de la courbure de la ligne. Qui exalte ou vulgarise. Je n'oublie pas combien souvent ce qui importe c'est non pas ce qui se voit mais ce qui fait voir.

Mais les bordures parfois annoncent le précipice en y conduisant ou en nous en préservant … mais si rarement. Cette scène qui me revient de la Joie des pauvres de Zoé Oldenbourg : cette longue file ou foule de pèlerins, car plutôt que des chevaliers partis sur commande arracher la Terre Sainte aux Infidèles, c'était bien ici femmes et hommes du peuple enfiévrés par quelque prédicateur pas nécessairement désintéressé mais pas forcément malhonnête pour autant, ivres d'un salut à trouver, empressés peut-être aussi de laisser derrière eux un quotidien morne, misérable et maussade. Les voici gravissant ce chemin étroit et escarpé bordé sur la gauche par les flancs acérés de la montagne, sur la droite par un précipice qu'il eût mieux valu ne pas regarder de peur de s'étourdir. Voici que de travail de l'une des femmes, enceinte, débute au pire des moments et des endroits : le chemin pas assez large ne permet aucun accotement où elle pût s'allonger et ses compagnes l'aider et la foule derrière elles empressée et poussant même involontairement était trop dense pour ne pas les bousculer et manquer de les écraser. Incroyablement, les femmes saisirent la parturiente par les bras et la soulevèrent : c'est ainsi, tout en avançant, qu'elle accoucha en ce double mouvement d'effroi et d'enthousiasme ; entre paroi et précipice. En cet imbroglio de chute et d'ascension.

Scène hallucinante - tel est en tout cas le souvenir qu'il m'en reste trente ans plus tard - où ferveur, vie, danger et aveuglement s'entremêlent … Pouvaient-ils savoir tous ceux-là, qui crurent ressusciter le service de Dieu, qu'ils iraient seulement réinventer des chemins d'intolérance, de mort et de haine et être dupés par gloriole chevaleresque et animosités mesquines qu'on avait envoyé s'émousser hors des centres consacrés du pouvoir.

Mais oui, c'est à ce précipice que je songeais : à ce monde au bord du gouffre et de l'épuisement. Qu'une guerre inutile évidera encore plus. A ce monde dont nous dilapidons les ressources avec tant d'aveugle avidité que nous détournons le regard devant les signes pourtant patents de son aridité menaçante. A ce monde politique qui scande sa ronde d'impuissance avec des mots vides que nous avons désappris depuis longtemps de croire dans un théâtre que même les ombres ont déserté.

Oui à ce monde déjà dépenaillé et à ce vertige d'entropie qui ne parvient même plus à nous faire tourner la tête ! A cet épuisant sentiment d'impuissance qui manque à chaque seconde de nous faire renoncer à tout et vomir n'importe quel espoir.

Le poète, le philosophe sulfureux et le centenaire spécialiste de la complexité auront beau rappeler avec insistance que c'est du désarroi le plus profond et du danger le plus cruel que s'élancerait le salut.

Il faut avoir le regard bien perçant pour l'y repérer. Que je n'ai pas cc soir.