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Choses vues

C'est, on le sait, le titre donné à un recueil de notes posthumes de Victor Hugo où l'on trouve des petites merveilles, croquées ici et là au fil de ses promenades, occupations et visites.

C'est exactement à Choses vues que je songeais en rangeant quelques photos prises lors de mes récentes promenades dans Paris, préconisées avec obsession comminatoire par tous les hygiénistes, nutritionnistes, médicastres et autre Esculape en mal de leçons à asséner. J'y aurai au moins appris à voir précisément et même, à regarder mes congénères d'un regard que je souhaite plus amusé que censeur même si, à l'occasion, y pointe quelque agacement et rongent quelques étonnements. On n'est jamais passif quand on marche et, je l'assure, on ne fait jamais le vide. Les pensées m'y viennent, parfois m'échappent, parfois s'accrochent à telle photo prise ou à l'amusement devant posture ou afféterie. L'humain décidément me touche s'il ne m'éblouit jamais. Je comprends bien Montaigne de ne le vouloir pas définir suspectant qu'il ne s'y trouvât nulle essence commune : oui, il se décline en d'infinies variations. Mais de ne le vouloir pas sublimer non plus : lui savait combien est difficile, sans être pesant, d'être homme.

Etre humain, en définitive ce n'est qu'être cela. Mais se peut, à l'occasion, ne pas être médiocre.

Eussé-je, ainsi, jamais cru devoir attendre d'un camionneur qu'il m'instruisît de ce qu'était penser ? Passe encore que les marketeurs, publicistes et autres bonimenteurs toujours à l'affût d'un mot à dévoyer qui les fît prendre pour les enchanteurs du monde moderne, se fussent déjà emparés de concept … mais ici !

Je ronchonne assurément trop devant cet usage dévoyé des mots (finaliser ; impacter ; invisibiliser et autre optimiser) … peut-être, après tout avais-je oublié que, vivante, la langue n'avait nulle raison de m'attendre non plus que mes lenteurs, qu'elle roulait à son propre train bien plus serein.

J'ai toujours aimé concept pour ce qu'il était capable de dire tout ce qu'il y a d'acte dans la pensée ; cette volonté, au delà de ce que nous offrait, mais souvent nous cachait, la vue, de dénicher un sens, une relation, quelque chose comme une permanence sous le bouillonnement mais, à l'inverse également, un processus, une œuvre en train de se dérouler que l'inertie noire des choses escamotait trop volontiers. Non, effectivement, l'homme n'existe pas : s'agitent devant nous des hommes. Et c'est déjà assez ! J'aime que ce passage du singulier à l'universel soit ainsi si étroit, si escarpé que, parfois, il vaut mieux ne pas l'emprunter sans un solide bagage de précautions, de scrupules ; de doutes.

Et pourtant, je ne parviens pas à ne pas penser. Et pourtant, d'entre moi et ce réel qui s'offre, je ne cesse d'intercaler images, idées, réflexions mais donc reflets ; représentations ; mais ainsi histoires. Comme si, penser le monde, invariablement nous en éloignait toujours plus. Et qu'il valût mieux - mais comment le faire autrement que dans le silence reculé d'une librairie ? - pour s'en approcher, insensiblement s'en écarter en un inquiétant étrangement.

Je n'ai jamais su - mais est-il quelqu'un qui le sache ? - me tenir à juste distance des choses et des êtres : on ne voit bien ni de trop près ni de loin. Et ce qu'on croit voir, qui peut être certain que ce ne soit pas un leurre que nous y aurions intercalé ? Rien n'est plus propice à la rêverie que cette eau presque trop calme qui s'étire plus qu'elle ne coule, où l'on se pique de lire le symbole du temps qui passe - ce fameux fleuve où l'on ne se baigne jamais deux fois ? - alors qu'elle se contente de nous offrir, miracle de la pensée, un reflet tellement plus évocateur, si parfaitement trouble de la réalité, de la profondeur ; de la beauté. Nos sens, tellement pitoyables, s'amusait à conclure Bachelard, qu'ils ne parviennent à nous présenter qu'un réel tronqué, pauvre ; fallacieux.

Il suffit de s'attarder en une église un matin de printemps : bien sûr ces fresques ; ces tableaux, ces voûtes, ces chapelles latérales où parfois se terrent des ambitions anciennes et des vanités bafouées ; … et même cet étonnant jubé, vestige d'un temps où séparer la nef du chœur, la valetaille de la prêtraille était une évidence.

Oui, mais, au lieu même où l'on apprête à poser ses pas, sur ces pierres faussement froides, voici subitement que cette lumière qui supporte si malaisément notre regard se décline et duplique. Je ne sais dessin plus brillant de la pensée. Il est assurément un lieu - à moins que ce ne soit un moment - où l'idée, le bien et le beau se rejoignent. Il ressemble à ces couleurs jetées au sol du même geste de dépit avec lequel Junon jeta sur le monde les ocelles de Panoptès ou à cette Parole tonitruante des hauteurs du mont Horeb fendant le ciel qui nous servirait à jamais d'yeux pour nous diriger dans l'ombre.

De même que ces nuages s'empressant et fuyant frénétiquement ouvrant de vertiges une aurore que l'on eût pu croire calme, ou que ces autres épousant formes de divinités maléfiques promptes à barrer nos routes, oui, à chaque fois que l'on y veut bien prêter attention, soin ou souci, une main tendue, un sens qui se propose, une œuvre qui n'attend que vous. Une histoire qu'on nous raconte. Les aèdes autrefois, puis les troubadours, les poètes bien mieux que les prêtres ou les philosophes en tout cas, saisissaient nos mains et nous guidaient en ces clairières où l'aube laisse sa chance au sens.

Las ! les églises sont vides désormais qui furent pourtant des interstices de silence et de prière où laisser l'âme du monde se recueillir et donc retrouver : des églises que nous ne regrettons sottement que lorsqu'elles s'enflamment et les ministres du culte sont tragiquement seuls. Faut-il vraiment le regretter, elles furent aussi de tels espaces d’objurgations obscures et d'emprises acariâtres …

Le pupitre, à gauche de l'entrée, a beau indiquer l'accueil et la porte demeurer ouverte, nul ne pénètre et le ministre des âmes, penché sur texte pie ou sur plus prosaïque compte-rendu d'activités, semble vestige baroque des siècles enfouis. Cette Eglise dont Pascal pouvait encore s'émerveiller que le Seigneur ne l'abandonnât jamais malgré tous les périls, épreuves et attaques qu'elle endura ; cette Eglise dont Mauriac dira avec tant d'émotion l'héritage et la transmission, oui, cette Eglise qui esquisse encore les ultimes tremblements d'un râle sans doute fatal, n'est pas seulement déserte mais désertée. Cet homme que les années penchent plus que les tâches, cette âme qui sans doute en ses vertes années avait eu choisi la bure pour se mettre au service de l'autre, comment ne se désespérerait-il pas que nul n'attache plus à sa foi ni le crédit ni le poids qu'il espérait mais, de surcroît que nul de l'imagine plus devoir être intercesseur de rien encore moins confident et soutien devant les difficultés de vie ? Que signifie un berger sans troupeau ? Je ne puis oublier ces cris étouffés de certains rescapés qui redoutèrent jusqu'à la limite du supportable que Dieu n'eût détourné le regard devant le sort qui leur fut fait. C'est nous qui détournons désormais notre regard par faiblesse, dédain, pusillanimité, paresse qu'importe au fond. Que signifie l’Être ignoré de tous ?

Qui croira jamais qu'entre l’Être et nous il se s'agisse que d'un problème de communication ? Qui admettra enfin que ce dialogue ne saurait se réduire à la vulgarité d'un échange ?

Angoisse ou solitude … Comment résister à la vacuité de l'être. Le peut-on seulement ? Je persiste à préférer la diversion d'un Montaigne au rogue divertissement d'un Pascal. Mais comment nier, non pas forcément par faiblesse mais peut-être simplement parce qu'il ne se peut autrement, comment nier que nous n'avons de cesse d'emprunter chemins de traverse pour encombrer d'affairements et de précipitations ce qui de silence et de solitude nous mettrait en face de nous-même et de la viduité de nos tensions. Ce n'est pas ici seulement question de vieilleries ou de fugacité de ces engagements que l'on se pique d'imaginer solides. Cela n'engage même pas l'effroi que nous éprouvons parfois puis de plus en plus non devant la mort mais devant l'assurance de la décrépitude. Non c'est ici question métaphysique. Affaire de cet être qui ne se peut expliquer ni justifier que par lui-même et donc … pas du tout. De cette étrange fortune qui nous abandonne sur cette rive encombrée de fureurs, d'empressements, de convoitises et de déjections avec cette sourde mais étrange injonction d'avoir à trouver pertinence à ce brouhaha et notre timide souhait de nous en tirer avec les honneurs si possible, sans vulgarité pour le moins.

Je supporte mal l'obsession culpabilisante d'une Eglise qui n'eut de cesse de nous ramener non seulement à notre faillibilité mais à notre faute, dirimante, pardonnable seulement du bout de lèvres condescendantes qui nous devrait faire définitivement courber l'échine et accepter enfin obéissance aveugle. Mais je ne nie pas, nuque raide ou non, que nous pérégrinons comme si marcher et s'agiter était fin en soi : l'oubli de notre destination nous laisse si souvent hagards, superflus et superficiels sur le bord d'un chemin à qui nous désespérons même de demander s'il menait quelque part. Oui, sans doute nos détours sont réponse à nos effrois ; d'autant plus présomptueux que tourmentées nos frayeurs

Ceux-ci courent, après une santé ou une jeunesse qui, invariablement les abandonnera ; celle-là, en une gestuelle qui se voudrait sportive, tente de faire oublier un âge qui n'autorise ses déplacements qu'avec bâtons et accoutrement la faisant ressembler à une skieuse qui eût épuisé jusqu'à neige et pentes.

Celui-là se joue d'éternité en poussant l'esquif dans le grand bassin comme vraisemblablement il le fit en ses tendres années. Comme si la répétition des mêmes gestes, de la même application, des mêmes rêves émoussait l'aspérité des temps. Le bâton ne lui sert pas d'appui, certes, mais d'apprêt mais ceci ne revient-il pas au même ? Jeunes ou vieux sacrifient au même culte de l'air - il faut bien s'aérer - ils vont et viennent : en réalité ne vont nulle part.

Vivre c'est n'aller nulle part. Quelle injure à cette modernité qui n'a qu'objectif, performance, efficacité, progrès ou rentabilité à la bouche.

Ceux-ci, attablés à terrasse en ce dimanche ensoleillé de lendemain de match, célèbrent - quoi ? pas même une victoire ! - un lendemain de match, occasion de virée beuglarde et de fraternités douteuses. Il suffit d'observer l'alignement presque scientifique des verres sur la table pour comprendre que Barthes avait eu raison de souligner une manière très anglo-saxonne de s'enivrer. Ceux-là chantaient - en réalité beuglaient - des chants que leur voix éraillaient rendaient méconnaissables pour peu que je les connusse - et ce à tue-tête qui à la fois inquiétait et réjouissait l'aubergiste émoustillé par l'addition à venir mais inquiet de casses et tapages toujours possibles.

A leur façon, eux aussi sacrifient à l'inutile, et j'imagine la réprobation ombrageuse qu'un tel divertissement susciterait chez les âmes bien-pensantes. Ces bruyantes processions avinées sont-elles si éloignées de celles, cléricales, des campagnes d'autrefois, où, précédée d'un prêtre harnaché comme à carnaval, la foule entonnait chorals et cantiques derrière croix et reliques comme si elle s'exhaussait jusqu'aux portes de l’Éden ? Dans les deux cas, l'illusion d'une fête qui fendît l'espace maussade du quotidien, et ouvrît moments d'exubérance, d'excès rendant fugacement supportable ce qui ne l'était pas t ne le sera jamais ?

Est-ce ceci vivre ? Peut-être nous contentons-nous seulement de vaquer, d'en contrefaire les gestes … Lourdement, suggère Montaigne.

Est-elle dans une position plus rassurante que le vieux prêtre esseulé, cette vieille dame accrochée à sa canne comme si cette dernière était la dernière arme lui garantissant allure humaine ? Elle est accompagnée, c'est vrai, mais d'une compagnie sans doute rémunérée, au reste plus soucieuse de son smartphone et des connexions indispensables aux réseaux sociaux qui lui font miroiter identité sociale que de dialoguer avec la petite vieille, perdue dans ses souvenirs et sa vue trouble, tout juste bonne à patienter, au pire ; ou à admirer l'arbre en fleurs ; au mieux. A quoi songe-t-elle ? A sa verve juvénile depuis longtemps éteinte ? A ses ambitions inassouvies ? A son époux trop tôt disparu ? A cet espace dangereusement rétréci qui ne lui autorise plus que quelques pas maladroits dans un parc dont elle aurait pu autrefois raconter le moindre recoin ? Elle attend … un temps qui ne passe plus. Qu'a-t-elle d'autre à faire ? Tout-à-l'heure sa maussade chaperonne la ramènera chez elle : parfois l'existence se réduit à de bien piètres aventures …

Que laissons-nous derrière nous ? Peu de choses en vérité et sans doute ceci est-il préférable. Les quêtes d'éternité, de quelque subterfuge qu'elles arguent, demeurent d'aimables plaisanteries. Œuvre, monument, descendance, empire … soyons sérieux, ne cicatrisent aucun effroi et nos biais se valent désespérément : la canne de la vieille, le smartphone de la Gorgone ou le footing du bobo : identiques déclinaisons d'un même désœuvrement.

Il m'arriva, comme à tout le monde, de me moquer de cette curieuse manie du selfie m'abstenant néanmoins de n'y considérer que poussée d'égocentrisme ou de narcissisme. Ce serait si simple. La modernité a inventé le réseau permanent et le souci d'en être sous peine de ne plus exister. La chose est bien plus trouble qui nous interdit de nous recueillir en quelque lieu serein ou reculé ; qui nous intime de nous figer en d'incroyables postures stéréotypées devant des monuments qui attesteront de nous, en des lieux aisément reconnaissables au point de n'être plus que lieux communs.

Je devine ici toute l'imposture de la photographie quand elle s'oublie en quelque production où souvenirs, témoignages, traces se fabriquent à la chaîne comme en usine de vermicelles. Se planter ici, sur ce pont dont on dit qu'il offre une des plus belles perspectives de Paris, en une position supposée attester de la tendresse de leur relation, se regarder ainsi dans les yeux comme pour suggérer que le décor en vérité n'eût aucune importance ébloui qu'il fut par l'intensité de leur amour quand en vérité le sourire figé et le regard épanoui comme tête de veau à l'étalage se contentent de reproduire postures désuètes mais convenues de magazines jaunis des années 50, prodigues à souhait de pin'up en positions calculées et de stars au regard de braise insinuant dans nos imaginaires les figures même de l'inaccessible. Faut-il être jeune professionnelle pour contraindre ainsi corps et âmes en impostures aussi niaises ? Décidément, j'en suis persuadé, l'être ne s'annonce jamais, mais se présente à nous en un impromptu qui en fait la saveur et ne s'offre qu'à la dérobée.

Quelle sotte manie que d'ainsi vouloir figer ce qui est mouvement, éclosion et geste !

Ce que nous laissons, l'angle mort de nos contemplations, la face cachée de nos prétentions … parce que, décidément, être est aussi affaire de salissures, de déposes, de dégradations. Négligents ou pas, nous souillons. Inéluctablement ! Etre c'est aussi cela. Demain, mais ces temps n'ont-ils pas déjà commencé, nous serons confrontés à ces Messieurs Propre de la pensée, à ces épurateurs enfiévrés, à ces prédicateurs de tourmentes qui, pour notre bien et celui de la planète, réinventeront l'inquisition et la question pour corseter nos gestes, jusqu'aux plus intimes, à l'aune d'un salut qu'ils auront minutieusement soupesé à nos observances pieuses. Redessineront jusqu'à nos passés, en y gommant traces hérétiques ou inconvenantes, déboulonneront statues et dénonceront figures de légende pour n'avoir pas été ce qu'ils exigent désormais d'être … Les obsessions dogmatiques font se bégayer l'histoire : nos désastres autant que nos déchets sont les vertus d'autrefois. Piètre chose sans mémoire l'humain en nous ne sait tirer de leçon de rien ; surtout pas de ses propres excès. Où est-il l'enseigneur des mandes qui nous rappellera à nos humilités ?

Sottes furies que tout ceci.

Je crois bien, encore et toujours, préférer à ces emportements en soi justifiés mais si spontanément désastreux, ceux qui par amusement ou générosité - mais j'aime à croire que celui-là n'entrave jamais celle-ci - consacrent à l'inutile et au plaisant, à l'œuvre, à ce qui dans l'art préserve l'instant du sourire et de la paix.

Ceux-là me rendent le monde habitable. Simplement et sans prétention. Ceux-là, même si je n'apprécie pas nécessairement leur musique, même si ce ne devait être que piètres musiciens ou amateurs vieillissants, rappellent qu'exister est affaire de souffle et qu'au moins depuis Orphée, qui souffle dans une flûte ou gratte cordes de sa lyre, sans le savoir peut-être, non j'en suis convaincu, en le sachant, s'adressent aux dieux, au delà des hommes,et enrobent de grâce jusqu'à presque les faire oublier, nos vulgarités ordinaires, nos mesquineries abyssales.

Là, sous le pont de Grenelle, faisant presque face à cette réplique de la liberté, au milieu des souillures et invraisemblables salissures, ce dessin sur la paroi, dessin vite effacé par les services de nettoyage comme si cet hommage à la fluette légèreté avait été trop incongrue pour être supportable.

Il se trouvera toujours, donneurs de leçons et iconoclastes, empressés de soustraire à notre jugement ce que leur secte réprouve, ce qui offusque leur frileuse conscience. Il était là, un matin encore frissonnant, pinceau à la main, pour recouvrir à la hâte, ce volatile que l'on ne saurait voir. Il faisait son métier, enfin ce pour quoi on le payait chichement et vraisemblablement n'y vit-il pas malice. Peut-être même n'y en avait-il pas même.

Pourtant, dans cette image escamotée, je devine tous nos errements : ne justement voir malice nulle part ; ne nous jamais assez poser questions.