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Femmes puissantes

Une affiche qui m'a sauté aux yeux se matin, me promenant. Ou, très exactement, cette accroche en forme de question : Si je vous dis que vous êtes une femme puissante, que répondez-vous ?

L'ouvrage réunit une série d'entretiens réalisés par L Salamé qui tous commencent par cette question.

Je n'ai pas lu le livre et ne le lirai sans doute jamais : je n'ai pas assez d'estime, je l'avoue, pour les journalistes, fussent-ils brillants, connus, et même femmes, pour désirer m'enquérir de leurs réflexions. Après tout, un journaliste est un rapporteur, une commère de luxe à qui l'on demande moins de penser que de dire ; moins de dire que de colporter. Ah me dira-t-on, il en est bien parmi eux qui produisent analyses et réflexions ! Ah bon, êtes- vous certain ? A les entendre, à les lire, même dans les quotidiens dits sérieux même dans le quotidien du soir qui depuis longtemps ne mérite plus d'être qualifié, sans complaisance, de référence, je crains bien qu'ils ne soient plus enclins à produire que du sensationnel, du buzz ; du clivant ! Pour le reste, et cette dame en fait partie, de tourner ainsi de talk-show en Matinales avec la boulimie d'un pitbull en mal de morsures, je vois plutôt chez cette cohorte de têtes connues qui, mi-journalistes, mi-présentateurs s'embourbent dans les ambivalences et parfois contradictions franches des deux fonctions, facéties aimables mais souvent complaisantes, questions faussement sincères, analyses salonnardes ; rien de moins mais rien de plus.

Je regarde l'affiche et cela m'agace. Et m'agace de m'agacer ainsi ! Pourquoi donc ? Parce que, sans doute, je trouve la question terriblement mal posée.

Me suis toujours étonné de voir que dans ce pays l'on s'en aille toujours chercher, à tout propos et sur n’importe quel sujet, l'expert, le consultant - souvent auto-proclamé ; le spécialiste quoi ! La philosophie ne s'en remit pas, elle qui demeurait spécialiste de la généralité : c'était ouvrir grand la porte aux sciences dites humaines . Et très naturellement nos responsables médias chercheront à camoufler leur ignorance ou leurs incertitudes avec un intervenant de préférence brillant, qui produira un clash ; qui sera clivant comme on dit ! Bref qui fera de l'audience !

Ainsi Zemmour ; ainsi Finkielkraut ; ainsi Onfray. Les débordements verbaux de l'un, les colères homériques de l'autre ; les certitudes pontifiantes et insupportablement méprisantes du troisième.

Et pourtant, quand je vois mes collègues, grands spécialistes de ceci ou de cela, eux dont c'est la profession en tout cas de fouailler tel ou tel domaine étroit de recherche, et les entend proférer souvent avec emphase des banalités à peine masquées par leur jargonneux galimatias, je me demande ce qui justifie l'autorité de tel ou tel à parler. Qu'on ne prenne pas prétexte d'une foule inculte qui aimerait tant héros, vedettes, stars et autres célébrités qu'on puisse lui en présenter par fournées entières sans jamais la rassasier, il s'agit de bien autre chose.

Ainsi donc, ici une série d'entretiens qui mettent en présence : E Badinter, B Rheims, A Mauresmo, L Adler, B Dalle ; des femmes ayant excellé, on le voit, dans des domaines aussi différents que le sport, l'édition, la philosophie, le cinéma, le rabbinat, le journalisme

Ouvrage témoignage donc ; certainement pas théorique où chacune à sa façon, je suppose, explique comment elle a vécu sa position et la puissance que cette dernière lui aura procurée.

Où je comprends la première diversion consistant à se préoccuper plus de qui parle que du message qu'il transmet. Comme si, ici seules des femmes détenant quelque pouvoir pouvaient en parler. C'est bien ici que souvent, la narration d'un fait, l'analyse, la théorie et le militantisme se séparent. Souvent cruellement. Quand il s'agit de féminisme, la chose est fréquente que j'ai déjà évoquée se traduisant par la délégitimation systématique de la parole de l'autre.

Voici question passionnante et terriblement dangereuse selon la réponse qu'on lui apporte : qui a le droit de parler ? Pour le politique, Platon avait répondu de manière péremptoire : le philosophe i.e. celui qui sait ; le démocrate, lui, dès la Constitution des Athéniens, répond tout le monde, nul ne pouvant se prévaloir de mieux et plus connaître que l'autre. Que vaut la parole de l'autre si elle ne pèse qu'en raison de la position sociale du locuteur ?

Où je devine la seconde diversion consistant à ne jamais véritablement définir de quoi l'on parle. Qu'on me pardonne mais en bonne logique, n’eût-il pas fallu d'abord interroger les interlocutrices sur ce qu'elles entendaient par puissance avant de s'enquérir de ce qu'il y avait de féminin en ce sentiment ? Etre puissant ? sur les choses, sur les êtres ? que signifie tout ceci ?

Le signe que je ne m'égare pas tout à fait est que la journaliste s'est astreinte à rédiger une sorte d'introduction qui ressemble assez à la série Je ne serais pas arrivé là si du Monde et qu'elle a intitulée Je venais de loin. Elle s'y attache à brosser l'histoire de la petite libanaise bientôt émigrée tant la guerre à Beyrouth rendait impossible la survie. Non décidément il ne s'agit pas d'analyse mais de simples témoignages. Elle indique surtout que sa génération avait oubliée la leçon de Beauvoir pour qui rien n'était jamais gagné : la révolution #metoo l'a réveillée et les réponses de certaines de ses interlocutrices l'auront secouée. Tant mieux !

Mais ceci ne résout pas la question : celle du pouvoir ; celle de la puissance.

Je comprends sans aucune hésitation ni réticence qu'il faille aux femmes prendre la parole et se battre sans doute pour se faire place égale ; légitimement égale. Mais tant qu'on en restera là, tant qu'on en demeurera aux postures guerrières, on avouera sa défaite et on passera à côté de l'essentiel. Je n'ignore pas qu'on répliquera à ceci que ce ne sont que paroles de mecs ! Ce sera, indirectement me donner raison.

Ce sera le temps de l'égalité le jour où actions, réalisations ou propos seront jugés pour ce qu'ils valent et apportent à l'autre et non plus seulement comme ceux d'une femme, d'une noire, d'une bourgeoise ou d'une ouvrière mais ceux d'un individu. L'ostracisme commence ici exactement : quand on regarde l'auteur mais pas son geste ou sa pensée. Nous en sommes encore tragiquement là.

Je suis las des banalités en tout genre et en particulier des truismes sur le pouvoir et le politique. Dois-je l'avouer un X Bertrand me lasse presque autant que ces clichés sur l'ambition, la réussite sociale et tout ce qui, veulement ou inconsciemment, participe à une resubstantialisation terriblement dangereuse. Beauvoir avait raison mais ce sont aussi les combats théoriques qu'il faut constamment reprendre. Qui aurait cru que redeviendraient un jour dicibles ces horreurs racistes, fascistes et même bientôt acceptables pour une partie de la société dite civile ? Qui aurait cru jamais que ce fût du côté même des opprimés que surgiraient les haines les plus grossières, les ségrégations les plus tranchantes. Je nous aurais aimé posséder un rapport au pouvoir plus clair : nous en aurons besoin pour les tempêtes qui s'annoncent. Au lieu de cela …

J'aurais aimé qu'on se souvienne qu'on n'est pas femme ou homme mais le devient et que, sans doute, c'est ici œuvre d'une vie aussi délicate, difficile mais engageante pour l'un que pour l'autre.

J'aurais aimé savoir et donc qu'on interroge - car c'est une question d'homme autant que de femme - ce que signifie pour soi et pour les autres réussir sa vie - et non pas seulement réussir dans la vie. Et j'aimerais vraiment savoir quelle place y prend le désir d'emprise.

Je me sens me désintéresser progressivement du politique et je n'aime pas cela : c'est déjà manière de me retirer. Je me sens insensiblement m'éloigner des vaines polémiques, des combats sulfureux ; des critiques. Au fond Hume a tort même si l'histoire lui donne raison : la philosophie dont nous avons besoin n'est pas dialectique ; encore moins critique ; sûrement pas analytique. Le combat n'est jamais fécond qui finit toujours par faire les protagonistes hideusement se ressembler. Ce dont nous avons besoin c'est de l'autre ; de l'appel de l'autre et d'une philosophie qui nous aide à le porter.

Ce dont nous avons besoin ce n'est pas d'une philosophie du genre mais de la générosité.