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Figures de l'intolérance

Bien sûr, vous pouvez parler mais votre parole n'a aucune légitimité

Un jeudi matin ! Je passe de table en table pour aider des étudiants en licence à bâtir un plan de recherche pour leurs mémoires. La jeune femme n'avait encore qu'un thème, pas vraiment de sujet encore puisqu'elle voulait aborder l'inégalité hommes/femmes sans avoir encore déterminé ni la question (causes ? remèdes ? luttes ?) ni dans quel domaine etc… Je lui proposai plusieurs pistes en lui suggérant qu'elle ne pourrait pas tout aborder en un mémoire limité en nombre de pages et que ce serait sans doute judicieux d'aborder la question par quelques grandes dates qui auraient marqué la condition féminine (soit les grandes luttes ; soit les avancées) et de se choisir des moments qui engloberaient à la fois du sociétal, de l'économique, de l'idéologique etc. La conversation s'engage ; je lui suggère quelques pistes ( la grève des midinettes ; le vote de la loi Neuwirth ; le procès de Bobigny etc ; elle manifeste ses préférences ; je corrige quelques remarques hâtives - notamment sur le politique ou le religieux - la discrimination n'est pas l'exclusive de l'aire judéo-chrétienne et son explication mérite mieux qu'un rapide anathème quand fusa, tel un couperet, la sentence disqualificatrice.

Elle me surprit - un peu, parce qu'en elle-même elle n'a rien ni d'insolite ni d'original - par la violente intransigeance qui la caractérisait. J'eus beau tenter de lui expliquer que de tels propos allaient bien plus loin qu'elle ne l'imaginait … rien n'y fit : j'étais devenu sinon l'ennemi, au moins l'étranger.

Pourquoi cette remarque me meurtrit-elle ? Après tout j'aurais pu la balayer d'un revers de mépris en arguant de sa sottise ou de son immaturité : si l'on n'a pas d'excuses à cet âge de tenir des propos allant au-delà de sa pensée, imprudents ou controversés, quand y aurait-on prétexte ? C'eût été facile, inélégant et stérile.

Pour ce qui s'y cache :

M Pingeot y décèle un ordre moral qui suscite par avance son ennui. Sans conteste il y faudrait ne pas se tromper de combat. Matzneff - autant que tout autre - est condamnable pour ce qu'il a fait. Pas pour son œuvre, au demeurant médiocre, insane et insupportablement narcissique. Idem pour Polanski : même si j'ai trouvé son dernier film J'accuse décevant, il ne s'y trouve, pas plus que dans ses autres films, rien de condamnable. Ces ligues de vertu m'agacent d'avance et je n'ai pas souvenir que l'ordre moral eût jamais rien présagé de bon.

Ni politiquement ! ni culturellement.

La position de M Pingeot lui a attiré les foudres des militantes pour qui, parce que politiques, les protestations ne pouvaient être que morales. Vieux débat, délicieusement biaisé pourtant : le politique vise le collectif ; jamais l'individuel - tout comme la loi. Seule la justice, qui l'applique, incrimine la responsabilité individuelle et condamne quand elle le peut et le doit. Jaspers, à propos du peuple allemand, n'avait pas dit autre chose. Le politique dit un projet collectif et ce n'est certainement ni au politique ni à l'histoire de définir ce qui est moral.

 

Il ne s'agit évidemment pas d'ignorer combien derrière tout discours, toute prescription ou toute proscription, il y eût une métaphysique et donc une morale implicite. J'entends bien que derrière toutes les protestations de type #metoo, derrière tous ces slogans placardés dans les rues de Paris, il y a une condamnation de la violence faite aux femmes et donc protestation : elles sont évidemment légitimes. Qui, pourtant ne voit que dans la bascule vers le #balancetonporc, il y a autre chose, qui relève de la dénonciation, de la haine. Qui ne voit la distance sidérale entre la protestation contre les manquements de la justice ou de la police, la mise en évidence des aveuglements - volontaires ou non - d'une société peu habituée encore à prendre en considération la condition féminine d'une part e, d'aautre part, la guerre déclarée aux hommes que l'on affirme détester ? Sans doute ne fait-on pas la révolution sans casser des œufs ; sans doute ne fait-on rien avancer en restant poli, sans outrance etc. Le prix à payer est lourd parfois. Tellement lourd.

Il y a plus !

La distinction homme/femme est une donnée essentielle de nos vies, de notre humanité. Il m'est arrivé de penser parfois que l'homme aura appris à penser à partir de la conscience de cette différence. Voici un être, là, en face de moi, qui à la fois est comme moi et ne l'est pas. Saisir la différence, comprendre l'altérité, soupçonner que les choses et les êtres sont le plus souvent différents de l'apparence qu'ils nous laissent entrevoir n'est pas seulement le b.a-ba de la trivialité de nos existences mais le tout début de la pensée.

Quand tout, dans la pensée m'incite à ramener au même, me demeure une question centrale à résoudre cette différence qui se maintient et résiste à toute conceptualisation.

A rebours de tout scepticisme, à l'encontre de tout pragmatisme empiriste qui se refuserait à toute généralisation, le rationalisme à la Descartes mais la philosophie, dès ses origines, sont nés d'un pari : que notre entendement, malgré ses failles et ses limites, est un bon outil pour comprendre le monde ; que nous malgré nos erreurs, préjugés et préventions, sommes capables de nous extirper de nos forteresses et de voir dans le monde comme dans l'autre l'exemplaire complexe, certes, mais lumineux, d'une vérité accessible, parce que vérifiable.

Poser d'emblée que l'autre, parce que d'un genre différent, ne puisse rien entendre, c'est tuer toute possibilité de penser ; c'est balayer d'un revers haineux de manche non seulement 2500 ans de philosophie mais toute possibilité d'élan culturel.

Ce n'est pas seulement le débat qui est mis en cause ; pas seulement le dialogue : la pensée.

Ne cherchons pas plus loin les ferments de ces assauts de violence ; de ces effluves de haine.

C'est cela qui m'atterre.

Je n'ignore pas combien la raison, le dialogue sont de piètres antidotes de la violence. Ce sont pourtant les seuls. Je ne parviens pas à tenir pour négligeable cette voix qui tonna des hauteurs de la Montagne et nous intima de ne point tuer. Ce que je retiens de cette voix ce n'est pas seulement le refus de la violence, c'est d'abord cette infinie miséricorde qui ne me considère pas seulement pour ce que je suis mais m'invite au contraire à devenir autre et mieux que ce que je suis ; cette puissante mansuétude qui me parlant me crée et m'exhausse. Que l'on considère à l'inverse la violence, elle est toujours une figure de la réification mais préalablement du silence, du refus du dialogue. Ne pas parler à l'autre, récuser qu'il puisse devenir autre c'est le réduire. Toujours. C'est lui récuser son statut d'humanité. Il n'est pas de ségrégation, de racisme, de violence qui ne s'appuie préalablement sur cette essentialisation de l'autre. Sur sa chosification.

La tolérance n'a jamais été une vertu positive : on y supporte la différence de l'autre, en son existence, en son être ou en sa pensée, parce qu'on n'a pas les moyens de lui prouver qu'il a tort. Nous ne sommes sans doute tolérants que parce que nous sommes incertains de l'absolue vérité de ce que nous affirmons. Rien qu'à ce titre, les limites de la démarche scientifique, les limites de la raison en tout cas, sont une bénédiction. Dès lors qu'il s'agit de techniques, de savoir-faire ou de savoirs élémentaires, nous voyons bien qu'en les transmettant nous ne laissant aucune alternative à nos enseignés : comment dire mieux que la certitude est intolérante ? Comment de surcroît oublier qu’en énonçant une proposition, en affirmant une thèse, en arguant d'une théorie, nécessairement nous suggérons que ceci même que nous énonçons, nous l'affirmons et croyons vrai ?

L'intolérance est le risque interminablement perpétué de qui parle et pense. S'il est une injonction morale en tout ceci elle tient dans l'effort de maîtrise de ce risque.

Rien n'est plus effrayant ni exaltant en la pensée que cette irréductible contradiction : la pensée est presque aussi dangereuse que l'absence de pensée. Ni méthode ni prudence n'épargnent de se tromper ni ne prémunissent des préjugés les plus odieux. Même les religions les plus ouvertes et universelles, même celles en appelant à la reconnaissance et à l'amour de l'autre n'évitèrent ni l'intolérance, ni les guerres ni les anathèmes ni les massacres.

L'inquisition est une tache que nul ne devrait oublier. Non plus que les camps staliniens. Non plus que …

Dans le Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν de Marc, 12,31 nous avons tous cru que l'important était dans cette injonction à l'amour, à l'accueil de l'autre ; en cette grâce que le latin a traduit en charité.

Elle est peut-être plutôt dans ce πλησίος, dans ce proche ; en cette réalité de l'autre qui s'approche ou dont on s'approche.

La violence prend toujours la forme de l'intrusion : elle est toujours quelque chose de cette dague que l'on fiche en plein cœur mais avant cela elle est mise à distance, voire à l'écart.

Cessé-je de me sentir proche de toi, de me sentir concerné, engagé par ce qui t'arrive et que tu vis, je suis déjà violent par paresse, mépris ou ignorance.

Cette période est d'une incroyable violence sans avoir même besoin de passer à l'acte. Le pire est que désormais elle passe à l'acte. Avec une invraisemblable bonne conscience. Dans un brouillard idéologique consternant.

Le silence qui s'abat sur nous, qui est d'abord méprisant sera demain haineux ; bientôt mortifère.