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Noëlle Lenoir : « Certains mouvements féministes sont révélateurs d’une évolution vers un radicalisme teinté de communautarisme »

TRIBUNE

Noëlle Lenoir

Avocate

L’avocate Noëlle Lenoir voit dans les manifestations contre les nominations au gouvernement de Gérald Darmanin et d’Eric Dupond-Moretti la marque d’une dérive à l’américaine du mouvement féministe.

Tribune. Jamais je n’aurais imaginé prendre la plume pour m’insurger contre une certaine forme de féminisme qui tient plus à mes yeux du sectarisme que du militantisme. Jamais je n’aurais pensé que pourrait être importé en France un féminisme dont les modes d’action s’attachent moins à la défense de la cause des droits des femmes qu’au déboulonnage d’« hommes blancs et hétérosexuels » cloués au pilori pour des propos relevant de la liberté d’expression, comme les déclarations d’Eric Dupond-Moretti concernant le mouvement #Metoo, ou pour des comportements loin d’être avérés comme veulent le laisser penser certains slogans taxant, sans preuves, de viol la relation entre Gérald Darmanin et une jeune femme l’ayant contacté, au surplus, semble-t-il, pour lui demander d’interférer dans le cours de la justice.

Je ne suis pas naïve. Je sais bien que les manifestations organisées par ces féministes pour conspuer deux personnalités de grande valeur, mais ayant eu « le malheur » de voir leurs mérites reconnus au point d’en faire des ministres du gouvernement de la France, ont une forte connotation politique.

Justice de rue

Pour autant, je suis inquiète de l’agressivité qui s’empare de manifestants qui entendent substituer ce que l’on appelle aujourd’hui la « justice de rue », qui confine au lynchage de triste mémoire, à la justice tout court, qui exige modération et non pas exaltation.

Que l’on ne s’y trompe pas. Je suis féministe par ma pensée et par mes actes, et je dirai même par ma naissance. Je n’ai dans ma famille que des exemples féminins de bravoure et d’intelligence : ma mère qui, autonomisée dès 16 ans, a créé sa propre entreprise et nourri sa famille grâce à son labeur et son intrépidité ; ma tante, première femme élue bâtonnière en France, à Versailles en 1959 ; mon autre tante, résistante communiste déportée à Ravensbrück ; ma grand-mère, d’origine russe, qui a figuré parmi les premières femmes avocates en France au tout début du XXe siècle, et j’en passe.

J’essaie de suivre leur exemple, il m’inspire. Ces femmes ont lutté pour leurs droits et en ont assumé parfois les conséquences. Elles ne sont jamais tombées dans l’écueil consistant à accréditer l’idée d’une responsabilité collective de la gent masculine « blanche », au motif que les femmes se sont vu dénier tout droit à l’égalité pendant des siècles, et plus spécialement, d’ailleurs, au XIXe siècle et au début du XXe siècle.

Faire peser sur un groupe d’individus définis par leur origine et leur genre une responsabilité collective est inacceptable moralement. C’est également absurde car l’histoire est bien plus complexe que cela. La juger avec nos yeux et notre mentalité d’aujourd’hui demande de la connaître parfaitement et de savoir la resituer dans son contexte différent du nôtre ; en d’autres termes, de faire primer l’approche scientifique et le jugement sur la pure émotion.

En 2005, j’ai préfacé l’ouvrage d’une féministe américaine, Catharine MacKinnon, Le Féministe irréductible (éd. des Femmes2004)Je l’ai fait parce que cette universitaire de talent a magistralement analysé le droit au travers de la suprématie masculine, qui a été la norme en Occident et reste plus que jamais la norme en Orient. Surtout, elle avait promu la reconnaissance par la Cour suprême des Etats-Unis du harcèlement sexuel, qui n’est autre que l’expression d’une domination abusive, et avait également été l’avocate bénévole des femmes victimes d’atrocités sexuelles lors de la guerre des Balkans.

Les guerres donnent lieu à des comportements d’une cruauté inhumaine dont les violences sexuelles contre les femmes et les enfants, mais aussi les hommes, sont l’une des marques les plus révoltantes. Je voulais donc saluer aussi le travail de Catharine MacKinnon, qui a permis d’élever le niveau de la conscience publique sur l’abomination que constitue l’utilisation du corps humain comme arme de guerre.

Notre modèle de vivre-ensemble

Au-delà de l’engagement de son auteure, ce livre, à la vision passablement radicale des rapports entre les hommes et les femmes, renvoie pour moi maintenant à la question de l’évolution du féminisme en France. Jusqu’à la période récente, notre pays se distinguait du modèle des autres pays occidentaux, et singulièrement des Etats-Unis.

En 1995, Mona Ozouf, dans Les Mots des femmes (Fayard), souligne qu’on imagine mal, en France, qu’une universitaire réputée comme Maryline French « puisse écrire que les hommes sont engagés dans une guerre mondiale contre les femmes » car en France – fort heureusement –, « on n’oppose pas des hommes collectivement coupables à des femmes collectivement victimes ».

Voilà pourquoi j’observe et je redoute certains des changements à l’œuvre dans la société française. Il est clair que certains mouvements féministes ou antiracistes, comme ceux à l’origine des dernières manifestations mobilisées par Caroline de Haas et AssaTraoré, sont révélateurs d’une évolution à l’américaine vers un radicalisme teinté de communautarisme allié à l’intolérance. Si cette mutation s’opérait, promue par certains courants politiques, c’en serait fini de l’universalisme qui fait encore notre spécificité à travers le monde.

Nous aurions tout à perdre. Le dialogue deviendrait impossible et l’essentialisme primerait. Aussi, il est temps que nous réagissions et que les responsables politiques attachés à notre modèle de vivre-ensemble s’expriment sans crainte pour défendre, contre le sectarisme, notre héritage des Lumières.

Noëlle Lenoir est avocate, ancienne ministre chargée des affaires européennes (2002-2004), membre honoraire du Conseil constitutionnel.