index précédent suivant

 

 

Les premiers combats du MLF

 

Né dans l'effervescence de Mai 68, le Mouvement de libération des femmes célèbre ses quarante ans. Retour sur une aventure collective, inventive et féconde, qui a fait avancer les droits des femmes. Et entend continuer.

Par Mattea Battaglia Publié le 20 mars 2010 à 11h35 - Mis à jour le 24 février 2014 à 16h23

« Qui sont ces excitées?» Lorsqu'elles font leur première apparition publique, à Paris il y a quarante ans, les militantes du Mouvement de libération des femmes suscitent des commentaires ironiques. Parfois, aussi, les clichés les plus grossiers. Les féministes? Des «mégères hystériques», des «lesbiennes» peu gâtées par la nature, entendra-t-on souvent. A voir les rares photographies de la démonstration du 26août 1970, c'est la jeunesse des militantes qui surprend. Et la force de leurs slogans: «Un homme sur deux est une femme», «Il y a plus inconnu que le Soldat inconnu: sa femme».

Elles sont une poignée à être venues déposer ce jour-là, au pied de l'Arc de triomphe, une gerbe «à la femme inconnue du Soldat inconnu». Un baptême médiatique. «Nous étions une dizaine», se souvient Anne Zelensky. «Les flics ont rapidement débarqué. Mais nous avions réussi, sous l'œil des journalistes, à imposer notre “griffe”», rappelle cette féministe de la première heure, qui prendra la présidence de la Ligue du droit des femmes, cofondée avec Simone de Beauvoir en 1974. «Cibles, lieux, armes, troupes: tout était déjà en place à l'Arc de triomphe», écrit-elle dans Histoire de vivre (éd. Calmann-Lévy, 2005).

La presse française mentionne, en référence au Women's Lib américain, un «Mouvement de libération de la femme». La femme au singulier? Une erreur des journalistes. Ce n'est pas la seule. On évoque les excès des militantes sans pouvoir en citer un seul. «Pour L'Aurore et pour Combat, le Mouvement regroupait 3000adhérentes. Où avaient-ils été pêcher ça?», note Cathy Bernheim, elle-même journaliste et écrivain, qui a raconté la journée du 26août 1970 dans son très beau livre Perturbation, ma sœur (éd. Seuil, coll «Libre à elles», 1983). L'opération médiatique a ses limites. Mais elle a fonctionné: les Français connaissent désormais l'existence du Mouvement de libération des femmes.

Le 26 août 1970, début du mouvement? Plutôt son premier cri. On retrouve la trace de groupes précurseurs dès 1967-1968, mobilisant le plus souvent une poignée de personnes. L'un d'eux, Féminin Masculin Avenir, initié par Anne Zelensky et Jacqueline Feldman, défend le principe d'un féminisme mixte. «La libération sera bancale tant qu'elle marchera sur une patte, tout comme l'humanité est bancale de tant s'appuyer sur une de ses jambes», écrit Anne Zelensky. Un autre groupe, ou plutôt un trio formé par Antoinette Fouque, enseignante en lettres, son amie Josiane Chanel et l'écrivaine Monique Wittig (prix Médicis pour L'Opoponax en 1964), rejette la participation des hommes. «La proximité entre femmes va libérer une parole que les femmes ne tiennent qu'entre elles, sans le poids de la domination et du discours masculins», écrit Antoinette Fouque dans Génération MLF. Cette seconde option, la non-mixité, va l'emporter. Pour toutes ces femmes, Mai1968 constitue une rupture.

Comme pour Martine Storti, qui prépare alors l'agrégation de philosophie à la Sorbonne. Elle est l'une des premières femmes à prendre la parole dans les amphis bondés -elle sera aussi, après son arrivée à Libération en 1974, une des premières journalistes à relayer les combats du MLF. Mais c'est une exception. «Au printemps 1968, dans les organisations d'extrême gauche, nous avions notre place: taper à la machine», explique-t-elle.

«Phallocrates exemplaires»

Cette année-là, Christine Delphy est déjà chercheuse au CNRS. La «division sexuelle du travail militant», telle qu'elle s'instaure à la Sorbonne ou à Nanterre, ne la surprend guère. «Les partis politiques avaient à l'époque leurs “clubs de femmes”, où nous étions rangées à part, comme sous une serre dans l'attente d'éclore», explique l'auteur de L'Ennemi principal (Syllepse, 2001). «C'était l'Union des femmes françaises pour le Parti communiste, l'Union féminine civique et sociale pour la droite, le Mouvement démocratique féminin pour les partis de gauche. Dans ce contexte, que nous soyons reléguées à des tâches subalternes par nos camarades gauchistes, phallocrates exemplaires, n'avait rien d'étonnant», conclut-elle.

A la Sorbonne, Antoinette Fouque est, elle aussi, témoin d'une «révolution viriliste». Nous n'avons pas pu la questionner: psychanalyste, créatrice des éditions Des Femmes, universitaire, politologue, elle oppose aux journalistes son emploi du temps chargé. Mais elle écrit dans Génération MLF (éd. Des femmes, 2008): «L'acteur principal [de Mai 1968] est le phallus. Les affiches le proclament: “Le pouvoir au bout du fusil”, “Le pouvoir au bout du phallus”.»

«Etions-nous invitées au bal seulement pour faire les cafés et tirer les tracts?», questionne Anne Zelensky. Son groupe, Féminin Masculin Avenir, organise dans la Sorbonne occupée le seul meeting consacré aux femmes. «Nous étions parties à deux, et nous nous retrouvions une centaine !»

La gloire est éphémère. La révolte étudiante s'achève. Les effectifs fondent. Mais sur le terrain fertilisé par Mai1968, le MLF est en germe. «Le Mouvement de libération des femmes, c'est l'héritier rebelle de Mai1968», explique la sociologue Françoise Picq. «Ou plutôt, c'est la rencontre du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir et de l'espoir fou, né en Mai 1968, qu'on peut changer le cours de l'histoire collectivement.» Pour cette spécialiste de l'histoire du féminisme, les initiatrices du MLF se sont définies, dans l'élan de mai1968, «contre» mai1968: refus de subordonner la libération des femmes à la lutte des classes. Refus, aussi, d'être des militantes de seconde catégorie. Et volonté d'analyser les fondements de la société patriarcale pour les dénoncer, mais surtout pour les mettre à terre.

Dans la foulée de la révolte étudiante, d'autres groupes de femmes voient le jour: «Les oreilles vertes», «Les polymorphes perverses», «Les petites marguerites»… Le MLF couve, jusqu'à la sortie publique sous l'Arc de triomphe, le 26août 1970. Ce n'est pas l'unique coup d'éclat de cette année-là. En mai est paru l'article «Combat pour la libération de la femme», dans L'Idiot international, le journal polémique de Jean-Edern Hallier. «Quand nous marchons dans les rues, nous sommes sifflées, huées, touchées, nous sommes appréciées ou dépréciées par les regards. Nous sommes des objets en usage ou hors d'usage», écrivent ses auteures, Monique Wittig et sa sœoeur Gille, Marcia Rothenburg et Margaret Stephenson. Pour leurs lectrices, c'est une révélation. Un soulagement, aussi. «Ce texte joua comme un trait d'union, tant il disait publiquement ce que beaucoup d'entre nous pensions dans notre solitude et notre dispersion», se souvient Martine Storti.

C'est également ce que ressent Annie Sugier, jeune ingénieure au Commissariat à l'énergie atomique, aujourd'hui présidente de la Ligue du droit international des femmes, lorsqu'elle découvre, en octobre 1970, le numéro spécial de la revue Partisans titré «Libération des femmes, année zéro». «Tout ce que je croyais être seule à penser y était écrit. On allait enfin au-delà du constat de la “condition féminine”, en ouvrant une perspective: notre libération.» Sur deux cent cinquante pages, Partisans dresse la liste des combats fédérateurs du mouvement: sexualité, famille, viol, avortement… «On y entraperçoit également les débats qui agitent déjà le MLF, note Martine Storti. Les femmes forment-elles une classe? Quel est l'ennemi principal, le capitalisme ou le patriarcat?»

Liberté de ton

Ce qui fait aussi débat, c'est le titre de ce numéro spécial. Pourquoi l'«année zéro»? Méconnaissance de l'histoire du féminisme au xxesiècle? Ignorance de l'existence du mouvement des femmes aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, dans les pays du nord de l'Europe, en Espagne, en Italie? Défaut de transmission, certainement. Volonté, aussi, de marquer une ère nouvelle.

A la «une» de Partisans, l'emblème du MLF: un poing fermé dans le «miroir de Vénus», symbole du genre féminin. Effet visuel garanti. Le «style MLF» s'impose, mêlant humour grinçant, audace et (auto-)dérision. On ne signe pas (ou exceptionnellement) les textes dont on est l'auteur. On se moque du qu'en dira-t-on. On joue avec les slogans: «Travailleurs de tous les pays, qui lave vos chaussettes?», «L'homme est le passé des femmes», «Une femme sans homme, c'est comme un poisson sans bicyclette».

Il suffit de feuilleter MLF-Textes premiers (Stock, 2009) pour se faire une idée de la liberté de ton et de parole. Articles, slogans, poèmes: ce recueil, collectif bien sûr, est une sorte de making of du mouvement. Autre option: relire Le torchon brûle, le journal «menstruel» du MLF, à condition de le trouver (six numéros, entre 1971 et 1973). Percutant.

La parole se libère… et aucune structure ne doit venir l'entraver. Le MLF n'a ni local ni permanence. Mais une multitude de lieux de réunion s'improvisent, à Paris et en province. «En opposition avec les hiérarchies et la bureaucratie masculines, les femmes refusent toute organisation», explique Simone de Beauvoir dans sa préface à Histoires du MLF d'Anne Zelensky et Annie Sugier (Calmann-Lévy, 1977). Des groupes de parole, de quartier, de conscience se forment spontanément. On parle de tout ce qui, d'ordinaire, est relégué à la sphère privée. «Le personnel est politique»: faire des enfants, faire la vaisselle, faire l'amour sont des actes politiques. Des rendez-vous s'improvisent chez l'une ou l'autre des «copines». On célèbre l'«entre-femmes», la «sororité»… Et on participe, tous les quinze jours, aux grandes assemblées générales à l'Ecole des beaux-arts. C'est la cacophonie. «De multiples façons d'être en mouvement», répond Cathy Bernheim, évoquant des «moments d'éblouissement», mais aussi d'épuisement.

Car toutes en conviennent: les clivages au sein du MLF sont présents dès les origines du mouvement. Bien sûr, il y a des luttes fédératrices: le droit à l'avortement (loi votée en 1974), la reconnaissance du viol comme un crime (1980). Les actions sont retentissantes, comme la publication du Manifeste des 343 (les «343 salopes»), qui ébranle la France tranquille du président Pompidou en 1971, les Journées de dénonciation des crimes commis contre les femmes, organisées à la Mutualité les 13 et 14 mai 1972, ou encore la grande marche du 6 octobre 1979 pour la pérennisation de la loi Veil sur l'avortement. Les militantes sont nombreuses, aussi, à revendiquer leur autonomie par rapport aux partis politiques et à railler les tentatives de «récupération», que ce soit la création d'un secrétariat à la condition féminine en 1974, ou lorsque l'ONU proclame 1975 : Année de la femme.

La rupture «psych et po»

Mais les débats agitent le mouvement. On n'évite pas les divergences, les affrontements : quel rapport le féminisme doit-il entretenir avec le marxisme? Faut-il structurer le Mouvement ou conserver un fonctionnement informel? Existe-t-il une spécificité du féminin, une féminité, une «féminitude»? Féministes différentialistes et universalistes peuvent-elles s'entendre ?

Le MLF est-il menacé d'implosion? Les tensions entre ses différentes tendances (féministes, féministes radicales, féministes réformistes, courant «lutte des classes», «psychanalyse et politique»…) frôlent parfois la guerre ouverte. Mais «le mouvement est longtemps resté un ensemble fluide, où l'on passait d'un groupe à l'autre», soutient Françoise Picq. Une rupture radicale se dessine pourtant avec le groupe d'Antoinette Fouque, Psychanalyse et politique - «Psych etPo» pour les initiés.

Antoinette Fouque, qu'on associe si facilement aux combats féministes, rejette en bloc le féminisme, «qui [lui] évoque toutes les idéologies radicales». Pour elle, il faut faire émerger la spécificité féminine par un travail sur soi, la psychanalyse. Extirper la misogynie de l'inconscient. Revenir au matriciel. Qui dit femme dit enfantement. «La procréation est à la fois création et production», «Entre génial et génital, il n'y a qu'un “t” de différence», relève-t-elle. Le fossé avec les féministes se creuse. Mais ce n'est pas sur ce terrain-là que se joue le divorce.

Depuis 1973, Antoinette Fouque investit ses forces dans une maison d'édition, des librairies à Paris et en province, plusieurs journaux. Pour ses détracteurs, elle bâtit un empire avec le soutien de Sylvina Boissonnas, héritière Schlumberger, sa mécène. De fait, le succès de la SARL est au rendez-vous, la reconnaissance littéraire aussi. Ses proches saluent «celle par qui l'intelligence arrive aux filles», «une femme qui a pris sur elle la souffrance et la peur des femmes». Autant d'attaques que de louanges. Le 8 janvier 1975, la journaliste Martine Storti fait le récit, dans Libération, de son expérience à «Psych etPo». Elle vient de participer à une réunion du groupe à Montpellier. «J'ai perçu non un groupe, mais une secte dominée par la parole d'une seule femme» , écrit-elle.

Antoinette Fouque. Antoinette Fouque. MARTINE FRANCK/MAGNUM PHOTOS

La rupture est consommée le 18 octobre 1979, lorsque Antoinette Fouque, avec ses amies Sylvina Boissonnas et Marie-Claude Grumbach, crée l'association MLF et dépose son nom à l'Institut de la propriété industrielle et commerciale. «Un ancrage devenu nécessaire pour lutter contre la menace d'effacement par des partis comme par des féministes», expliquera-t-elle. Une trahison pour ses anciennes camarades.

Dépossédées de leur Mouvement sur le papier, elles poursuivent leurs combats, certaines sur le terrain, d'autres dans la recherche, l'écriture, la presse, voire en acceptant l'institutionnalisation politique.
Mais en 2008, les querelles resurgissent: Antoinette Fouque annonce aux médias la célébration du quarantenaire du Mouvement, qu'elle dit avoir créé le 1er octobre 1968… le jour de son anniversaire. Les féministes crient à la farce, au révisionnisme. Et prennent aujourd'hui l'initiative de fêter quarante ans de Mouvement de libération des femmes. Pour panser leurs plaies? Peut-être un peu. Pour transmettre leur histoire qui ne se résume pas aux querelles intestines, sans doute. Et rappeler que l'engagement féministe se conjugue au présent.

Mattea Battaglia