index précédent suivant

 

 

Du blasphème …

A l'occasion du procès Charlie, le Monde publie cet ITV d'une spécialiste du blasphème.

Petit détour … pas forcément inutile

J'adore cette manie du Monde de déclarer spécialiste ceux-là même que le journal vient interroger comme s'il était impératif pour qu'un discours puisse s'entendre qu'il émane d'une expertise. Oh la chose n'est pas nouvelle ; elle est surtout cohérente : on a toujours, dans le rang d'une certaine presse, dite sérieuse, cherché le concours des universitaires pour corroborer ou approfondir la lecture de l'actualité. Par opposition à une presse plus légère ou amatrice de sensations, qui sollicite plutôt le concours de polémistes ou de provocateurs. Les chaines de TV en continu ont ainsi prédilection affriolante pour la provocation et pour cette raison ont vite fait table ouverte aux billevesées d'extrême-droite.

Libelles et pamphlets ont peut-être eut leur heure de gloire durant la Révolution, ils n'ont pourtant jamais cessé de prospérer.

Le problème est que chercheur universitaire et expert ne jouent pas dans la même cour et les mots ne disent pas la même chose. L'expert sait, maîtrise tant savoir que technique dans le domaine dont il se proclame spécialiste - en tout cas le prétend et le fait savoir - ce qui l'autorise à donner avis, conseils et clés de compréhension d'un événement donné ou d'une situation particulière ; ce qui lui permet de monnayer ses interventions et de parader sur les tréteaux médiatiques. Il y a un côté Monsieur je sais-tout dans l'expert qui devrait nous inciter à nous en écarter ; qui pourtant fascine le chaland … et les médias.

Quand je lis la page Wikipédia consacrée à l'expert et l'exemple donné, il y a de quoi faire fuir. J'avais déjà été agacé par Attali et lui avait consacré une page mais on me reconnaîtra que se targuer d'égale sagacité d'économie que de politique, tant de finance que de technologie sans compter le scientifique, le médical, la littérature et la philosophie, ne frôle plus l'immodestie mais patauge dans un ridicule achevé et une démesure bien coupable.

J'y lis toute la différence d'avec le chercheur, l'universitaire ou l'homme de connaissance en général qui depuis bien longtemps ne se proclame plus savant mais seulement chercheur et n'ignore en rien que s'il parvient à produire de la connaissance, parce que vérifiée et prouvée, elle demeure à la fois très parcellaire et éminemment provisoire.

J'y lis toute la naïveté mais la paresse aussi, quand il ne s'agit pas de malhonnêteté intellectuelle, d'une époque qui proclame fièrement n'être plus la dupe des superstitions d'antan mais retombe dans la pire religiosité qui soit - celle qui croit s'en être affranchie. Le rapport de la modernité à la science, à la technique a tout de la foi du charbonnier - l'honneur en moins et l'intolérance en plus. Quand j'entends le fétichisme de certains à s'accrocher à des recettes miracles, des prêts à penser ou des recettes prédigérées, ne savoir procéder qu'à coup de méthodes apprises et servilement suivies, je ne m'étonne ni de l'entêtement, ni de l'absence d'imagination, ni de l'intolérance obstinée dune époque qui va dans le mur ; le sait mais persévère nonobstant, incapable qu'elle est de faire autrement.

Retour

Retour du blasphème qui avait été évacuée de notre législation en 1791 et que, de toute manière la séparation de l’Église et de l’État rendit définitivement incongrue. Chassée par la porte, la voici rentrée par la fenêtre. Je partage l'avis de l'auteur : si l'Islam est particulièrement sensible au blasphème, c'est bien au détour de la fatwa lancée contre S Rushdie qu'il rentra à nouveau dans nos préoccupations, alourdies évidemment par les attentats successifs.

Limité initialement à l'offense faite à dieu, le blasphème finit par renvoyer à toute critique faite aux croyants en général. Qu'elle soit directe, je veux dire à prendre au premier sens, ou ironique et donc caricaturale, toute évocation du religieux, et plus seulement de Dieu, est immédiatement perçue comme une offense méritant châtiment ; vécue comme une insulte, un attentat à la dignité voire une insulte de type racisme.

Il y a derrière tout ceci une étrange intolérance ; une douteuse susceptibilité !

Peut-être faudrait-il se souvenir qu'avant d'être un argument dans le dispositif permettant de disqualifier l'autre, de le punir, voire de l'éliminer, d'abord le blasphème est affaire de parole.

On a beaucoup à apprendre en soulignant que blasphème est l'antonyme d'euphémisme. Dans les deux cas, il s'agit de parler, de proclamer.

Dans une culture où prédomine encore la parole sur l'écrit, on ne parle ainsi jamais pour ne rien dire. Toute circonlocution, toute périphrase paraîtra toujours artifice pour camoufler sa pensée, pour berner son interlocuteur. Nombreuses sont ainsi les figures de sages mesurant leurs paroles au point de paraître presque muet ou maussade et il n'est que de rappeler les vœux de silence qui accompagnent parfois dans les couvents ceux de chasteté et de pauvreté pour le comprendre. L'apophtegme est leur prérogative et constitue un véritable modèle. Dire le plus, le mieux avec le moins de mots possibles, le moins d'effets possibles, avec une économie, pour ne pas dire austérité, de moyens : n'allons pas chercher plus loin la méfiance, de siècle en siècle entretenue, de la philosophie pour la communication, ou la rhétorique. S'il est bien un point commun entre la parole créatrice des juifs ou des chrétiens et la sagesse des grecs, il réside ici : dans l'épure. On ne s'étonnera pas ainsi que l'euphémisme qui désigne pourtant d'abord la parole bienveillance et de bon augure - au sens où elle éviterait le mauvais augure - ait fini par désigner une figure de style où l'on dit le moins pour suggérer le plus, ou le déplaisant.

C'est d'ailleurs bien ici que discours politique s'éloigne le plus du discours de sagesse, où il n'est question que d'hyperbole, d'anaphores brefs d'effets de style. Qui constitue le paradoxe ultime du politique qui, d'un côté, flirte avec le religieux ; de l'autre télescope violemment toute figure possible de sagesse.

Paradoxe que je veux ici dénouer.

Comment peut-on d'un même tenant être aussi loin et frôler d'aussi près la parole ?

Parler mal ou parler du mal

De βλασφημέω : parler mal de quelqu'un ; et de φήμι : déclarer, dire. Parole de mauvais augure, par opposition à euphémisme et donc parole qui ne doit surtout pas être prononcée durant une cérémonie religieuse, ou dans une enceinte sacrée. Mal parler ou parler le mal : dans tous les cas mésuser de la parole créatrice, la bafouer, la gaspiller en tout cas. Le blasphème, d'une certaine manière commence dans le fait de parler pour ne rien dire, dans le bavardage - dans le presque rien. A l'extrême, il s'achève dans le Tout de l’Être, dans le fait de se proclamer Dieu, où certains voient aujourd'hui un des signes possibles de la schizophrénie. C'est bien en tout cas sous l'accusation de blasphème que le Christ sera crucifié - crime d'entre les crimes ; suprême. Le mot n'apparaît qu'une dizaine de fois dans le Nouveau Testament presque toujours dans l'acte d'accusation du Christ qui s'affirmant comme Messie offenserait Dieu.

Le blasphème revient toujours à endommager, nuire et donc à diffamer et il sera d'autant plus fort que ce qu'il atteint est de valeur plus haute. Or qu'il y a-t-il de plus haut, de plus sacré que Dieu, la Vérité ?

Mais a-t-on déjà songé à la dose de mégalomanie nécessaire pour qu'un homme, un jour, se croie l'Incarnation de son pays, son Sauveur, ait suffisamment de puissance pour en changer le destin ou seulement panser ses plaies et résoudre ses problèmes ? Sans même envisager le cas d'un triste sire uniquement hanté de puissance et de jouissance des biens matériels et des honneurs qui lui sont attachés, comment nommer autrement que comme un délire - doux ou pathologique - ce qui anime l'homme politique au point d'accepter la rugosité des luttes de conquêtes, les petites et grandes lâchetés, les obséquieuses servilités ou les ombrageuses félonies.

A-t-on déjà mesuré la présomption que suppose pour chaque homme de vouloir s'affirmer, face au monde, face à l'autre ? Les grecs le conçurent plutôt bien qui, en soulignant le systématique danger de démesure que représente le fait même d'exister. Oui, affirmer sa liberté est en même temps dire oui et non, mais donc comporte sa mesure d'affrontement avec l'être.

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres.
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville.
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. Gen11

Oui en tout homme qui invente un outil ou une technique, en tout individu qui se saisit d'un instrument ou invente une démarche pour parvenir à ses fins, il y a, oui, quelque chose qui ressemble à ce regard fier toisant le divin - il y a sinon blasphème en tout cas risque de blasphème.

Je ne puis oublier ce verset mettant le divin en face d'hommes qui, s'ils n'étaient divisés, finiraient par être comme des dieux.

C'est d'ailleurs très exactement le sens du commentaire de Rachi :

Et des paroles identiques (a‘hadim) Ils sont tous venus avec un même dessein et ils ont dit : « Dieu n’avait pas le droit de s’attribuer de manière exclusive le monde supérieur ! Montons au ciel et faisons-lui la guerre ! » Autre explication de l’expression « des paroles identiques (a‘hadim) » : des paroles s’adressant à l’Unique (è’had). Autre explication de l’expression « des paroles identiques (a‘hadim) » : Ils ont dit : « Le monde subit un cataclysme, comme cela a été la cas lors du déluge, une fois (è’had) tous les mille six cent cinquante-six ans. Nous allons donc nous construire des remparts pour soutenir le firmament ! » (Beréchith raba 38, 6).

Non, décidément la démesure n'est pas un vain mot mais au contraire le risque majeur et dans l'aire du religieux, souvent il prend la forme du blasphème.

 

Détour par le serment

C'est bien du côté du serment qu'il faut regarder et du parjure.

Jurer, c'est prendre à témoin - Dieu le plus souvent, les saints parfois - c'est prêter serment ou promesse ou, par exemple au tribunal, acte préalable à tout témoignage, s'engager à dire la vérité.

De l'analyse qu'en mène Agamben, il ressort que

Si, dans la théologie catholique, le blasphème concernera vite le fait de mal parler de Dieu - mala dicere de deo -, il engage en réalité d'abord le fait d'invoquer en vain son nom en infraction évidente avec le 2e commandement - male dicere de deo. Ce qui est très sensible chez Augustin qui, s'agissant du blasphème, s'appesantit surtout sur le mensonge, le parjure consistant alors à énoncer des choses fausses sur Dieu.

Où l'on retrouve le dis oui du Sermon sur la Montagne. Ce qu'énonce le Christ en empruntant quasiment les termes même du serment grec c'est combien le nom de Dieu garantissant la relation entre mots et choses et la puissance du langage, sitôt que prononcé à vide, se transforme en malédiction et exprime dès lors la rupture de ce lien. On comprend mieux alors pourquoi cet interdit suit immédiatement l'interdit de l'idolâtrie : il lui est consubstantiel. L'évoquer, à tout propos et hors de propos, c'est rabattre dieu au rang de n'importe quelle autre réalité, ou divinité païenne, c'est récuser ce qui en sa Parole équivaut à promesse, récuser ce qui fait son originalité : être une Parole vivante où être, exister et parler sont structurellement équivalents - ce qui ne vaut évidemment que pour lui.

C'est ce lien entre mot et chose, garanti par l'invocation même du nom de Dieu, inscrit en creux dans son nom lui-même, que va définitivement rompre la philosophie : en rompant, dès l'origine, l'idée même d'une correspondance nécessaire mais surtout nécessairement juste entre mot et chose - il est tellement évident à ce titre qu'il ne fallut pas attendre pour cela Saussure prouvant l'arbitraire du signe - la philosophie crée un espace où s'entremêlent mensonge mais aussi erreur - ce qu'illustre si bien en français les significations de tromper, se tromper. Ce faisant, la philosophie - il suffit pour cela de considérer ce qu'en dit Platon dans le Cratyle, qui fait du mot une image de la chose et donc une image potentiellement fausse - ouvre le champ pour la recherche, l'analyse et, tout en reconnaissant la spécificité de l'homme en tant qu'être qui parle, sort cette parole du religieux, du sacramentel. La cohérence ne résidera plus dans la garantie conférée par la puissance du nom, au fond, ne sera plus verticale, mais bien plutôt dans la cohérence de la preuve et bientôt dans la combinatoire des signes. Vérité, erreur ou mensonge ne tiennent plus à l'invocation sacramentelle d'un nom mais d'abord au sujet qui parle.

Ce que cela change ? Tout !

D'abord ceci : si l'euphémisme comme n'importe quelle figure rhétorique peut être manière de mieux faire passer le message, il ne demeure légitime qu'à condition de ne pas être fallacieux. Nous savons désormais ce que ceci signifie : la rupture de continuité entre mot et chose. Le premier blasphème est donc le mensonge, la duperie.

Ensuite cela : le second blasphème est moins dans le parler le mal que dans le mal parler. Cet usage paresseux, souvent incantatoire, passablement nominaliste mais surtout obsédé d'esbroufe pédante que l'on entend se propager dans les milieux professionnels, ou dans la communication a tout du slogan publicitaire visant seulement à produire un effet et certainement pas à engager débat, dialogue ou même seulement à offrir information.

Enfin cette question qui taraude, cette inquiétude qui gagne : en cette période d'intense brouillage idéologique qui compense assez aisément sa vacuité par un recours aux valeurs et aux racines, l'invocation du blasphème est manière aisé mais pas habile pour autant de réintroduire du sacré à bon compte, en réalité du tabou permettant en même temps d'exclure l'autre.

Si le chrétien n'était pas sot et si ignorant de sa propre religion il se souviendrait que c'est au nom du blasphème que les foules enfiévrées crièrent Barabbas ! Le blasphème n'est pas seulement affaire de rejet mais de communautés qui se referment en excluant et accusant tout ce qui n'est pas elle.

Les attentats contre Charlie et l'hyper Cacher dont le procès a lieu en ce moment ne traduisent pas seulement cette montée incontestable de l'intolérance et de la haine : ils révèlent, sous la régression incroyable, ces foules qui étouffent l'individu sous la communauté et semblent parvenir à le contraindre à ces réflexes collectifs qui sont pain bénit pour les haines ordinaires. Les réactions, même émouvantes, auront été autant stériles que dangereuses : ce Je suis Charlie était autre manière, involontaire sans doute mais d'autant plus pernicieuse de consacrer la mort de l'individu, le triomphe de la communauté.

Triste souvenir vraiment ! Inquiétantes perspectives, décidément.