index précédent suivant

 

 

Photographier

On l'aura remarqué : j'aime cela. Sais-je pourquoi ? Sans doute ma part de rêve, un subterfuge à l'espace trop vite suffocant de la trop sage raison raisonneuse. A mesure que j'avance - mais n'est-ce pas un recul ? - je m'aperçois m'intéresser de moins en moins à l'objet, me passionner de mieux en mieux au regard porté sur lui. Je sais depuis Kant qu'il ne se donne jamais à nous que filtré par le prisme de nos propres catégories ; dès lors il a peut-être moins d'importance que la manière avec laquelle il se donne à moi … à moins que ce ne soit l'inverse.

Hier, rentrant après une promenade sur les Champs, l'appareil encore en bandoulière, je fus interpellé par une jeune femme me demandant si j'étais photographe, mais surtout si je voulais bien prendre une photo d'elle, justifiant sa sollicitation d'un étonnant j'aime beaucoup la photo. Vraiment ? N'était-ce pas plutôt un portrait d'elle brosséqui l'intéressait ? Je me dérobait arguant qu'elle n'en verrait jamais le résultat mais la logique n'était assurément pas à sa place ici.

C'était au fond se poser la même question. Qu'y cherchons-nous ? l'objet ? ou plutôt nous-mêmes ? A moins que ce ne soit, ce que je crois plutôt, la saisie hasardée et hasardeuse, humble et prétentieuse à la fois, de cet objet par une conscience qui se cherche moins dans l'objet que dans le chemin tracé vers lui.

Je n'aime pas trop photographier l'humain. Non tant parce qu'il bouge car ceci est affaire technique et parfois d'objectif ; souvent de chance : il faut être prêt, toujours, appareil prompt à surgir, sitôt que quelque chose alentour pourrait advenir. C'est rare et souvent on le rate à la fois parce que l'instantané est mauvais, banal ou flou soit parce qu'il a été pris d'un mauvais angle, un tout petit peu trop tôt ou trop tard, trop à gauche ou trop à droite ; d'un peu trop haut … Il suffit que le déclic se produise au moment où l'individu cligne ds yeux … et il aura l'air benêt. Le talent, oui, la chance parfois, et l'habitude de prendre en rafale. On le sait l'ordre naît du désordre : au beau milieu d'une série qu’on ne verra jamais et que le photographe jettera ou archivera par précaution … parfois, une perle.

Affaire d'instant décisif soulignait R Depardon.

Décisif d'avoir pu - ou su - saisir ce regard goguenard, joyeux et délicieusement provocateur de ce garçon arborant les deux bouteilles comme un improbable trophée. Je ne sais à quoi cette photo de Cartier-Bresson tient sa notoriété : sa composition, son sujet, l'angle de la prise de vue, l'infinité des représentations qu'on peut lui donner, le reflet d'une époque, l’insistance sur l'humain plutôt que sur l'époque, la qualité de l'appareil ou du tirage ? L'œil du photographe ? Mais tout ceci ensemble. J'aime quand le technique s'empêtre dans le talent et la veine, la sueur et la peine : il n'est pas d'œuvre sans cet entrelacs-ci.

Je rêve de croquer de telles scènes de rues ; j'en fus longtemps incapable. Devant moi, à quelques pas à peine, assez pour ne pas importuner ou parasiter la scène mais pas trop afin de ne pas la noyer dans son cadre … un couple se disputant : elle offrant une déferlante d'injures et de gestes peu élégants, lui, penaud, courbant piteusement l'échine comme s'il avait déjà renoncé à se battre sûrement mais à se défendre seulement. Je m'arrêtai, saisis mon appareil, le règle aussi vite que je pus … las pas assez ! Ils s'étaient déjà réconciliés.

Je n'aime pas photographier l'humain, non, parce qu'il pose adoptant parfois des postures ridicules ou esquissant des gestes stéréotypés mille fois vus sur les réseaux sociaux ou à la TV ; qu'il est le plus souvent incapable de demeurer spontané ; d'oublier l'appareil qui pointe vers lui son objectif. Comme si nous étions obsédés de paraître ce que nous ne sommes pas ; de faire genre comme on dit désormais.

Et chacun de se contorsionner, le photographe comme son modèle, pour paraître ou raconter une histoire qui, inéluctablement, tombera à plat. Voici tout le paradoxe de la représentation : les ficelles sont toujours trop grosses qui entravent le rêve et brouillent l'image. Ne jamais provoquer le sens … il advient, telle la parousie ; ou pas ! mais alors rien n'y fera. Tout le paradoxe de la trouvaille et de la recherche qui tordent et tournent en rond. Les anciens l'avaient compris : nulle ascèse, nulle extase artificiellement provoquée, nulle danse frénétique ou sacrifice trop voyant ne convoqueront jamais l'être. L'esprit est souffle et ce dernier, on le sait, souffle quand il veut. Le sens est lente respiration de l'âme et c'est ce double mouvement indéfiniment répété qui discrètement colore l'épaisseur des pierres et concède grâce aux êtres.

Il vaut parfois la peine de les observer ; de loin, discrètement. Voir sans se faire voir. J'aime ce père promenant son enfant - la mère est juste derrière avec le second : il dit l'effort auquel on s'oblige lorsqu'on a des enfants - il faut bien s'aérer - de la promenade dominicale dont on arrache le consentement à l'inconstance capricieuse des petits au prix de quelque plaisir, chèrement, consenti : ce vélo qu'à la fin on finira par traîner avec le sien propre. Ces promenades me rappellent tellement celles de mon enfance où, de forêt en sentiers, nous cheminions avec la litanie obligée de la leçon de choses où il importait de connaître nom des arbres, reconnaître les fleurs et réapprendre à respirer … autant d'injonctions dont nous n'avions que faire et de savoirs que nous nous empresserions d'oublier. Sans doute, après le confinement, ces promenades revêtent-elles quelque chose de la dérobade salutaire … elles ne sont pourtant que subterfuges. Nous ne supportons plus la fétide atmosphère bruyante des villes mais supportons encore moins le silence, la prière ; la réflexion respirant au rythme du bruissement des pages que l'on tourne.

Alors, faute de mieux, l'on s'entretient. Quitte, ici encore à provoquer la pesanteur. Alors on cours ; en s'entraîne ! mais à quoi donc, bon sang ? Le corps sain est un prétexte paresseux qui ne garantit en rien l'esprit sain ! Ce n'est d'ailleurs pas tant la santé que l'on vise ici que la fermeté souple d'un corps jeune, maigre et agile érigée en modèle de la modernité et aux chaînes de quoi l'on s'est stupidement aliéné avec un empressement frénétique digne de toute divagation.

Ceux-ci courent jusqu'à s’époumoner, ceux-là boxent - nouvelle lubie parisienne que cette redécouverte d'un sport où l'on n’hésitait pas il y a peu encore à ne considérer qu'affaires de brutes épaisses au nez écorné - quand d'autre encore saute de marche en marche n'imaginant pas, je suppose, le ridicule du spectacle ainsi offert.

Quoiqu'on dise, le corps, en ses contorsions pour paraître autant qu'en ses rictus d'émotion ou de plaisir, le plus souvent prête à sourire. Toujours les gestes éperdument désarticulés de qui glisse sur une peau de banane feront rire. Rares sont ceux qui, voyant leurs reflets dans la glace, savent se satisfaire ou même seulement se contenter de l'image ainsi renvoyée. Et, pourtant, tous sacrifient à cette obsession du selfie à quoi je renonce à donner un sens : toutes les interprétations, de l’égocentrisme à l'impossibilité d'atteindre le monde autrement que par le truchement d'une image, me semblant également vaines et rater l'essentiel.

Le corps est grimace de l'âme.

Et ce culte du corps, une impasse quand même un spiritualisme exacerbé qui conduirait à le nier fût également mortifère. Nous n'avons décidément jamais su marcher sur nos deux jambes ni conférer quelque grâce à cette dualité que, par paresse, nous laissons nous étouffer.

Mais oui, c'est vrai, regarder - je veux dire s'obliger à regarder - pour croquer l'instant décisif vaut parfois la patience qu'il y fallut mettre. Car nos gestes, ou leur absence , pèsent parfois plus densément que les contes de notre enfance.

Ceux-ci valent tous les essais de sociologie : jeune couple ou amis déjeunant sur les berges de la Seine, à hauteur du pont d'Iéna comme c'est devenu fréquent depuis le retour des beaux jours mais la fermeture de tout bistrot ou brasserie. Ils sont ensemble mais ne se parlent pas : elle, mange, lui, légèrement tourné vers la gauche, est plutôt penché vers son smartphone attendant je ne sais quoi, une information espérée ou pire encore une photo, un SMS, un post quelconque, n'importe quel événement qui de toute manière pèsera plus que l'instant d'humanité que par négligence il laisse filer. Nous faisons beaucoup de bruit, nous agitons en tout sens, parlons sans doute à tort et à travers, beaucoup, tout le temps ; nous gargarisons de communications et d'échanges … mais dialoguons si peu. Mon ordinateur croule de ces photos. Ceux-ci, partagent soirée encore agréable fin septembre dans un restaurant réputé pour ses viandes rouges ( ils étaient encore ouverts) : le couple a l'air charmant et s'offre - c'est vendredi - une de ces soirées qui ponctuent nos semaines, autorisent exutoire à nos affairements ordinaires et plaisirs à nos ententes. Pourtant aucun d'entre eux ne lâcha son téléphone ; elle pas même son masque - je les ai regardés tout au long du repas - ils se parlèrent peu et ne quittèrent pas l'écran de leur reste-à-vivre. Il paraît que l'on nomme ceci nomophobie : mais quoi, a-t-on jamais rien expliqué en lui donnant seulement un nom ?

Je leur préfère les objets : eux ne posent pas mais nous imposent leurs formidables épaisseurs.

En cette chaise de St Julien le Pauvre inondée de lueurs, presque par inadvertance, je lis tout le mystère de l'incarnation ; tout ce troublant miracle qui sait enrober la chose de vie, et exhausser tout être en poussière de divin. Elle est là, il n'y a personne - oh si, là bas, une femme âgée déjà, allumant un cierge en un silence recueilli - mais malgré ce désert, le miracle a lieu néanmoins. Une lumière, filtrée, presque déjà tapissée d'humanité, qui se serait assez faite chair pour que je puisse la supporter … une lumière qui, enfin, se peut regarder en face. Je comprends enfin le prix de l'épaisseur des choses et de la noirceur des pierres ; la vertu de la dureté où l'on s'écorche et de la défaillance où l'on se blesse. Eckart a raison : de stases en hypostases, l'être à la fois se dévoile et se protège, se donne et se cache. Le chemin, parfois est long, qui de nous mène à l'objet et l'on y chute souvent non tant parce qu'il serait escarpé ou que des pierres y encombrassent la progression mais au contraire parce qu'il est nu et semble trop aisé.

Et les Ténèbres ne l'ont pas reçue

L'histoire commence toujours ainsi : par cet échec, cette fin de non-recevoir, par cette superbe qui nous fait prétendre toujours avoir tout compris, par cette pente, presque infinie, vertigineuse en tout cas qu'il nous faudra pourtant dévaler jusqu'à recueillir l'ultime étincelle que nous y avions négligée.

Les vitraux parfois indiquent le chemin comme en ces jours de solstice de printemps où la rosace laisse un rai de lumière fuser et pointer, à midi sonnant, le centre exact du labyrinthe de la cathédrale de Chartres comme allégorie accomplie de cette Incarnation où, enfin, la chair se fait verbe.

Où est le vrai, le dense ? le sens ? Dans ce reflet qui semble presque trop pâle pour dévoiler quelque mystère que ce soit ou bien dans ces couleurs franches mais presque trop pour ne pas dévoyer nos regards et les détourner vers le futile. Les anciens se sont battus - et parfois violemment - pour savoir si l’Être était représentable ou si le blasphème ne commençait pas dans la tentative déjà de se forger une image de lui. Non décidément l'image n'a pas bonne presse ! Pourtant elle est comme nous et nous ressemble : elle parle et avoue d'autant mieux qu'elle se pique de cacher, maquiller, camoufler.

Voici ce que j'aime dans la photographie, dans l'image en général : elle respire, comme nous en chacun de ses battements fait alternativement pencher le balancier du côté de l'ombre puis de la lumière, du côté de la révélation puis du côté des choses cachées depuis la fondation du monde, de la vérité puis, non pas du mensonge, mais du maquillage qui souligne autant qu'escamote ; du coté du sublime mais parfois de l'infâme ; souvent du trivial.

Il faut avoir la patience du poète pour savoir dénicher la légèreté des choses : ainsi commence la grâce ; la promesse de la grâce.

Donner sa chance à l'autre ou à l'autre chose, c'est tout un : commencer d'abord par s'effacer ; par se retirer ; par avouer je ne sais pas ; et tendre précautionneusement l'oreille pour tenter de percer le bruissement si léger de l’Être. Les anciens tous crurent et peignirent parfois l'avènement de l'Etre dans le fracas assourdissant de la tempête. Et s'ils s'étaient tous trompés ?

L'Être ne s'annonce pas : c'est dans le froissement d'un tissu, le clapotis du ruisseau sur le rocher, le scintillement presque éteint que peut se deviner ce retrait qui fait le monde.

C'est nous qui formons vacarme ; nous qui produisons brouhaha ; nous qui, imperturbablement, nous complaisons dans le tohu-bohu. Et y rajoutons le refrain strident de nos orgueils, suffisances et autres funestes certitudes. La mère, en bonne hôtesse, s'épuise à ouvrir le chemin à son petit et se retire pour lui laisser la chance d'être libre. Dieu, lui-même, à en croire les maîtres de la Cabale, se serait retiré pour laisser au monde l'opportunité de se former. En garder la leçon vivante en nous : ne jamais se pousser du col ; ne jamais se mettre en avant pour suggérer c'est moi qui l'ai fait. Laisser sa chance à l'œuvre.

Ne jamais la parasiter

C'est sans doute plus facile à écrire qu'à réaliser. Je ne sais pas si le moi, toujours, serait haïssable ; je le sais en tout cas furieusement insistant.

J'ai toujours été fasciné par ce rituel, précédant Pâques, où l'on voile toutes les statues mais où aussi les femmes se couvrent et portent mantilles comme s'il était nécessaire, pour ne se laisser pas distraire de la prière par les dévotions justes mais connexes aux saints, de dérober toute autre image aux fidèles que celles de son chemin de Croix ; de son martyre. Triste aveu du risque toujours présent de l’idolâtrie ; risque d'autant plus criant en cette période qui est, après tout, celle de la faute maximale qui va se perpétrer, de la culpabilité indépassable, du désarroi et de la solitude radicale face à une divinité qui aura toute raison de détourner définitivement le regard.

Rituel étrange que celui de Port-Royal où l'on éteignait un à un les quatre cierges portant les quatre lettres qui forment le nom de Dieu. Ténèbres, oui, nom très justement porté par cet Office. Avant les réjouissances de la résurrection et les promesses qu'elle entraîne : le désespoir, radical.

La déréliction.

Visible tout particulièrement à St Nicolas du Chardonnet réservée au rituel de Pie V après le quasi-schisme de Mgr Lefebvre.

Quelque chose comme une angoissante paralysie : tout ici est suspendu, temps comme être, dans une posture qu'on pourrait imaginer de dévotion ou de soumission. Qui ressemble en tout cas de près à l'idée que je me forme du désespoir.

On peut toujours sourire et par un côté on le devrait parce qu’il est sain de savoir se moquer de tout même des choses importantes fût ce aux yeux des autres. Il y a quelque chose dans ces rituels d'antan qui suinte l'étroitesse, la convenance étouffante, la soumission sulfureuse. On le pourrait de n'importe quel rituel. Et rien que pour ne s'y empêtrer jamais, on le devrait.

Et pourtant !

Quelque chose, ici, attire mon regard et ne le cesse ; ne me fascine pas, non, ne m'effraie pas véritablement ; ne m'intrigue ni ne m'agace mais quelque chose dont je ne parviens pas à me détourner ni à me débarrasser comme si le condamner ou le couvrir de ridicule revenait à se couper d'une histoire - qui n'est pourtant pas la mienne - à se dépiauter comme on enlèverait une à une les pelures successives d'un oignon.

Prie-t-elle pour solliciter quelque consolation ? pour s'excuser de tant de vétilles, d'autant de peccadilles ? pour remercier ? Prier signifie tant de choses contradictoires !

Le seul acte, précieux en ceci, où parfois nous acceptons de nous arrêter, de suspendre nos affairements si bruyants : il m'arrive parfois de penser que c'est ici, paradoxalement, l'acte pur.

Ce joker à quoi M Serres faisait référence. L'acte pur de la création : le retrait ! peut-être cet instant précieux entre tous, où, s'unissent pensée et acte ; cet instant, juste avant que tout ne se sépare et distingue, quand tout encore, moins chaotique qu’indéterminé, est encore possible ; cet instant magique qu'enfant nous aurions aimé suspendre pour que, une fois au moins, l'histoire se finisse bien !

S'asseoir ; regarder en soi ou autour de soi ; qu'importe … Faire silence et laisser seulement s'égrener en son âme le puissant balancier où d'allers en retours balbutie la pensée et s'ébauche l'accueil de l'être.

Attendre ce miracle qu'enfin s'entende la lueur et s'admire le frémissement … Convertere ? se tourner et tenir prêt ; se recueillir car c'est en cet assemblage que la prière ressemble le plus à la pensée.

Il n'est pas tant de distance qu'on imagine d'entre prière et photographie tant s'y ourdit le λόγος