index précédent suivant

 

 

L'instant décisif

 

Quelques pages dans l'Observateur de cette semaine : plutôt que de dresser un bilan, le recueil ici de quelques photos commentées par R Depardon. Très différent du choix fait par Le Monde, plutôt esthétique, ici de très rapides commentaires où l'on retrouve l'œil aguerri du professionnel mais je pourrais tout aussi bien écrire l'artiste.

Il y a ici tout ce que je puis aimer dans la photo : cette rencontre entre l'art et la technique. Mais je me trompe sans doute : c'est ici aussi plutôt un moment ; un instant décisif où le simple regard, miraculeusement, se fait sens. Où il se dit plus que ce qui se montre ; où le singulier s'exhausse en universel. Où l'apparence ne fait plus écran à l'être mais le révèle.

Bien d'autres photos de manifestations auraient pu être sélectionnées, mais, ici, des pancartes qui engagent une colère ou une revendication que tous pouraient ne pas partager ; là, flammes attestant de violences que d'aucuns réprouveront … non, elles diraient trop, ou de trop précis pour le mériter. L'universel, ici comme en tout art, est ce moment rare assurément, où l'abstrait épouse parfaitement le concret ; où chacun d'entre nous, en dépit de ses diversités de pensée, de sentiments, d'émotions et peut-être grâce à eux, parvient en quelque sorte à entrer dans la photo ou, si l'on préfère, qui semble contraire mais ne l'est pas, à lui faire une place dans son paysage intérieur. L'universel ? ce moment où nous faisons corps avec l'événement, avec l'autre. Moment de solidarité, de solidité donc, où s'imprime ce qui s'exprime. Où l'on n'est pas noyé dans la foule ni adsorbé par elle, mais où l'on en est comme si compassion prenait enfin un sens.

Ici rien. Des femmes, prises de profil, regardant toutes vers l'avant ; des visages que l'on suppose scander des slogans comme on le fait en ces circonstances, ces formules toutes faites censées résumer en deux ou trois syllabes et sur l'air des lampions, l'essentiel de ce à quoi l'on s'oppose ; ce à quoi on aspire et que l'on revendique. Rien, si ce n'est ce geste, pris sur le vif, de ces deux bras, de ces deux index qui feignent de se rejoindre, qui ressemble à un double doigt d'honneur - qui ne l'est peut-être pas … ou pas seulement. Geste qui ne veut rien dire - et peut tout exprimer en conséquence - que ces bras se levant au ciel qui ainsi offrent sa chance à l'idée ; exhausse le cri en idée. Bras levés et main tendues qui attirent toute l'attention. Normal, le geste dit : regardez bien, je suis là et je dis non ! Ce geste dit la fierté, la révolte autant que la colère retenue et l'avenir.

S'il est cause universelle c'est bien l'émancipation des femmes et les violences ou maltraitances dont elles sont l'objet. Universelle à un moment donné, toutes parties de la société confondues toutes cultures dans le monde mais dans le temps aussi. Ce qu'alors croque la photo ce n'est pas le moment précis d'une lutte hic et nunc ; c'est bien au contraire l'éternité de la révolte autant que l'universalité des causes qui la suscite.

C'est bien ainsi que je comprends l'instant décisif : il est comme le point qui n'occupe aucun espace géométrique. Il est ce qui vient s'insinuer entre mouvement et repos, qui n'est ni présent, ni passé ni futur ; en tout cas omniprésent autant qu'insaisissable. Il est l'esprit qui souffle … ou le soupir sur la portée. On peut retoucher une photo ou les prendre en rafale en espérant que le nombre pléthorique concédera un cadrage, un angle de vue, que sais-je, un geste, prodigues de sens ou de symbole. Mais on n'organise pas l'ange qui passe ; ou l'Esprit qui souffle. Hegel avait cru le voir passer à cheval en la personne de Napoléon. Se trompa-t-il ? Sans doute mais l'Empereur mégalomane illustrait tellement la cohérence de sa philosophie qu'il était tentant de s'y laisser berner. Preuve s'il en est que l'on ne voit que ce que l'on veut (peut) voir : les catégories au moins autant que les idéologies, les préjugés au moins autant que les théories encombrent le chemin qui, de nous, va vers les choses, qui, du monde, se dirige vers nous.

Il m'arrive parfois de penser que la photo fait au moins autant le photographe que le photographe, la photo. Que l'œuvre est affaire au moins autant de l'artiste que de celui qui la reçoit l'accueille et la goûte.

Depardon, sensible à la cause des femmes pointe qu'autant la révolte que la solidarité éprouvée à leur égard était restée silencieuse jusqu'à présent. Ne l'était plus.

Qu'il est difficile de représenter le silence ! Le silence surtout s'estompant pour laisser la place bientôt à la parole, au cri, aux pleurs … à la colère. Que l'humanité, au reste, est difficile à représenter tant elle est ambivalente. La colère peut être sainte ; elle déborde parfois jusqu'à la vulgarité. La foule qui se rassemble est parfois émouvante mais il arrive aussi qu'elle s'emporte à en devenir furieusement incontrôlable. Il n'est pas de lueur sans ombre. Jamais. La chercher c'est commencer à saisir le mouvement. Le chemin.

C'est ceci que je vois dans ce geste ; dans cet instant décisif : le mystérieux amalgame où blessure, humiliation, colère mais espérance et appel de l'autre s'enchevêtrent si étroitement qu'ils en tissent le plus beau des textes. Celui de l'histoire humaine.

C'est ceci que je lis dans ce geste : l'absence de haine.

Le chemin ; la vérité ; la vie.

Car il ne suffit pas de saisir la foule pour capter cet instant.

Cette photo prise rue Gay-Lussac au lendemain de la nuit des barricades n'a pu devenir emblématique que parce qu'elle ne montrait pas la lutte, les échauffourées - ce qui en eût fait un simple travail de journaliste. Ici, prise inclinée d'un balcon, rien n'est à sa place, ni d'ailleurs droit. Ces voitures, couchées sur le côté, entre lesquelles marchent des curieux mais aussi des femmes et des hommes allant travailler, autant que cette barre inclinée d'immeubles, jettent une lumière crue sur la fragilité de l'ordre ou, plutôt sur le curieux dialogue que désordre et ordre entretiennent perpétuellement. Ce qui permet à cette photo de n'être pas un simple constat ou une dénonciation implicite des événements, c'est, précisément, la juxtaposition des hommes et des voitures traduisant la vie qui s'éploie malgré tout. Ce mélange de colère et de fascination. Cette remontée d'images aussi anciennes que fondatrices.

Derrière toute barricade, toujours comme un vieux désir refoulé parvenant à percer les convenances, s'insinue la liberté guidant le peuple … jusqu'à la caricature, au stéréotype s'il le faut. Au cliché, puisque c'est ainsi qu'on nomme conjointement pièce d'imprimerie, idée convenue et photographie.

Cette autre prise sur l'esplanade du Trocadéro en novembre de cette année ne montre rien sinon l'impossibilité - l'interdiction - d'une manifestation. Qu'elle concernât la loi dite Sécurité globale ne fait que mettre du sel à la chose. Toutes les lignes sont verticales, des statues à la tour ; des policiers aux montant des prtes se refermant. Seule ligne, pas même horizontale, obliques enfait, celle des châines qui barrent l'horizon. Le rend impossible. Terribles chaînes, pas même épaisses ou lourdes, nul n'en est seulement besoin - symboles par excellence de l'enfermement, de l'aliénation avec, de l'autre côté, des policiers supposés protéger, maintenir l'ordre mais, ici, suspectés d'itératifs débordements. Ici non plus ce n'est pas un moment décisif mais tout autant une disposition emblématique. Tour qui se dresse entre les deux montants de la grille mais Esplanade surtout qui propose une des plus belles perspectives de Paris et porte le doux nom de Esplanade des droits de l'homme … comment dire mieux l'impasse ; l'incroyable retournement de situation par où l'espace devient prison; se referme sur lui-même. Et l'air se vicie. Demain, plus tard, il faudra bien un petit texte contextualisant la scène car on aura vite oublié. Mais la photo dit plus que le refus d'un projet de loi : elle suggère le terrible face à face de l'ordre et de la liberté.

Depardon ne commente pas véritablement la photo : il souligne simplement combien elle est spontanée. Soit ! il n'y a rien de plus difficile à ce titre que le portrait : l'autre à tendance à poser et cesse ainsi d'exprimer autre chose que des postures stéréotypées, des gestes convenus, des sourires forcés. Le prendre sur le fait, à la dérobée, c'est saisir non ce que l'autre croit être, non ce qu'il veut montrer, pas même ce qu'il serait en vérité - il n'est pas de vérité en la matière - seulement ce qui se trahit, ce qui perce. Dans toute photo il y a ainsi un cambriolage ; un viol si le mot n'était pas trop fort. Une intrusion en tout cas. Il n'écrit pas naturelle : heureusement, rien n'y est ni ne saurait y être. Entre nous et l'objet, entre le sujet pris en portrait et la photos, un univers de représentations, de préjugés, d'associations d'idées, d'imagination aussi ; une incroyable pesée de sentiments et de rêves.

Pourquoi photographier ? Ecrire, peindre ou sculpter ? Parce que l'on croit avoir quelque chose à dire ? Pas sûr ! Sans doute parce qu'on ne sait pas faire autre chose ? pas faire autrement. Il y va de la vie blessée dans toute œuvre.

Je ne suis pas certain qu'il y ait jamais intention saisissable mais demeure convaincu que l'œuvre commence exactement en cet instant, décisif parce que spontané, où l'intention initiale est entièrement submergée, dépasse l'utilité, et susurre ce geste de crainte et courage entremêlé où se grandit l'humain disant enfin non !

La peinture avait bien parfois besoin de poses : le génie du peintre parvient à le faire oublier. La musique de règles : le génie les transcende. Rien ne fut moins spontané que le baiser de l'Hôtel de Ville et pourtant …

Autre manière de reconnaître qu'il n'est pas de voie royale. Ni surtout de voie aisée, tracée d'avance. Tous les chemins y peuvent mener même les plus improbables. C'est affaire de regard plus que d'habileté. D'humilité surtout : accepter qu'imperceptiblement, la chose vous échappe ; que vos personnages commettent l'imprévu ; que votre photo exprime tout l'inverse de ce que vous avez cru y mettre. Les choses et les êtres sont pareillement mystères difficiles à lever. Que l'art est sans doute cette habile disposition qui permet sinon de le percer … au moins de le suggérer. Car c'est par là que l'être prend quelque épaisseur ; que la tache d'encre laissée sur la page suscite émotion ; et l'imperceptible enrobée d'une ligne, sens.

C'est travail métaphysique que de parvenir à faire de matière et chair, Verbe. C'est affaire d'anges à coup sûr parce que de message à transmettre dont on n'est pas l'auteur et qu'on n'est incertain de savoirle porter sans erreurs ; sans intrusion.

Ovide appelait ceci Métamorphoses. Oui, sans doute.

D'incarnation ?

De vie

Le miracle, car c'en est un, décisif, oui, bien sûr, où la chair se fait Verbe