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1920
Tours, décembre

Autre anniversaire ! Ce n'est rien de dire qu'il fut décisif - pour la gauche au moins. Cette gauche socialiste qui avait emporté les élections de 14, juste avant la déclaration de la guerre, va se déchirer sur la question de l'adhésion à la IIIe Internationale.

La gauche a la funeste réputation d'être chroniquement désunie ; Jaurès avait réussit à la réunir au sein de la SFIO en 1905 et avait maintenu, vaille que vaille, la cohérence, à défaut de l'harmonie, dans le parti. Mais Août 14 allait se payer cher : Jaurès assassiné, l'impossibilité d'unir socialistes allemands, autrichiens et français contre la guerre devint encore plus criante et chacun y alla de sa stratégie d'union nationale. Même le vieux Guesde, pourtant opposé à toute participation ministérielle à un gouvernement bourgeois, rentrera dans celui de Vivani ! Participation symbolique certes - il sera ministre sans portefeuille - mais participation quand même. Que le plus opposé, d'entre tous les socialistes à la voie réformiste, que le plus marxiste d'entre tous, n'imaginant pas que le socialisme pût jamais triompher autrement que par la révolution, finisse par rentrer dans le rang, dit quelque chose de la logique comminatoire qui s'imposa à tous les esprits - à quoi très peu résistèrent. Savoir ce qu'eût fait Jaurès est question pour historiens et se posera bien plus tard mais cet échec ouvre large le terrain aux thèses léninistes fustigeant à la fois la guerre comme outil d'exploitation et d'aliénation dressé par la bourgeoisie contre les prolétaires et les socialistes comme traîtres. Que Lénine parvienne au pouvoir en 17 et c'en sera fini de l'illusoire unité et efficacité de la IIe Internationale.

Zimmerwald eut lieu dès septembre 1915 malgré les cris d'orfraies poussés dans les deux camps : qu'allemands et français parlent, négocient, envisagent l'avenir, nécessairement heurtera les nationalistes des deux camps. C'est pourtant ici, dans ce petit village suisse, que se déroula une conférence décisive quoiqu'elle ne réunît pas grand monde ni aucun leader de l'époque, que notamment ni la SFIO ni le SPD allemand ne furent invités ce qui était ouvrir le terrain bien large aux réfugiés russes, notamment Lénine et Trotsky. Aussi confidentielle cette conférence eût-elle pu passer aux yeux des autorités officielles, elle marqua néanmoins une étape décisive : on ne s'y contenta pas simplement d'en appeler à un retour à la paix ; on évoqua plutôt la trahison de la IIe Internationale et on en appela à la guerre civile contre la bourgeoisie i.e. à la révolution.

5 ans plus tard et surtout des millions de morts plus tard, après des emprires effondrés - autrichien, allemand, russe, la France républicaine se cherche. La force de la gauche ne semble plus qu'un lointain souvenir - la droite plutôt nationaliste a largement remporté les élections de 1919 - la fameuse Chambre bleu-horizon - et ces hommes qui n'auraient pas imaginé ni devoir ni pouvoir lutter autrement qu'ensemble, vont se déchirer durablement : se haïr parfois ; marquer en tout cas par leur division toute la vie politique française jusque dans les années 80.

Ce n'est pas le lieu ici de raconter le détail de ce congrès : y émerge notamment la figure de Blum, même si Cassin, Rappoporr, L-O Frossart aussi y jouèrent leur rôle, parfois décisif. Qui peut oublier son discours et son superbe garder la vieille maison ? La maison il la gardera et même de nombreux partants de 1920 y retourneront. Il la portera même au pouvoir. Les deux partis, toutefois, s'ignoreront superbement et se haïront parfois, et ce jusqu'à ce mois de février 1934 où, la menace fasciste désormais évidente, fera abandonner la politique du front de classe, sous l'instigation de Staline d'ailleurs. Le Front Populaire allait en naître.

Nous sommes convaincus, jusqu'au fond de nous­-mêmes que, pendant que vous irez courir l'aventure, il faut que quelqu'un reste garder la vieille maison. (...)
Dans cette heure qui, pour nous tous, est une· heure d'anxiété tragique, n'ajoutons pas encore cela à notre douleur et à nos. craintes. Sachons nous abstenir des mots qui blessent, qui déchirent, des actes qui lèsent, de tout ce qui serait déchirement fratricide. Je vous dis cela parce que c'est sans doute la dernière fois que je m'adresse à beaucoup d'entre vous et parce qu'il faut pourtant que cela soit dit. Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes; malgré tout, restons des frères, des frères qu'aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu'un foyer commun pourra encore· réunir.
Blum, Tours p 274 et sq

La suite montrera que les heures de gloire de la gauche, des deux partis issus de Tours, seront toujours celles de leur réunion, fût-elle ambiguë et furtive : le Front Populaire évidemment ; la Résistance et la Libération ; fugacement 54 avec Mendès ; 72 avec le Programme Commun puis 81 bien sûr et 97 ; que ses heures sombres furent celles de leur désunion bien sûr qui toujours poussait la SFIO puis le PS dans les bras cauteleux d'un centre droit synonyme de trahison. Comme si le PC, pourtant peu exempt de reproches, avait eu réussi à être la mauvaise conscience de la SFIO - de ce qu'on appellera plus tard la social-démocratie. Même si ce dernier tellement aux ordres de Moscou qu'il ne fut pas avare de virevoltes parfois spectaculaires - le retrait du Front Populaire et le silence après le pacte germano-soviétique de 39 : les grandes grèves insurrectionnelles de 47 au début de la guerre froide … Qui peut oublier cette saillie de G Mollet : le PC n'est pas à gauche ; il est à l'Est !

Le dossier du Monde Diplomatique dit assez bien ce monde traversé de bas où l'on ne sut pas toujours voir ni reconnaître les dérives totalitaires et délires paranoïaques d'un Staline de plus en plus tyrannique, mais de hauts également qu'il ne faut pas mépriser, où, à côté des heures épiques de la guerre, surent se créer un monde nourri d'espoir et de camaraderie, un tissu étroit de débats, d'idéologies et d'entraide qui à défaut de tout résoudre, rendit pour beaucoup la vie moins difficile. A la base, ce communisme municipal, comme on finira par l'appeler, engageait, avec les travailleurs, prolétaires, avec le petit peuple si l'on préfère, les vrais gens comme on dit désormais, un tissu d'associations, un réseau d'entraide, un espace de dialogue, de débats …

Il est parfois difficile d'imaginer que tout cela disparut si vite. Put s'évanouir si rapidement. On fit le procès à Mitterrand d'avoir étouffé le PC en s'alliant à lui : la controverse est stérile. J'imagine mal l'effondrement du PC, qui recueillait encore 20 % des voix en 1969, pouvoir être le fait de la seule habileté manœuvrière d'un seul homme. Quelque chose de plus profond se passait qui avait à voir avec la désindustrialisation de plus en plus évidente et rapide et donc la disparition en tout cas la transformation radicale de ce qu'on appelait classe ouvrière. Sans compter à partir de 89, l'effondrement de l'URSS : le communisme avait cessé d'être un rêve ou un idéal. Un repoussoir plutôt ! L'ironie voudra que sa lente diparition précédera de peu la déroute du PS. Comme si la gauche n'existait qu'en tandem.

Je n'ai fait cette année que commencer cette réflexion sur ce que gauche signifiait : j'en fus détourné par les circonstances mais aussi par la nécessité de me mettre au clair préalablement. Ce qui reste surprenant - et qui mérite d'être pensé - c'est quand même la si rapide disparition de la représentation partisane d'une gauche qui demeure quand même la meilleure expression de l'aspiration au progrès, à la justice sociale, à la liberté comme si elle avait cessé de pouvoir en porter l'espoir et une perspective cohérente ou que le progrès lui-même eût à ce point du plomb dans l'aile qu'il cessât non pas d'être souhaité mais d'être considéré comme un projet crédible et possible - même par la gauche

Je l'ai dit à de multiples reprises : les bouleversements environnementaux mettent sans doute plus à mal le socialisme que même le bulldozer idéologique du libéralisme : trop lié au productivisme industriel dont il n'est qu'une variante redistributrice, incapable de sortir du culte du travail et de comprendre qu'inventer un nouveau rapport au monde c'était aussi inventer un rapport à l'autre ; incapable de reconnaître que les pressions écologiques n'étaient pas que des remugles fétides d'un pétainisme rétrograde, le socialisme s'est déchiré entre dogmatisme et concessions de plus en plus visibles à l'ordre bourgeois.

Pire que tout, a cessé de penser.

Le paie cher.

Qui aujourd'hui garde la vieille maison ? Qui aujourd'hui rue dans les brancards pour frayer de nouveaux sentiers ? Le désert idéologique est effrayant, le brouillage idéologique impressionnant qui laisse la part belle aux batteleurs d'extrême-droite et les rênes à un jeunot aux accents de télévangéliste assénant comme vision eschatologiques ses médiocres recettes de technocrate libéral pas même repenti.

On ne me fera jamais croire que la gauche ait disparu ; celui qui proclame qu'il en aurait dépassé les clivages conforte invariablement l'intuition d'Alain : il est bien de droite.

Il n'en reste pas moins que la synthèse entre dialectique hégélienne, socialisme utopique à la française et économie qu'avait cru réaliser le socialisme marxiste n'est plus une réponse aux inquiétudes du XXIe. Que la synthèse entre les anciens de la Commune et les marxistes qui avait fonctionné sous Jaurès allait craquer ; brutalement.

Il ne suffirait pas de se proclamer révolutionnaire pour l'être ! et la sinistre manie qu'affecta la SFIO de parler révolution mais de ne même pas faire réforme - ou si terne - ne résistera plus à l'évidence. La SFIO, avec Mollet, s'étiolera dans la honte : le PS depuis 2017 dans l'indifférence générale ; quant au PC …La gauche n'a pas de théorie adaptée à la crise radicale contemporaine. La droite non plus mais elle n'en a pas besoin : son pseudo-pragmatisme lui sert suffisamment bien de cache-misère à la défense de ses intérêts propres.

La gauche elle a besoin de penser.

Faut-il regarder en arrière pour trouver des ferments nouveaux qu'on eût négligés ou mécompris, comme l'histoire l'a si souvent fait ? Mais alors c'est peut-être du côté de Jaurès qu'il faudrait chercher. Faut-il regarder de l'avant ? Mais où est-elle cette théorie qui permettrait de penser les luttes à venir, une société désirable, un développement social et économique qui ne soit pas un désastre pour la planète et à terme pour l'humanité elle-même ? Morin a raison de penser qu'il nous y faut mieux penser la complexité mais, comme souvent, le philosophe repère bien le problème, sans pour autant avoir d'autre idée pour le résoudre que générale, et aucune sur la manière de l'entreprendre.

Il faut peut-être tout reprendre à zéro. Marx avait eu raison de considérer que la révolution politique était insuffisante et que le socialisme, tant qu'il ne s'appuierait pas sur les réalités économiques deùeurerait utipique. Mais tous eurent tort de ne vouloir admettre que la grille de lecture économique. C'est de cette lecture borgne qu'il faut revenir ; rebrousser chemin ; aller chercher, peut-être dans la philosophie française, les motifs d'y croire, les outils de pensée ; les raisons d'espérer encore.

Je regarde ces hommes d'autrefois qui vont et viennent de la salle du Manège : en leurs tenues, allures et palabres, ils étaient déjà du passé avant même d'entrer dans l'avenir.

 

j'ai parfois l'impression que nous faisons de même