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Du progrès comme symptôme de nos contradictions

Il y a un bon mois, Libé consacrait sa Une au progrès en repérant que ce dernier loin d'être encore une idée évidente pour la gauche était bien plutôt devenu un véritable casse-tête !

Voici délicieuse manière de - mal - poser un véritable problème.

La critique du progrès n'est pas nouvelle : elle est même aussi ancienne que le conservatisme ! En face des idolâtres de la nouveauté, on trouvera toujours des ronchons empressés de prouver qu'avant c'était mieux ! La chose est entendue. On peut y voir l'éternel antagonisme entre l'ordre et le progrès et notre époque comme la tentative désespérée - au moins depuis Comte - de trouver équilibre sinon juste en tout cas viable entre les deux.

D'abord, si demeurent incontestables les avancées en matière de connaissance et de savoir-faire, il serait stupide de considérer qu'il y eût quelque progrès que ce soit dans le domaine de la culture, des arts. Encore moins de la moralité.

Picasso ne peint pas mieux que Le Perugin ; Proust n'écrit pas mieux que Montaigne ; l'Œdipe de Sophocle se lit et joue tout aussi bien que Shakespeare, Molière ou Beckett. Heidegger ne pense pas mieux que Platon.

C'est mal poser le problème que feindre d'omettre qu'il n'est pas de culture qui ne s'appuie sur une conception du temps - que culture et temporalité s'interpénètrent et se déterminent en une spirale qu'il faut bien supposer complexe. Le profond pessimisme grec prend ainsi son sens dans l'éternel retour du même et si le créationnisme d'abord juif ensuite chrétien enfin islamique a fait éclater ce cercle ce fut d'abord pour produire une historicité d'autant plus lente et conservatrice que l'âge d'or y est supposé initial.

Assurément nous récusons systématiquement que l"histoire demeure un récit plein de bruit et de fureur, raconté par un idiot. Tout en nous s'y refuse : que ce soit les exigences de notre cerveau ou les structures - catégories - de notre entendement (Kant) ou la simple analyse de la raison dans l'histoire (Hegel)

A ce titre, venue de très loin, l'idée que l'histoire ait un sens - à la fois direction et signification - la notion de ce qu'on appellera bien plus tard philosophie de l'histoire : dès le début cette notion que le récit humano-divin épouserait des phases successives - création ; péché ; alliance ; jugement ; rédemption finale - qui fait tout le charme et l’ambiguïté du terme sens laissant augurer que derrière toute cohérence se cacherait en réalité les desseins d'une volonté suprême. Le temps médiéval est encore englué dans l'Antiquité qui considère que tout éloignement de l'instant créateur est un écart coupable et inévitable.

Intimement lié à l'humanisme de ce qui s'auto-nommera Renaissance, le basculement de l'âge d'or du début à la fin de l'histoire. Liée au protestantisme, assurément, M Weber n'a pas tort, à l'éveil des sciences de la nature, à la révolution copernicienne autant qu'à la méthode rationaliste d'un Descartes - devenir comme maîtres et possesseurs de la nature - , non pas tant le progrès que l'idée du progrès nécessaire n'a pas pourtant de fondations bien solides. Mais n'aurait pas pu avoir lieu sans ce basculement.

Freud n'a pas tort d'y voir une sorte de réquisit de préjugé religieux : il faut dire que l'époque où il l'écrit - 1929 - met en scène effectivement bien plus de pulsions destructrices et agressives que d' élans civilisateurs et rationnels.

Je me suis toujours efforcé d’échapper au préjugé proclamant avec enthousiasme que notre civilisation est le bien le plus précieux que nous puissions acquérir; et que ses progrès nous élèveront nécessairement à un degré insoupçonné de perfection... Freud

Assurément Jaurès autant que Ferry, tout le gotha de ce que l'on a appelé la Belle Epoque, nourrirent à l'égard des progrès des sciences et des techniques - avancées incontestables alors comme aujourd'hui - des espérances absolues qui débordèrent de loin les seuls domaines du savoir et des savoir-faire : le socialisme, à partir de Marx, espéra l'avènement d'un homme nouveau, total au même titre que les Républicains depuis le programme de Belleville - des opportunistes aux radicaux - crurent avec un aplomb admirable qu'un homme libre et cultivé serait meilleur, plus pacifique et plus enclin à partager les bienfaits de la civilisation qu'une brute épaisse, entravée de préjugés et de superstitions. Ferry a appris à penser dans le Cours de philosophie positive et Clemenceau ne l'oublions pas fut le traducteur du livre de Stuart Mill sur A Comte

La dérive idéologique - religieuse - que pointe Freud est ici : attendre des avancées de la connaissances qu'elles inondent la moralité de l'homme. Mais il faut dire que cette illusion fut nourrie dès le départ par A Comte - qui ne l'oublions pas, fut le maître à penser de tous les républicains des années 70 à 14 - dont le positivisme commença peut-être par l'achèvement de l'échelle encyclopédique via la création de la sociologie mais se termina par la création de la religion de l'humanité dès lors que Comte comprit que la rationalité scientifique était incapable d'assurer la cohésion et la cohérence d'une société.

Cette excursion aventureuse des sciences vers les domaines du politique, de la morale et de la métaphysique allait se révéler catastrophique : quand la connaissance devient affaire politique, l'idéologie n'est jamais loin et celle des totalitarismes - jusque dans ses formes eugénistes et génocidaires - épousa toujours des prétextes sinon des formes scientistes.

A sa manière, Malraux le dit superbement

:

Il y eut bien une illusion scientiste alors même que la question métaphysique par excellence ne peut recevoir de réponse du côté des sciences. Ces dernières tentent de dire le maximum possible sur la structure du monde et ses lois, ne dit rien, ne peut rien dire sur notre rapport au monde.

 

Mais l'idée même d'un progrès nécessaire a vraisemblablement été sapée bien plus tragiquement par les faits que par la théorie : ce XXe siècle catastrophique - au sens étymologique autant qu'usuel du terme - avec ses deux guerres mondiales, ses millions de morts, ses deux voire trois génocides, son arme nucléaire et ses dérives colonialistes allait vite interdire à l'Europe, à ce qu'on appellera bientôt culture occidentale; effectivement universaliste, assurément hégémonique, de se proclamer meilleure ou supérieure ; de se croire civilisée.

Nul ne le peut dire mieux qu'Arendt : il est des événements avec lesquels on ne peut en finir ; qui ne trouveront jamais réparation et sur quoi la politique n'a pas de prise. La création a peut-être briser le cercle tragique du temps, l'avènement du Christ a peut-être pu passer pour une ère nouvelle ; mais Auschwitz aussi.

Plus rien, jamais, ne saurait être comme avant.

 

Das war 1943. Und erst haben wir es nicht geglaubt. Obwohl mein Mann und ich eigentlich immer sagten, wir trauen der Bande alles zu. Dies aber haben wir nicht geglaubt, auch weil es ja gegen alle militärischen Notwendigkeiten und Bedürfnisse war. Mein Mann ist ehemaliger Militärhistoriker, er versteht etwas von den Dingen. Er hat gesagt, laß dir keine Geschichten einreden; das können sie nicht mehr! Und dann haben wir es ein halbes Jahr später doch geglaubt, weil es uns bewiesen wurde. Das ist der eigentliche Schock gewesen. Vorher hat man sich gesagt: Nun ja, man hat halt Feinde. Das ist doch ganz natürlich. Warum soll ein Volk keine Feinde haben? Aber dies ist anders gewesen. Das war wirklich, als ob der Abgrund sich öffnet. Weil man die Vorstellung gehabt hat, alles andere hätte irgendwie noch einmal gutgemacht werden können, wie in der Politik ja alles einmal wieder gutgemacht werden kann. Dies nicht. Dies hätte nie geschehen dürfen. Und damit meine ich nicht die Zahl der Opfer. Ich meine die Fabrikation der Leichen und so weiter – ich brauche mich darauf ja nicht weiter einzulassen. Dieses hätte nicht geschehen dürfen. Da ist irgend etwas passiert, womit wir alle nicht fertig werden. Über alle anderen Sachen, die da passiert sind, muß ich sagen: Das war manchmal ein bißchen schwierig, man war sehr arm, und man war verfolgt, man mußte fliehen, und man mußte sich durchschwindeln und was immer; wie das halt so ist. Aber wir waren jung. Mir hat es sogar noch ein bißchen Spaß gemacht. Das kann ich gar nicht anders sagen. Dies jedoch, dies nicht. Das war etwas ganz anderes. Mit allem andern konnte man auch persönlich fertig werden. Arendt

Quelque chose dans ce passage - qui n'interdit pas la possibilité d'une progression, encore moins celle d'avancées - empêche toute candeur de l'espérance, tout enthousiasme confiant et aveugle en l'avenir. Le rôle du politique est d'arranger les choses, de compenser les inégalités, d'émousser les contraintes, de facilité le destin de chacun ! Réparer : Arendt dit wieder gutgemacht werden kann.

Il s'est passé quelque chose dont nous ne pourrons jamais nous débarrasser et sur quoi le politique ne peut rien !

Le combat méritera toujours d'être mené d'améliorer la condition humaine et je ne vois pas pourquoi n'émergerait pas demain un projet désirable et intelligent. Mais la blessure suppure trop pour que la confiance politique serve encore de seul viatique.

 

Troisième assaut de la modernité : le saccage de la planète est tel, le dérèglement climatique si rapide et désormais violent qu'il devient difficile de considérer l'avenir comme un simple continent prometteur à conquérir. Aucune politique ne saura gérer les drames à venir ; aucune économie ne pourra assumer les dégâts et destructions à venir. La question est bien celle de la survie de l'espèce humaine. Est d'inventer, vite, un mode de développement économique et social qui ne soit pas un désastre pour la planète. L'inventer sans avoir aucune expérience ni théorie pour y pourvoir ; sans aucuns consensus que la peur des populations - qui n'est jamais bonne conseillère.

C'est bien pour ceci que la question est mal posée. L'anti-machinisme aura été aussi sot que la foi aveugle dans le progrès technique ; les replis aussi douteux que les fuites en avant. Que l'on parie un peu moins sur les mérites infinis de la sacro-sainte croissance est sans doute pertinent.

Avons-nous pour autant stratégie de rechange ?

Alors, non ! décidément, la question n'est pas celle du progrès …

Elle tient en ce que nous voulons, pouvons faire de nos existences. Cette question n'est ni politique ni économique.

Malraux a raison : elle est métaphysique.