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1905

Cet article du Monde daté du 19 décembre qui vient à point nommé confirmer ce que je suggérais : parler au nom de l'absolu n'est jamais anodin et la tolérance n'est pas précisément la vertu cardinale des représentants des églises … quelles qu'elles soient. Il me rappelle étrangement ces remarques répétées de Mauriac sur les erreurs commises par l’Église au moment de l'Affaire Dreyfus et le prix - lourd - qu'elle paya par la suite dont Vatican II, à ses yeux, pouvaient formuler une sorte de conclusion autant que de pardon.

1905, au même titre que 1901 -loi sur les associations - est une conséquence directe de l'Affaire : politique d'abord avec l'avènement des premiers gouvernements de gauche - radicaux j'entends - qui marquent la sanction de la double compromission de l’Église et de la droite avec le mensonge d’État et l'antisémitisme.

Que cette séparation ne fût pas allée sans mal est évident : l'affaire des inventaires le prouva assez ainsi que l'anticléricalisme revanchard du petit père Combes. Ce pays, tout révolutionnaire qu'il avait eu été, tout républicain qu'il fût demeuré , demeurait encore essentiellement agricole et traditionaliste. C'était, et le reste, toute l'ambivalence de la France. Ce pays lentement se rosissait politiquement et ceci jusqu'aux élections de 1914 où la SFIO progressant significativement allait faire gagner la gauche.

Cette séparation, qui ne concerne pas l'Alsace-Moselle alors allemande, pose l'essentiel de la laïcité : l’État ne reconnaît ni ne rémunère aucun culte. La foi, la pratique religieuse font partie de la sphère privée, de la liberté individuelle, certes, mais de l'autre côté ceci signifie qu'aucune injonction religieuse, aucun anathème, aucune proscription ne saurait plus avoir de valeur contraignante, ni politiquement ; ni juridiquement.

Elle fait partie, avec les lois Ferry sur l'école, des fondamentaux de la République et je ne m'étonne pas que toutes les tentatives depuis un siècle pour la modifier aient pour l'essentiel avorté. Le débat existe néanmoins sur une laïcité plus ouverte : ce fut, dès son entrée en fonction en 2007, le discours du Latran où Sarkozy tenta une reconnaissance des racines chrétiennes de la France - débat sur les racines qui avait déjà agité l'accouchement raté de la constitution européenne telle que l'avait pensée Giscard où cette mentions figurait initialement dans le préambule avant d'être retirée sur l'exigence notamment de Chirac.

Sans doute l'attitude des autorités est-elle plus aisée désormais que l’Église - catholique s'entend - est moins puissante et universelle qu'elle le fut en 1905 et la séparation, après tout, n'implique pas nécessairement goujaterie et mépris. Il n'en reste pas moins que le financement des écoles confessionnelles pose par définition un problème même si le contrat imposé par la loi Debré limite les risques. Les figures extrêmes peuvent faire sourire tel R Castro rappelant récemment dans le Monde « Ça ne me dérange pas de parler de séparatisme. Je suis un laïcard acharné, je bouffe du curé, de l’imam et du rabbin. », elles rappellent seulement que les relations furent tendues, manquent souvent de peu de le redevenir - et pas seulement avec l'Islam - souvenons-nous des débats infâmes parfois autour du mariage pour tous.

On peut seulement s'inquiéter, s'étonner et s'attrister, qu'à période régulière, il faille reprendre le débat tant la loi de 1905 avait, pourtant fini, par créer un équilibre qui en réalité satisfait autant l’État que le Vatican.

La loi pourtant est simple et courte qui en deux articles affirme à la fois la liberté de conscience héritée de 89 et la ferme séparation. Tous les articles qui suivent ne valent que pour assurer la transition entre le statut concordataire et la séparation.

Toucher aux principes revient à fragiliser l'édifice entier.

De la tolérance derechef

La tolérance il y a des maisons pour cela se serait écrié Claudel qui, comme tout converti, s'y entendait en matière d'intransigeance. Il est vrai que le terme signifie aussi la faculté d'un organisme vivant voire d'une société à supporter la confrontation avec des éléments extérieurs, étrangers. C'est ainsi que, fort maladroitement d'ailleurs, Mitterrand s'était allé jusqu'à évoquer un seuil de tolérance s'agissant du nombre d'immigrés. Même si par ailleurs il légitimait une nation multiculturelle. La tolérance ce peut être encore cette marge d'erreur ou d'imprécision que l'on ne peut réduire comme en physique ou pour un sondage.

Il y a dans tolérance, comme un soupir qui devrait pourtant être espoir. J'aime à penser que notre intelligence se manifeste chaque fois qu'elle incite à une décision malgré des informations floues, incertaines ou seulement probables. Nos choix, de dépassement sur une route de campagne, ou de vie amoureuse ou même professionnelle, jamais ne sont nourris de certitudes mais seulement de cet extraordinaire imbroglio de raison, de passion, d'espérance et de crainte, de ruse et de sottise.

Est-ce si inutile que cela de rappeler que la tolérance n'est pas une vertu positive : je supporte que vous pensiez à l'inverse de moi parce que je suis incapable de démontrer définitivement que vous avez tort. De tolero, supporter un poids, un fardeau, endurer mais donc tenir bon, soutenir et ainsi résister, combattre.

Et qu'il n'est pas de meilleure garantie de notre humanité que ces incertitudes-là.

Sans doute pour le comprendre faut-il revenir à ce verset de Jean où Jean le Baptiste déclare à l'approche du Christ

Τῇ ἐπαύριον βλέπει τὸν Ἰησοῦν ἐρχόμενον πρὸς αὐτόν, καὶ λέγει, Ἴδε ὁ ἀμνὸς τοῦ θεοῦ, ὁ αἴρων τὴν ἁμαρτίαν τοῦ κόσμου. Jn 1, 29
Le lendemain, il voit Jésus venant à lui, et il dit : Voici l'Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde.

Sauf à considérer que le verbe grec αἴρω signifie lever, soulever au-dessus de sa tête, emporter pour une victoire par exemple, enlever supprimer détruire … La traduction par ôter, si elle n'est pas totalement fausse, néglige l'idée de combat contre et de victoire emportée sur, idée présente autant dans le terme latin que grec. Or ce n'est pas tout-à-fait la même chose de souligner que l'Agneau combat contre les péchés du monde et l'emporte à la fin que de suggérer que sa seule présence assurerait la rémission des péchés.

On reconnaît ici tout ce rapport trouble à la culpabilité que le christianisme entretient comme un génome honteux.

J'ai pour ma part toujours eu difficulté à comprendre cette miséricorde qui accorderait rémission des péchés en les prenant sur soi tout en maintenant la tare du péché originel. Mais l'essentiel n'est pas là. Plutôt dans cette victoire emportée sur le péché, dans cette lutte qui implique de regarder l'adversaire, le reconnaître. Le supporter.

Sans doute devrait-on se souvenir que si la langue française entend ce soupir quand elle par le de supporter ; la langue anglaise comprend elle le soutien.

Il y va de cela.

Car s'il est un mérite à reconnaître aux Évangiles, c'est bien celui d'avoir souligné combien l'ennemi, jamais n'était à l'extérieur, mais en soi, au plus intime de notre difficulté à être.

Qu'on reconnaisse au moins qu'en tout homme ivre d'action, il y a aussi quelqu'un qui fuit ses troubles intérieurs ou bien fait comme s'ils étaient résolus ou, pire encore, que leur cause fût à l'extérieur, en l'autre, en l'étranger.

C'est pour cela aussi que j'aime cette loi de Séparation : elle nous exhorte à entrer en nous-mêmes plutôt que d'entamer d'inutiles, odieux et délétères combats.

 


En Pologne, la crise de l’Eglise accélère la déchristianisation du pays

L’épiscopat polonais, un des plus conservateurs d’Europe, paye cher sa proximité avec le parti Droit et justice, au pouvoir depuis 2015.

Devant l’église de la Sainte-Croix, à Varsovie, le 30 octobre.Devant l’église de la Sainte-Croix, à Varsovie, le 30 octobre. KASIA STREK POUR « LE MONDE »

Le 16 décembre, les commémorations des révoltes ouvrières de 1970 contre le régime communiste, qui ont à l’époque coûté la vie à 40 personnes et fait près de 1 100 blessés, ont pris une tournure inattendue. Durant la cérémonie officielle dans la ville de Gdynia, sur les bords de la Baltique, en présence du chef de l’Etat, Andrzej Duda, l’évêque de Gdansk, Wieslaw Szlachetka, a dénoncé dans son discours ceux qui, « sous la bannière de beaux slogans d’égalité, de tolérance et de liberté »,restent « encore aujourd’hui coincés mentalement dans cette idéologie criminelle [le communisme], en lui donnant une nouvelle forme ». L’évêque a ensuite précisé qu’il avait à l’esprit les organisateurs des Marches de l’égalité, les Gay Pridepolonaises, en faveur des droits des homosexuels.

Difficile de trouver une meilleure illustration du fossé qui sépare l’épiscopat polonais, un des plus conservateurs d’Europe, du message précurseur porté par le pape François. Bien des hiérarques se sont fait le relais des violentes campagnes homophobes, carburant électoral de la majorité nationale conservatrice du PiS (Droit et justice) depuis deux ans. Dans un pays catholique à 90 %, sous les gouvernements du PiS, l’alliance du trône et de l’autel a pris des proportions jamais vues depuis 1989. Une posture que l’Eglise paie cher. Selon l’institut de sondage de référence CBOS, depuis l’arrivée du PiS au pouvoir en 2015, le taux d’opinion positive vis-à-vis de l’Eglise dans la société polonaise est tombé de 62 % à 41 %.

Autant dire que la crise est profonde. Ces dernières semaines, les manifestations massives de femmes pour le droit à l’avortement ont fait l’effet d’un électrochoc. L’arrêt du 22 octobre du Tribunal constitutionnel, étroitement contrôlé par l’exécutif, qui a rendu inconstitutionnel le critère de malformation du fœtus autorisant l’avortement, a eu pour conséquence de rendre l’interruption volontaire de grossesse quasi illégale. La décision a été inspirée par le chef de la majorité, Jaroslaw Kaczynski, qui a fini par céder à des années de pression des catholiques fondamentalistes et de l’épiscopat.

Dégradations d’églises

Le week-end qui a suivi l’arrêt du tribunal, le pays a assisté à des dégradations autour des églises et des troubles de messes d’une ampleur inédite. Il aura fallu quelques jours pour effacer les graffitis rouges sur les parvis des lieux de culte. Durant les semaines suivantes, une ambiance de guerre culturelle s’est installée dans le pays, des métropoles aux campagnes, donnant lieu, là aussi, à des scènes jamais vues. Lors des manifestations à Varsovie, d’imposants cordons de police, mais aussi des catholiques fondamentalistes ainsi que des milices nationalistes, protégeaient les principales églises.

La réaction de l’opinion publique fut sans appel : seulement 13 % des Polonais ont approuvé l’arrêt du tribunal. Selon l’étude CBOS précédemment évoquée, depuis le seul mois de septembre, le taux d’opinion positive vis-à-vis de l’Eglise a chuté de 8 points. Celui de la majorité au pouvoir est passé également d’environ 40 % à 30 % d’opinions favorables. Après l’arrêt du tribunal, l’Eglise s’est retrouvée au banc des accusés et au centre de l’attention médiatique.

« L’Eglise polonaise a besoin d’une révolution » ; « L’Eglise polonaise perd des fidèles à une vitesse éclair » ; « Nous avons besoin d’un [pape] François polonais »,titrait notamment le quotidien conservateur de référence Rzeczpospolita. Dans une de ses tribunes, le journaliste ultracatholique Tomasz Terlikowski, qui avait qualifié le pape François d’« hérétique », a lui aussi posé le constat de manière lucide : « L’arrêt du Tribunal constitutionnel et les manifestations qu’il a engendrées ont révélé la dramatique faiblesse de l’Eglise. Elle a non seulement arrêté de parler aux jeunes, mais a perdu sa capacité de communiquer avec le monde et d’influencer la réalité. » Les années 1980, où l’Eglise jouissait d’une popularité considérable en tant que refuge de l’opposition au régime communiste, paraissent bien loin.

Scandales pédophiles

Dans le dernier bastion catholique d’Europe, on a l’impression d’assister à la fin d’une époque. Celle de Jean Paul II, canonisé neuf ans après sa mort en 2005 et pape au souvenir éternel. Quasiment tous les hiérarques de l’Eglise polonaise en place aujourd’hui ont été nommés lors de son pontificat. Ceux-là même qui se retrouvent sous le feu des critiques pour leur conservatisme, leur décalage avec la société et leur lien étroit avec le pouvoir. De plus en plus de scandales pédophiles apparaissent également au grand jour, touchant des prélats de renom, accusés, au mieux, de camoufler massivement le problème.

La mémoire d’Henryk Jankowski, le prêtre iconique du syndicat Solidarnosc, décédé en 2010, est confrontée aux révélations sur sa double vie pédophile. De même que celle d’Eugeniusz Makulski, le constructeur de la monumentale basilique Notre-Dame de Lichen, symbole populaire de la victoire du catholicisme polonais sur le régime communiste. Le film documentaire indépendant Seulement ne le dis à personne, de Tomasz Sekielski, dénonçant le camouflage systémique des faits pédophiles par la hiérarchie épiscopale, a affiché, en mai 2019, 20 millions de vues sur le Web en l’espace d’un week-end. C’est plus de la moitié de la population du pays. D’autres films, sur le grand écran cette fois, dénonçant l’hypocrisie du clergé, son rapport à l’argent et son train de vie, ont battu des records d’audience en salle. L’un d’entre eux,La Communion (2019), de Jan Komasa, a été le candidat polonais aux Oscars.

La défiance est telle que le tabou parmi les tabous se brise : faut-il désacraliser Jean Paul II et commencer à porter un regard plus lucide sur son pontificat ? Le cardinal Stanislaw Dziwisz, secrétaire de Jean Paul II durant tout son règne et intime parmi les intimes, est soupçonné d’avoir occulté des affaires pédophiles et dissimulé au pape de nombreuses informations gênantes. Celui qui reste le gardien et le promoteur de la mémoire du pape polonais est devenu en l’espace de quelques années symbole de l’omerta et des péchés de l’Eglise.

« Au seuil de changements systémiques »

Toujours est-il que les Polonais font preuve d’une attitude pleine de paradoxes à l’égard de « leur » défunt pape : selon une étude réalisée le 17 novembre, 51 % des interrogés considèrent que Jean Paul II n’a « pas agi suffisamment » pour remédier au problème de la pédophilie dans l’Eglise, 31 % qu’il n’a « rien fait ». Ce qui n’empêche pas les interrogés d’évaluer positivement son pontificat à 86 %.

Bien des observateurs se demandent si la Pologne est en passe de suivre le chemin de l’Irlande, qui a connu en l’espace de deux décennies une perte considérable d’influence de l’Eglise dans la vie publique. L’apostasie, l’acte de « désinscription » des registres de l’Eglise et, donc, d’abandon du catholicisme, est devenue un slogan à la mode, en particulier chez les jeunes. Selon les statistiques officielles de l’Eglise polonaise, en l’an 2000, 47,5 % des Polonais pratiquaient régulièrement lors des messes dominicales. En 2019, ce chiffre est tombé à 38 %. Mais d’autres études montrent que de nouvelles formes d’évangélisation et de pratique de la foi, extérieures aux structures de l’Eglise, se multiplient.

L’historien et politologue Rafal Matyja, de l’université de Varsovie, soutient que « la radicalisation des slogans anticléricaux dans les récentes manifestations de femmes n’a pas rebuté la société vis-à-vis de leurs postulats, bien au contraire. La Pologne est au seuil de changements systémiques qui peuvent redéfinir les relations entre l’Eglise et l’Etat ». Mais, précise-t-il, cela se fera « seulement après un changement de pouvoir ». Jaroslaw Kaczynski, qui affirmait dans les années 1990 que des liens trop étroits entre les partis politiques et l’Eglise étaient « le meilleur moyen de déchristianiser la Pologne », est depuis devenu un fin manipulateur de la religion à des fins politiques. Mais force est de constater que le temps lui a donné raison : les liaisons dangereuses entre le pouvoir et l’Eglise commencent in fine à nuire à l’un comme à l’autre.