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2020

C'est la loi du genre : dresser un bilan de fin d'année. Exercice un peu artificiel, comme tout ce qui est comptable au reste, consistant en deux colonnes à faire la balance entre emplois et ressources ; actifs et passifs ; points positifs et négatifs. On se croirait presque en quelque vieille baderne managériale où un SWOT scholastique pût faire office de pensée. Espérer surtout qu'à la fin il y en eût davantage dans la colonne plus que dans l'autre ou, au moins, plus d'éléments qui vaillent ; qui pèsent.

Bah, pourquoi pas ! après tout ce n'est ici qu'affaire de perspectives personnelles : il s'en faut de si peu pour que ce qui effraie l'un réjouisse l'autre. Affaire de curseur aussi : tout dépend tellement du moment où l'on arrête les comptes …

Je me souviens m'être amusé de ce dessin de Geluck : c'était prendre par ironie cette manie, que rien ne vient justifier, d'envisager l'année qui s'ouvre sous d'heureux auspices ; de meilleurs en tout cas que celle qui se clôt.

Annus horribilis comme l'exprima en son temps la reine d'Angleterre ? pas vraiment ou alors elle ne paraît telle que parce que nos générations n'ont pas connu ces tragédies qui bouleversent les existences autant que le cours des événements que connurent les générations antérieures; Pas de guerres ; pas de révolution ; pas de grandes destructions …

Année pourtant à nulle autre semblable qui nous vit réduits à des enfermements que nous n'aurions jamais imaginé tolérer. Année qui vit le monde presque entier jeter aux orties, au moins provisoires, ses canons libéraux, pourfendre les impératifs économiques et faire de la santé publique et des problèmes sociaux des impératifs ardents ce qui n'avait été le cas ni en 1918 avec la grippe espagnole ni en 1968 avec la grippe dite de Hongkong qui, ayant provoqué un million de morts, n'était pourtant pas anodine. Nos dirigeants seraient-ils devenus moraux et notre univers moins cynique ?

On aura beaucoup glosé, ici et là, sur le monde d'après et d'avant, sur notre capacité de résilience. Il aurait pourtantété bien plus simple de parler de crise tant le terme κρίσις désigne à la fois le fait de distinguer, par la pensée ou l'action, donc le choix, l'action de séparer mais aussi le fait de juger et ainsi la décision qui en découle. Jusqu'à la phase décisive d'une maladie. Il y a du sas, du tamis dans la crise qui effectivement fait le tri, distingue et d'abord d'entre l'avant et l'après. C'est le cas pour toute maladie grave : le patient ne meurt pas nécessairement ; son organisme se réorganisera … autrement.

La crise dit l'irréversibilité.

Nul n'avait ignoré que la mondialisation des échanges, la désormais si facile circulation des individus sur la planète mais la si canonique circulation des marchandises bien sûr, grâce à la levée de presque toutes les frontières, l'incroyable développement du transport aérien, son faible coût, allaient aussi favoriser la circulation des virus. Ebola, anthrax font ainsi partie de ces maladies dont la propagation fait peur mais sans y croire assez pour prendre des mesures drastiques. Nous le savions nous n'y avons pas vraiment cru. Où l'on suspecta plus souvent armes bactériologiques et complots terroristes sans y croire vraiment.

Nul depuis trente ans au moins n'avait ignoré que le développement économique finirait par provoquer un désastre environnemental. Si l'on pouvait prendre encore ces lanceurs d'alerte pour des illuminés dans les années soixante, assurément plus depuis la fin des années soixante-dix. Nous savions, nous n'avons pas voulu y croire : même si depuis Kyoto nous avons cru prendre des mesures, elles sont restées lettres mortes.

Nul ne sait comment nous sortirons de tout ceci. Je reste encore étonné que l'Europe, détruite, tant moralement que physiquement, put après 45 se reconstruire et repartir de plus belle. Apres ses désastres autant politiques, économiques, sociaux que, surtout, moraux ! Oui, nous repartirons mais pour aller où ? faire quoi ?

Sans doute Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra … Mais faut-il se contenter de répéter inlassablement cette espérance peut-être surgissant du désastre ? de se consoler que du péril croît ce qui sauve ?

Inquiétantes dérives

Cette année, à coup sûr, n'aura pas été de transition mais de rupture.

Elle aura illustré, avec une cruauté criarde, où se situaient les lignes de partage ; où les tyrans, les imbéciles, les apprentis autocrates - qu'ils se proclament illibéraux ou non - ne font qu'entonner le vieil et si vulgaire refrain fasciste, d'extrême-droite ; la si terrifiante mélodie de l'intolérance, de la haine de l'autre d'autant plus promise à propagation facile qu'il n'est plus d'armure idéologique solide pour nous en protéger.

Elle aura illustré combien face aux périls exceptionnels, la tentation de mesures exceptionnelles est grande qui mettent en péril la démocratie, d'abord de manière insidieuse et apparemment anodine, avant de révéler, outrageux et délétère, l'immense travail de démolition entamé. Mais, à peine moins grave, la tentation de la solution technique - du comité interministériel ou de sécurité ou que sais-je d'autre - qui aboutit toujours à court-circuiter les intermédiaires, les représentants élus pour plus d'efficacité ou rapidité ; pour mieux atteindre ce peuple qu'en réalité l'on veut contenir ; circonvenir.

La démocratie tangue souvent par grand vent ! Trouvera-t-elle défenseurs habiles ?

On a célébré le mois dernier, à force de téléfilms et documentaires divers, le cinquantenaire de la mort de Charles de Gaulle. Certes, la distance aura effacé les excès, souvent autoritaires de la Ve. L'homme fut, sans conteste de ceux, rares, qui surent braver la tempête ; agir comme rien dans son statut, son idéologie, son éducation ne l'eût prédisposé à faire. L'homme du 18 juin demeure un modèle du genre - celui-là même qu'évoque Morin : Il y eut même, en 1940-1941, le salut à partir du désastre ; des têtes de génie sont apparues dans les désastres des nations. Ou de ce grand acteur qu'évoque Hegel. Qui obligea à faire la distinction entre légal et légitime et se souvenir de ce Rousseau qui avait eu raison de rappeler que la désobéissance est un devoir dès lors qu'elle ne sert plus l'intérêt général, corrode la liberté.

Celui-ci par deux fois fit bifurquer le cours des événements. Il n'avait pas de recettes miracles mais sut le faire croire. Il avait un leitmotiv : ne pas se soumettre et placer le politique c'est-à-dire la volonté, avant toute chose, avant les recettes techniques convenues en tout cas.

Je veux bien croire que les périodes exceptionnelles sécrètent des hommes d'exception. L'espérer en tout cas car nous en avons besoin. L'année montre que le dirigeant ordinaire n'est pas taillé pour ce type d'épreuves et incline spontanément vers les réponses les plus convenues, les solutions les plus simples ; les recettes stéréotypées. Ce n'est pas notre énarque à peine dégrossi qui le démentira à qui il faudra assurément plus d'un mandat d'échecs pour tempérer cette mégalomanie, de suffisance et de démesure contrefaite, cette impatience de gamin pas encore sec derrière les oreilles, ivre de forger jouet à sa mesure qui, lui non plus, n'a pas compris et ne le peut d'ailleurs, combien l'histoire est tragique.

Le doux visage de l'autorité

J'aime assez que les révoltes soient intérieures : ce sont peut-être les seules encore à notre portée. C'est ainsi que je terminai mes réflexions l'an passé. Il faut bien dire que nous y fûmes contraints …

Il y aurait beaucoup à dire sur ce confinement : d'abord parce qu'il n'est pas qu'enfermement, il est aussi isolement ; ensuite parce qu'il vous place aux confins, à la pointe extrême juste avant, par exemple de basculer dans le territoire de l'autre.

Ce qui me semble décisif n'est pas que nous ayons tous accepté, sans trop maugréer, les conditions imposées - et ce à deux reprises. Certes c'eût pu sembler surprenant pour un pays et une période en pleine agitation gilets jaunes et refus de la réforme des retraites mais les motifs ne semblant pas politiquement douteux, il n'y avait rien à dire ou redire. Tout au plus cette manière douceâtre de rogner les libertés pour des raisons de sécurité, d'exercer le pouvoir d'une autorité tellement revêtue de technocratie qu'on la pourrait croire bienveillante - quasi angélique à la manière prédicateur évangélique qu'affectionne Macron - et ressemble trait pour trait à cette servitude volontaire que Tocqueville avait esquissée il y a bientôt 200 ans . Ce pouvoir tutélaire absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux est bien l'autre visage, presque avenant, de la dérive autoritaire. De la précaution - érigée en principe - on décline bientôt vers la sécurité qui loin d'être sociale s'avère, en ses termes éminemment policiers, liberticide - sans en avoir l'air. C'est évidemment pour notre bien et la force y prendrait presque les doux visages de l'autorité paternelle … Qu'on y prenne garde, le tyran n'a pas toujours tête du tyran mais souvent celle - ah ce doux culte de la jeunesse ! - de l'innovation nécessaire, du bon sens, de la modernité séduisante de la capacité à être clivant ; il parle le langage de l'évidence et déverse, par spasmes réguliers, ses sirupeuses tautologies sur le rythme de berceuses enfantines … Tout démontre ce qu'on savait déjà mais que nombreux ne voulurent ni entendre ni croire : le ni droite ni gauche ou, pire encore, le et de droite et de gauche, n'a aucun sens et signifie clairement de droite et l'implosion actuelle de l'aile gauche de LREM en dit long. Sans projet autre que de correctement gérer, sans la République solidement chevillée au corps, la liberté apparaît si dangereuse, instable et en tout cas inconfortable … et l'ordre si rassurant. Sans clairvoyance mais sans principe aussi, les caciques de la droite finissent toujours par jeter un œil sur leur droite !Et par souci de protection contre le terrorisme, de bientôt limiter les libertés individuelles (Ciotti par exemple)

Souvenons-nous de leur Convention … Et rien à la fin ne ressembla plus à celle-là que celui-ci !

Enfermés

Ce qui est déterminant c'est l'insidieuse rupture de socialité que ces confinements provoquèrent ; autant que d'habitudes - et je sais que les habitudes disent aussi notre manière d'habiter le monde. Je vois les uns et les autres, enfin ceux qui le peuvent, changer de mode de consommation et parfois de vie ; envisager de quitter la ville et parfois même ces professions qui, il y a peu, leur semblèrent tellement enviables ; si profitables. Les virages sont parfois difficiles à négocier et je gage que ce ne sera, à la fin, que le fait de quelques uns qui, peut-être, demain reviendront et de quelques autres qui demeureront quitte à passer pour de délicieux doux-dingues. Décidément le recul de la ville n'est jamais bon signe : si, parfois la terre, elle aussi, ment ! Mais ce qui est révélateur c'est combien ces tendances demeurent celles d'individus qui s'échappent, fuient et non celles d'un collectif qui tenterait d'inventer. Combien c'est le face à face avec l'autre, ce visage qui nous fait être homme et nous efforcer de le demeurer, que désormais l'on semble fuir comme si rien ne valait mieux que la caverne de solitude et le repli sur ce simulacre de société qu'est la famille. Ou que l'intimité tînt lieu de socialité. Ou qu'encore ce fût l'extérieur qui nous apeurait. Que l'existence elle-même nous angoissât.

On ne bâtit rien sur la peur ; ni rien de libérateur contre l'homme ou contre le monde.

Si les temps pouvaient offrir quelque espace pour la pensée, la philosophie bref pour la méditation et, pourquoi pas, pour une forme de spiritualité, il ne saurait rien en émerger de positif tant que ceci équivaudrait à une fuite, un refuge et donc une négation. Nietzsche l'avait compris qui évoquait une idiosyncrasie de décadents guidés par l'intention cachée de se venger de la vie, intention d'ailleurs couronnée de succès (Ecce Homo).

Que ce monde crève de recettes, de certitudes, de dogmes aux accents de sciences mais de dogmes quand même, que cette époque ivre de techniques au point de la nommer technologie quand elle n'est que technolâtrie ; que nos sociétés, obsédées de performances, eussent fini - et s'y fussent épuisées - par poursuivre l'entassement, la boulimie comme exclusif horizon et confondre dramatiquement l'avoir avec l'être désormais délaissé, nul ne le nie : j'aimerais pouvoir brandir l'arme des Lumières et croire que c'est avec plus de réflexion, plus de philosophie que nous sortirons des erreurs, des errances, des superstitions et des fanatismes.

Encore faudrait-il que la philosophie ne soit pas l'arme d'une nouvelle réclusion ou le prétexte d'une ultime fuite mais nous aide à comprendre notre rapport au monde ce que ni sciences ni techniques ne font. Ne savent faire.

Nietzsche l'avait vu : il y a, comme le ferait une loi, cette injonction impérative, presque comminatoire du mouvement qui est synonyme d'exister et nous contraint, tel un funambule, à avancer, et marcher encore et toujours, faute de tomber, ne sachant certes toujours où nous diriger mais persuadé nonobstant qu'il n'est pas d'alternative. Comme lui, sur ce frêle étai, l'individu, nous, ce pauvre et si incertain je, écartelé entre l'intime d'un côté et l'extrême de l'autre, entre un repli qui finirait par nous étouffer et une socialité qui insidieusement nous dévorerait, entre le besoin de se trouver et l'appel de l'autre.

J'aime ceci : l'homme est sans doute le seul animal à se mouvoir sans connaître précisément sa destination ou son but, qui ne sait jamais véritablement ce qu'il fait mais sent qu'il se le doit ; qui réagit à des incitations floues, des inclinations ambiguës, voire à des pulsions délirantes. Mais s'en sort néanmoins le plus souvent. Moins sapiens que demens ! Morin n'avait pas tort.

Je sais ceci, avec certitude mais sans pouvoir lui donner définition explicite : nous n'existons que par ce jeu d'équilibre, de compensation presque, par l'intense trépidation et l'hésitation perpétuée de cette boucle - de rétroaction en vérité - entre intimité et extrême, grâce et pesanteur, soi et l'autre, qui interdit que nous sacrifions exclusivement à l'une au détriment de l'autre. L'une appelle l'autre comme la nuée, l'orage mais encore la tempête, le calme.

Il faut être naïf comme un technocrate ou impatient comme un ambitieux pour croire jamais qu'il soit issue par l'une contre l'autre ; ni d'ailleurs qu'il soit d'issue tout court.

Une société qui a peur est susceptible de tous les excès ; de tous les abandons.

Les fuites dans le désert n'ont de sens que d'être traversées car le désert n'est jamais refuge.