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Habitudes

Heidegger aimait les étymologies grecques, non sans les tordre parfois pour qu'elles servent son argument. Il fit ainsi le lien entre habitudes et habiter. Ce qui est juste puisque l'un comme l'autre dérivent de habere - avoir. Il est vrai que les comportements et dispositions acquis par répétition ne s'éloignent pas vraiment de ce fréquentatif d'habere qu'est habitare. Le tableau sera complet quand on aura rappelé qu'habit lui même - mise, tenue - est manière d'être et découle du même verbe.

Tout ne serait-il ainsi affaire que de répétitions ? Tout, ritournelle obsessionnelle ? Bégaiement ridicule, hoquet pathologique, tremblements frénétiques d'une main âpre à saisir, avide d'emprise, impécunieuse mais avaricieuse ? Incantations interminables ou envoûtantes obsécrations ? Il y va jusqu'à Pascal qui conseille de mimer la foi pour qu'à la fin celle-ci emporte la mise sur une raison rétive et orgueilleuse … mais frustrante de renoncements stériles.

Il n'est pas faux que ces tissus, vêtures, couleurs et coupes, qui nous paraissent aujourd'hui ridicules et pas seulement désuètes, firent autrefois la mode à quoi nous n'aurions ni imaginé ni désiré nous soustraire. Et la referons peut-être demain. Tant l'imagination créatrice a des limites qui la font revenir inlassablement sur ses pas. Il n'est pas rare que telle mélodie qui nous laissa d'abord insensible parvienne à la fin à nous émouvoir d'avoir été entendue et réentendue ; à l'improviste, presque à la dérobée. Il est arrivé que telle idée qui d'abord choqua ou sembla absurde, parvînt à intéresser sitôt que d'autres l'eurent répétée et reprise à leur compte. Mais encore, tous ceux qui se piquent d'entretenir leurs corps le savent : s'entraîner revient à répéter inlassablement les mêmes gestes, itératifs efforts, jusqu'à ce qu'ils deviennent moins douloureux ou au moins qu'on s'accoutume tant à cette douleur qu'on la considère bientôt désirable. Le physicien lui-même ; sous l'embrouillamini des faits, phénomènes et observations intruses, traque un ordre caché mais cet ordre n'est que de répétition auréolé, pis encore, consacré par elle. Il cherche l'enclenchement réitéré des causes et des effets : la raison, nous le savons, n'entend que le même. Combien nous éprouvons difficulté à délaisser le rêve démoniaque de Laplace que pourtant nous savons faux tant il serait confortable, rassurant d'occuper cet espace où tout, d'être prévisible, serait présent à notre esprit !

Jusqu'à cette insolente Renaissance qui repoussa dans l'obscurantisme la période médiévale, non par gloire d'avoir déniché voie nouvelle mais par prétention à reprendre les canons grecs et latins de l'Antiquité …

Jusqu'à Girard qui pointe nos imitations et cette machine infernale de nos désirs qui nous fait bientôt, par nos ressemblances et donc nos duplications, nous opposer d'autant mieux que nous nous ressemblons plus ; qui souligne combien nos rituels demeurent les piètres mises en scène de violences archaïques que par faiblesse ou aveuglement nous ne parvenons pas à dépasser, nous condamnant ainsi à les répéter.

Où la ligne ? où la direction ? où le projet ? Tout ici n'est que spirale diabolique, cercle vicieux, orbes aveuglantes ? La ligne du temps, elle-même, qui se vante de nous éloigner toujours plus de l'obscurité originelle, qui se targue de conduire à la lumière, n'est que perspective emberlificotée qui s'enroule d'autant plus habilement sur elle-même qu'elle s'enorgueillit de ne pas le faire. Le progrès n'est pas ligne ; pas même sur-place ; régression savamment orchestrée.

Tout n'est que chapelets que l'on égrène ; de prières que l'on répète jusqu'à épuisement, de Pater qui succèdent aux Ave avant que d'y revenir ; d'espérances que nous nourrissons après chaque échec ; d'au-delà qui duplique en négatif les misères du monde. Ce ne sont pas seulement les nuits qui se succèdent implaquablement après les trop brefs intermèdes du jour ; les hivers après les étés torrides ; ni les planètes après la grande ellipse décrite qui reviendraient en leur point de départ. Ce sont nos désirs qui se ressemblent jusqu'à la nausée ; nos rêves qui crèvent de trivialité … jusqu'à nos pauvres petites individualités qui se flattent de singularité, qui se meurent, contrefaites, de conformismes. Nous rêvons, sans nous l'avouer, de communautés, de tribales accointances au sein de quoi nous nous accordons d'imperceptibles nuances concédées à condition de n'enfreindre rien, de ne troubler jamais le monocorde envoûtement grégorien. Nous ne crevons pas d'idéal ; seulement d'enracinements sournois et de grimaces complices.

M'intéresse ceci que ces bégaiements demeurent à la fois ce qui nous rend possible et supportable l'existence mais que nous tentons pourtant de briser, d'écorner au moins. M'intéresse cette oscillation qui nous fait aimer poser nos pas dans les traces laissées par les anciens et traquer pourtant un nouvel horizon. Qui nous fait détester le même et ne pas supporter l'autre. Comme si nous n'étions bâtis ni pour l'un ni pour l'autre ou que nous dussions inlassablement nous bringuebaler, si ridiculement chahutés par les caprices des vents, dégoûts et hantises entre ce qui nous déshonore et nous perd bien plus souvent qu'entre gloire audacieuse et ingéniosité.

Ce versant traduit notre insoutenable légèreté.

L'adage n'a pas tort qui proclame que les mauvaises habitudes se prennent vite mais se désapprennent malaisément.

Je vois les effets délétères du confinement qui nous fait presque redouter de sortir, de rencontrer l'autre ; de reprendre demain les allées et contre-allées de la vie sociale. Pourtant, nous le savons bien, sans le monde et sans l'autre, nous ne sommes rien. Pourtant nous n’ignorons rien de la souffrance ni des dangers d'une solitude prolongée. Pourtant, de sortir peu, même plus pour travailler ; de nous hasarder, masqués, contraints assez de considérer l'autre comme une menace pour nous en vouloir sinon écarter du moins protéger, nous entrave à ce point que le moindre geste, la moindre rencontre nous est désormais anxiété, méfiance ; déplaisir. Comme on le dirait d'une âme engourdie. Nous ne tenons au monde que par ce fil ténu, si ténu, qui nous lie à lui, l'impatient mais si inconstant désir de l'autre, de tel ou tel objet dans le monde, la frénésie de l'emprise; l'obsession de la maîtrise … en réalité la crainte d'être broyé ; ce fil si grêle que parfois il se réduit à n'être qu'esquive de la souffrance. Nous ne consentons à la démesure que par crainte de n'être pas assez.

Que cède ce fil, sitôt nous cessons d'habiter le monde. Or il manque si souvent de céder. Sans bruit, qui plus est ; par inadvertance.

Ce versant, oui, c'est encore celui de notre insolente légèreté.

Il m'arrive de songer que nos rites, étouffants d'imitations et de répétitions, ne sont que simagrées pour nous empeser toujours plus gravement et nous maintenir au monde. Il serait flatteur d'imaginer que ce fût en poète que nous habitions le monde. Mais ce n'est pas un poème que nous entonnons ; une comédie tout au plus où, piètres clowns, nous contrefaisons chutes, maladresses, échecs et paroles trébuchantes avec une répétition qui n'a depuis longtemps plus rien de comique, si elle l'eût jamais. L'ironie veut que cette lourdeur, presque vulgaire, soit pourtannt qui nous sauve ; nous maintienne en ce royaume qui n'est décidément pas le nôtre.

Alors, oui, Heidegger avait raison : ces habitudes, violentes souvent, nous autorisent à faire demeure de notre alentour. Singes à peine savants, vils imitateurs ou échos épuisants, nous couvrons de vacarme et de cris un monde où nous ne savons ni trouver notre place ni nous y tenir.