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Mes madeleines …

Il s'en faut parfois de peu. Dans un documentaire sur Lubitsch, pour illustrer qu'il grandit - et en fut marqué à vie - dans le quartier juif de Berlin où se concentrait alors toute la confection, ces images d'un couturier traçant sur le tissu les contours que lui indiquait le patron.

Ah mais pourquoi donc nomma-t-on patron, ces modèles de papier découpé ? Serait-ce parce qu'à l'instar des saints de l'Eglise il faille les suivre, copier, imiter ? ou que nous dussions leur obéir comme on le ferait pour un père, un commandant, un chef ? Signe peut-être simplement qu'il n'est jamais de radicale innovation ; que celui qui invente, en vérité, ne trouve jamais rien ; retrouve seulement, quitte à l'adapter légèrement, ce qui fut autrefois et par d'autres conçu. Rien de nouveau sous le soleil, dirait-on. Rien ne ressemble plus à la liberté que l'obéissance contrefaite.

De revoir ce petit pavé carré, cette craie qui est l'outil par excellence du tailleur, me remontèrent comme par bouffées les images de ma grand-mère concevant ses patrons et découpant le tissu selon les marques ainsi tracées.

Ce geste , fin, précis, tenant le petit pavé traçant les contours à venir d'une pièce de vêtement, oui, c'était exactement le sien comme si, en ce métier, rien n'était jamais laissé au hasard.

 

Ce furent là toutes mes vacances d'enfance auprès de ce grand-père qu'une santé fragile avait mis à la retraite précocement et d'une grand-mère que j'ai toujours entendue travailler, penchée sur sa machine à coudre et parfois sur cette table à l'écart où précisément elle taillait les pièces de vêtements. Couturière à domicile, elle le fut jusqu'à ce que ses yeux le lui refusèrent à près de 90 ans. Elle s'était constitué une clientèle de grandes bourgeoises, autant juives que protestantes - mais pas catholiques je ne sus jamais pourquoi - pour qui elle ajustait les grandes toilettes qu'elles s'étaient achetées à Paris, clientèle qu'elle gardera jusqu'au bout, mais qui vieillissant avec elle, s'amenuisa en même temps.

Ce furent ici aussi tous les petits bruits qui ponctuèrent ces vacances où je dus bien m'ennuyer un peu tant tout chez eux, en particulier l'absence de jouets, respirait la poussière et l'engourdissement d'un espace déserté depuis longtemps par les enfants et l'espérance. Cette génération qui venait de connaître deux guerres successives n'était pas bâtie pour le bonheur et fut plutôt éduquée à la souffrance et à la vague espérance d'un mieux, céleste tout au plus. Le ronronnement régulier et de plus en plus rapide de la machine à coudre, le glissement feutré, presque imperceptible des ciseaux épousant la ligne tracée par la craie. Elle ne chantait pas ; parlait peu ; tout au plus l'entendait-on gourmander mon grand-père chez qui peu trouvait grâce à ses yeux et notamment pas les relents pouacres d'une pipe à quoi il s'accrocha comme on le ferait d'un ultime plaisir. Toute petite femme - elle atteignit malaisément son mètre cinquante - nerveuse, agitée, boule de nerfs comme on disait parfois - je me souviens encore de la voir dévaler les escaliers à toute allure et se précipiter à presque courir et me faire difficulté à la suivre quand soudainement elle se rendait compte que lui manquaient fil ou aiguille ou que sais-je encore qu'elle irait chercher frénétiquement à la mercerie rue des frères juste avant sa fermeture - ce qui était d'autant plus étonnant qu'elle avait été sa vie durant femme fragile, malingre et malade. La vieillesse lui allait à merveille qui la consolait de ses déboires de mère et ses désillusions de femme. Couple on ne peut plus mal assorti dont on devine avec le recul tout ce qui les sépara mais si médiocrement ce qui avait pu autrefois les réunir : le devoir, la pitié, les convenances ? en tout cas pas l'amour. Enfant évidemment je n'en perçus rien et m'amusais au contraire de ces sempiternelles invectives où j'imaginais jeux orchestrés pour nous amuser mon frère et moi. Lui, seul à en désespérer, qui jamais ne se fit pardonner ses frasques d'antan, trouva havre dans les vapeurs de tabac et d'alcool et les remugles si troubles des winstub … et quelques plaisirs à nous raconter d'invraisemblables histoires qui nous enchantaient et aidaient à nous endormir. Je le soupçonne de n'avoir su qu'à de très rares exceptions - la résistance en fut une - saisir la réalité autrement que sous l'aune de la fuite ou de rêves troubles. C'en fit un être malheureux et résigné mais un grand-père délicieux, souvent facétieux quand il s'agissait d'agacer sa femme, mais toujours surprenant. Elle, raidie de devoirs et de dégoûts, retrouva un peu le sourire en devenant grand-mère et nourrit ainsi à l'endroit de mon frère un dévouement qui ne se démentit jamais, dévouement qu'elle n'avait pas même réservé à ses filles. Avec son propre père, mon frère fut sans doute le seul homme qu'elle aimât jamais. La couture n'était pas seulement un gagne-pain ; je la soupçonne d'avoir été son refuge à elle. A quoi pensait-elle en ces longues heures penchée sur sa machine ? Comment savoir ? Tout au contraire de la frivolité, obsédée par l'ouvrage bien mené, grevée de frustrations diverses, rigide de tous ces devoirs à respecter, je m'amuse de l'ironie que la vie lui infligea de se préoccuper ainsi finalement surtout de la bagatelle et de la légèreté bourgeoise. Je me sais l'être longtemps attardé sur le rebord de la fenêtre, juste à côté d'elle, à regarder, ou à rêvasser. A m'ennuyer.

Je n'oserai dire que je méditais, ce serait bien présomptueux. Me fascinaient alors les trolleybus de la ligne Ceinture qui se succédaient à intervalle si régulier que je dus bien alors y pressentir ce que le cycle pouvait receler de vacuité, d'attente et de renoncement. Ici encore, j'y songe seulement à l'instant, cet étrange télescopage d'entre la ligne et l'orbe : cette ligne 10, aujourd'hui encore, est circulaire qui de la gare centrale, se dirigeait vers Finkwiller, longeait les quais jusqu'à la place Brant avant de revenir vers la gare par l'avenue des Vosges et les deux boulevards des présidents Poincaré et Wilson. Et ceci dans les deux sens. Superbe ingéniosité qui faisait ces véhicules s'entêter à n'aller … nulle part. Je crois bien que je tentais alors de mesurer de combien de temps ces trolleys avaient besoin pour faire le grand tour : sans le savoir je cherchais à mesurer moi aussi la grande année, ignorant que rien en fait jamais ne parvient tout à fait à revenir au même, quoiqu'on le craigne ou espère. Elle et moi, l'un à côté de l'autre, nous ignorant presque, en silence en tout cas, nous réunissions sans le savoir, la geste la plus archaïque de l'humain qui, besogneusement, avec une obstination exemplaire, traque la répétition, et donc le lien. Tisserand et couturier ne peuvent innocemment se consacrer au tissu sans consentir au plus intime du lien, du texte ; du λόγος. Moi, à ma fenêtre, entre rêve et réalité, à la recherche d'un ordre, d'un sens ; m'efforçant de comprendre, je me racontais sans le savoir la même histoire, écrivais le même texte que j'aimerais tant retrouver ici.

Parfois, chaque dimanche, mais aux périodes de fêtes, Noël et Pâques aussi , qu'invariablement nous passions à Strasbourg, je scrutais, en file oblongue cette fois, cette cohorte de femmes et d'hommes en noir, de gravité maussade empesés, s'empressant avec lenteur inquiétante vers Saint Guillaume où ils s'engouffraient moins en silence qu'en un sournois chuintement. Autre univers d'où j'étais exclu, évidemment. Comme si, fatalité inscrite au plus creux de mon âme, je devais demeurer simple observateur ou que, exclu à jamais derrière une fenêtre, je dusse, comme n'importe quel étranger, me satisfaire de seulement regarder et n'ambitionner jamais de participer au bruissement ordinaire. Cette sensation d'être séparé à jamais derrière une vitre, je la sais provenir de très loin : d'un traumatisme ? pas forcément ; d'une expérience douloureuse comme un échec, peut-être ; d'un regard insignifiant ou d'une parole mécomprise sans doute ; mais enfouie au plus ancien de mon enfance. Certitude non pas d'être mieux que les autres, sûrement pas ; différent, pas même : exclu, vraiment. Dehors ; séparé. Fut ce ma nature imprévisiblement colérique qui fit mes parents me réserver traitement différent et vouloir ainsi me préserver par crainte d'une blessure plus grande encore ou d'une réaction plus brutale à nouveau ? Mais cette mise à part, non à l'écart mais bien à différence, je la sens encore comme le suintement sourd mais douloureux d'une blessure qui bée encore discrètement.

C'est elle qui d'une même curiosité me fait parfois regarder ces nantis ou célébrités que d'autres admirent, ces importants que d'aucuns respectent ou ce tout Paris qui compte mais dont d'un même tenant, je m'écarte presque spontanément, par réflexe irrésistible ; par certitude de n'en être pas ; par répugnance d'en être ; par crainte de leur ressembler.

Les bouches ne se referment jamais vraiment et les lèvres d'une plaie tardent toujours trop à se rejoindre. S'y résolvent-elles finalement qu'elle en font d'une insidieuse cicatrice payer le prix.

Je le connais bien cet interstice maintenu : c'est la distance insupportable entre la pensée et l'acte. C'est l'impossibilité simultanément de penser et d'agir. C'est la contrainte implacablement imposée de suspendre son geste si, par prudence, honnêteté voire scrupule, on voulait en vérifier une dernière fois la validité, la légitimité ; la justesse. C'est la fatalité absurde mais irréfragable qui nous fait, par cohérence avec notre projet ou volonté, suspendre toute réflexion, pensée, doute au moment où nous agissons.

Qui pense se condamne à l'impuissance ; qui agit, à la sottise. Le premier aux quolibets du second. Le second au mépris du premier. Pantin désarticulé, je peine encore à rassembler ces deux pans de l'être me sentant insatisfait de l'un et incapable de l'autre ; un peu comme ces deux moitiés d'humanité que Zeus était supposé avoir tranchées.

Car la principale caractéristique de la pensée est d'interrompre toute action, toute activité normale, quelle qu'elle soit. Qu'importent les théories erronées des deux mondes, elles proviennent d'authentiques expériences. Parce qu'il est vrai qu'au moment même où nous commençons de penser à un sujet, quel qu'il soit, nous arrêtons toute activité, et, inversement, une quelconque activité interrompt le processus de pensée; c'est comme si nous nous déplacions dans un monde différent. Faire et vivre, au sens le plus général de inter homines esse, « être parmi les hommes» -l'équivalent latin d'être en vie -, empêchent sans nul doute la pensée. Comme dit Valéry : « Tantôt je suis, tantôt je pense. » H Arendt Considérations morales p 34

J'ignore, je n'ai en tout cas jamais su d'entre les deux bornes choisir, s'il faut ainsi préférer l'impuissance à la bêtise, le risque des préjugé et fanatisme à la certitude de l'étrangeté folle et solitaire : mon père s'inquiéta de me voir embrasser des sentiers intellectuels où il craignit plus de labyrinthe que de voies royales et ma grand-père, je le sais aujourd'hui, désappris d'essayer de me comprendre et de m'aimer à m'entendre ainsi aspirer à ce qui pour elle demeurait trahison et afféterie de bourgeois. Les deux eurent tort. Je ne m'y perdis pas ; mais n'en réussis pas pour autant la synthèse. Le pouvoir m'aura longtemps fasciné sans pour autant incliner à jamais l'exercer … pardi ! on ne s'intéresse pas inopinément au politique. J'en déteste les illusions ; j'en exècre les excès. La pensée, certes, m'occupe encore et bâtit mes jours imperturbablement mais on n'en vient jamais à bout et si la réussite y est vaine ambition, la douleur de la souffrance y bruisse inlassablement.

J'y mesure pourquoi les grecs d'abord entendirent infini comme malédiction de l'inachevé ; j'y expérimente ce destin de l'humain qu'il va bien falloir aimer nonobstant.

Demeurer petit, amputé, faible et tremblant, à l'écart maintenu de l'éclosion de l'être.