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Tourner en rond

Je l'ai souvent photographié ce manège qui fait face à la tour. Oh ce n'est pas tant qu'il ait rien d'exceptionnel. Il se métamorphose seulement en un insolite oxymore dès lors que désormais tout alentour est déserté. Il m'a seulement fait songer à celui croqué par Doisneau dans le Paris des années 50, ou cet autre d'Izis à la même période. Quoiqu'un lieu réservé à la joie des enfants mais où enfants comme joie étaient absents, avaient fui ou s'étaient enfuis, m'aura toujours laissé goût d'angoisse.

Est-ce parce que je me souviens qu'ήθος signifie d'abord lieu de vie, habitude, espace réservé aux animaux pour les dresser (étables, écuries, pâturages) terme pas si éloigné que cela de l'italien maneggiare (contrôler, manier, avoir en main) d'où nous tirons autant manège que management ? A chaque fois cette idée de contention, de contrainte, de force exercée … fût ce sous l'aune trompeuse de la douceur. Oxymore dis-je. L'enfant s'aventure comme si ce mouvement, qui lui fait bien un peu peur, l'éloignait de ses parents mais quoi il ne s'écarte pas vraiment ; tourne seulement en rond. Comme ces tout petits qui esquissant leurs premiers pas avancent devant eux avec gourmandise avant très vite de se réfugier dans les jambes de leurs mères : ici comme ailleurs l'aller ne vaut que pour le retour. Il n'est pas de bravade qui ne mérite consolation. Est-il entreprise que nous fomentions, projet que nous mitonnions qui, à la fin, ne nous ramènerait point à nous-mêmes. Je sais bien la ligne droite ressembler jusqu'au désespoir aux délires virils de puissance, d'emprise pour ne pas effrayer comme si toujours de l'avant marcher suffisait à donner sens ; de trop épouser la raideur des armes la ligne fascine la roide raison et fait trembler la main qui se tend.

Mais je me trompe peut-être. Le cercle peut lui aussi être figure de pouvoir puisque d'enfermement. Faire le tour de la question ou encercler sont identiques facéties d'épistémologue et de militaire ; d'action brute et de pensée éthérée. Selon que l'on soit à l'intérieur ou à l'extérieur, la perspective semble différer. Voire … Les romains valent bien leurs voisins à qui ils viennent de subtiliser épouses et filles et avec qui demain ils feront la paix - pour aller combattre ailleurs. Alexandre et Diogène se valent bien en leur symétrique antagonisme d'admiration et mépris entremêlé. Et ces adultes qui demain escaladeront la tour pour le paysage mais l'illusion aussi de dominer ne diffèrent pas tant qu'on pourrait l'imaginer de leurs enfants qu'en bas ils laissent tourner en rond. Tous cherchent en cet élan ascendant ou de cette ritournelle un peu obsessionnelle à s'amuser, à oublier.

Oui je me trompe : cercle et ligne enclenchent la même absurdité. Nous avons cru inventer le progrès, l'avancée et l'escalade en rompant la ballade du temps. Las, à la fin, tout s'effondre au même. Nous demeurons les mêmes aussi vaniteux ; identiquement vains. Le poids le plus lourd disait Nietzsche. Ce n'est pas tant que l'orbe fût une maladresse de la ligne ou cette dernière la fatalité de la courbure ; c'est bien plutôt qu'à l'instar du désordre et de l'ordre, elles enchevêtrent comme une pliure de l'être.

Je suis peut-être comme ces enfants - qui finiront bien par revenir - ivres d'impatiences mais si insoucieux de rien saisir. L'absurdité ne m'inquiète pas ; bien moins en tout cas que l'obsession de la performance et l'ambition de marcher devant. Que m'importe de n'arriver à rien si, au moins, le refrain que j'entonne n’abasourdit personne.

Peut-être est-ce à nous de conférer sens à ce qui n'en a pas ; ceci est vraisemblablement tout aussi vain. L'esprit souffle et les si fragiles traces de pas laissées dans le sable s'envolent comme en un tourbillon.

L'inutile, l'insensé, l'absurde me reposent de ce capharnaüm enivrant où les certitudes des uns le disputent aux directives des autres ; les projets des troisièmes aux intérêts de tous. L'œuvre parfois a sa chance, trouvée dans ces pliures de l'être.