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Se projeter

C'était un de ces matins où, le long des berges à quoi me réduisent les consignes du confinement, je marchais un peu las de ces perspectives cent fois arpentées depuis ce printemps, lorsque dépassé par deux jeunes femmes faisant leur jogging - mais comment parviennent-elles à courir, s’essouffler et parler nonobstant - je surpris le propos de l'une qui commentant l'attente des annonces à venir du Président concernant la sortie du confinement, ponctua ses espérances d'un péremptoire il faut bien que les gens puissent se projeter.

La remarque est de bon sens si l'on veut dire que nous supportons les épreuves actuelles avec, non pas l'espoir mais, l'idée d'en sortir bientôt - ce dont les fêtes de fin d'années augurent à merveille.

Expression usuelle désormais qui a pris la place d'avoir des projets. Comme si espérance et imagination d'un futur proche rassurant ou simplement désirable n'étaient pas suffisamment roboratives et qu'il fallût être soi-même le sujet en même temps que l'objet de cette lancée, de cet élan ; que notre être s'y engageât totalement ou qu'on y entreprît de s'exfiltrer par ce biais d'un quotidien trop glauque. L'espoir y ressemblerait presque au saut d'un désespéré des hauteurs d'une falaise.

Je sais bien que réside ici le propre de l'humain, dans cette capacité de substituer au réel qui l'étouffe et l'écrase, une réalité rêvée ou désirée qui lui convînt mieux. Cette capacité à prendre du recul pour dire non, à faire de ses désirs une réalité est l'une des facettes bien mystérieuses au demeurant de l'homme qui justifie sa constante inquiétude où son chemin puise sa dynamique mais aussi s'étourdit de faiblesse.

Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Pascal

Malheur peut-être ; bonheur tout aussi bien ! voici bonne et traditionnelle controverse de philosophe qui, à la recherche de sagesse et de réalisation du sujet privilégie la pensée, l'introspection, le retrait. La librairie de Montaigne n'est jamais très loin des propos de Pascal.

Mais il est mille et une manière de se retirer du monde ; de le nier. Qu'en nostalgie des déserts antiques où même l'Agneau se retira provisoirement, qu'en imitation des grottes sombres et sales des anachorètes dont nous ne saurons jamais s'il faut les prendre pour des fous ou des précurseurs,nous cherchions loin du brouhaha à nous retrouver nous-mêmes ou Dieu, ou bien au contraire qu'en admiration des apôtres nous nous mettions en chemin pour porter l'exemple ou la parole, nous nous piquions de bâtir cathédrales et bâtir dès ici la cité de Dieu, toujours nous cherchons à substituer au monde une réalité plus lumineuse, plus vraie. Qu'à l'extrême inverse, nous tâchions de gravir toutes les marches de la puissance et de la reconnaissance, que même par générosité nous nous efforcions de bouleverser les fondations de la cité pour qu'elle soit enfin au service de tous, jusqu'aux plus humbles, encore et toujours nous récusons l'ici et maintenant.

Et quand bien même nous trébucherions en l'une ou l'autre de ces voies, nous resterait encore de nous projeter dans l'avenir … quitte à nous en offrir quelques parenthèses prémonitoires sous la forme de ces fêtes outrancières et baroques comme Caillois l'avait eu compris.

Décidément c'est bien Pascal qui en a la clé : Nous ne tenons jamais au temps présent

En réalité ni par le temps ni par l'espace nous ne tenons au réel. Je veux bien admettre que nos projets ne soient que des rêves ou des sublimations ; je vois surtout que toujours entre nous et le réel nous mettons des images, des mots, des théories ou des mises en scène.

Homo demens suggérait autrefois Morin, plutôt que sapiens … Ceci sans doute parce que cela.

Exister nous est blessure que bien peu parvient à panser : sans doute l'œuvre seulement.

Retour à l'imagination.