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L'intempestif, l'entre-deux ; l'intrus

Pour un peu, on l'aurait oublié lui qui, élu très tôt, répugna longtemps à disparaître. J'ai failli écrire qu'il était le seul survivant de cette époque. Me ravisant de justesse, constatant que J Carter était encore vivant ainsi que Kissinger …

Je n'aurais de lui sans doute rien écrit - des dossiers, manifestement préparés de longue date, nourrirent assez la presse ces derniers jours, n'étaient ces remarques faites qui me rappellent que si son élection marqua mes 20 ans, elle est plutôt autour de moi un vague souvenir d'enfance ou, pire encore pour certains, une leçon pas nécessairement passionnante, de cours d'histoire de Terminale.

Il ne fait pas bon vieillir trop longtemps … oui celui-ci, à force de s'accrocher au bastingage avait fini par être intempestif. Il accompagne la Ve République dès le début : il est Secrétaire d'Etat aux finances dès le gouvernement Debré et y restera - avec le titre de Ministre jusqu'en 65. Y reviendra dès 69 pour le demeurer durant toute la présidence Pompidou et ce jusqu'en 1974 et sa propre élection à la suite de la mort de ce dernier.

Etonnant personnage dont on n'eut de cesse de vanter l'incontestable intelligence et l'apparemment irrésistible réussite qui vit pourtant son parcours stoppé net non seulement par sa défaite de 81 mais en réalité par le conflit qui l'opposa dès 76 à Chirac qui mina très vite son mandat. Il crut longtemps à un retour possible en reprenant la conquête ordinaire du département, d'un siège à l'Assemblée. Mais contrairement à Poincaré, il ne revint jamais. Sa défaite aura été fatale : il ne la comprit jamais ; ne l'admit jamais.

Avec le recul, il se révèle avoir assuré la transition entre une épopée gaulliste dont Pompidou s'efforça vainement de prolonger la magie et l'avènement, au bout de 23 ans, de la gauche au pouvoir que son score somme toute étriqué de 74 laissait entrevoir ; transition aussi entre ces Trente Glorieuses finissantes où l'industrialisation forcenée faisait figure de politique sans alternative et une postmodernité désastreuse qui, en tout cas, n'honora aucune de ses promesses. Transition entre une France arc-boutée sur ses traditions et une jeunesse d'autant plus gourmande et turbulente que nombreuse : des débuts prometteurs (lois sur l'avortement ; vote à 18 ans ; élargissement des prérogatives du Conseil constitutionnel ; fin de l'ORTF) mais une fin lénifiante et boursouflée de certitudes à l'image de R Barre son second et dernier Premier Ministre.

Grande leçon de l'histoire : il ne doit être ni plaisant ni glorieux d'être le passe-plats d'entre un monstre sacré qu'on sait être hors normes quoique déjà d’une autre époque et un manœuvrier florentin prompt à confondre la moindre caricature. On n'est jeune peu de temps finalement : il l'était encore assez pour se donner allure réformiste ; ne le sera bientôt plus assez pour ne pas contrefaire le monarque déchu. Grande leçon du politique : on ne demeure pas bien longtemps dans le vent de l'Histoire : c'est ici moins leçon de l'ingratitude des peuples que de la complexité des événements qui s'imbriquent souvent sans logique apparente mais avec implacable nécessité pourtant que certains sentent mais si fugacement.

Un autre monde, assurément ; mais pas une autre classe. Celui qui fit croire à sa simplicité au point de s'inviter à la table du petit peuple, finit avec la morgue de l'élite bafouée par un échec à ses yeux injuste. Premier d'une longue lignée d'énarques, de cette clique de grands bourgeois - et parfois même petits - que le formatage de l'école et les réflexes idéologiques adouberont. Passer par ici fera de vous, invariablement un serviteur de l’État ou des grands intérêts privées, et parfois successivement des deux -, mais vous garantit en tout cas une place en cette élite qu'on nomme désormais premiers de cordée. Ceux-là ne s'embarrassent même plus de leurs attaches idéologiques : ils n'ont de religion que leur réussite et places à préserver. souvenons-nous de Jouyet !

Les nantis savent d'entre eux se reconnaître … celui-ci s'était d'emblée éloigné sans même s'en rendre compte. Sa longévité blessée n'aura même pas suffi à en écorner l'orgueil.

Au fond il laisse derrière lui le charme suranné d'un vieux souvenir ! D'avoir été ex trop longtemps, il laisse la même émotion embarrassée que celle suscitée un conjoint longtemps après la séparation : les aspérités, anicroches et oppositions qui firent s'en éloigner sont désormais émoussés et les animosités tellement distendues que ne demeure, insistant, que le brouillard rance qui nous le fit regarder autrefois avec intérêt. La presse joue à l'envi du kaléidoscope des verres à moitié pleins ou vides : il est malséant de parler mal d'un disparu !

Ce n'est finalement pas ceci que je retiens : l’inanité plutôt du pouvoir … Car enfin que reste-t-il de tout cela un demi-siècle plus tard. C'est truisme douloureux de le rappeler, sans conteste. Pas inutile pour autant.

Quelle drôle d'idée que de vouloir poser sa marque sur le temps ! Toujours c'est lui qui l'emporte et les morsures qu'il inflige.