Il y a 100 ans ....

Jaurès
Débat autour de la loi de séparation
21 avril 1905

Je ne voudrais pas me donner un air d'outrecuidance en résumant en une formule trop simple le génie de l'histoire même de notre pays; mais je crois pouvoir dire historiquement ceci : la France n'est pas schismatique, elle est révolutionnaire. (Très bien! très bien! à l'extrême gauche.)

Tantôt elle marche avec Rome, comme au temps lointain où les barbares francs se faisaient, contre les autres barbares imprégnés de la grande conception de l'arianisme, les serviteurs et les exécuteurs de la pensée de l'évéque de Rome; et quand notre pays échappe aux prises de Rome, quand il se dresse contre elle, il ne se refuse point à demi; il ne se réfugie pas dans l'incertitude des compromis. ( ... )

C'est parce que notre génie français avait cette merveilleuse audace d'espérance et d'affirmation dans la pensée iibre, qu'il s'est réservé devant la Réforme afin de se conserver tout entier pour la Révolution. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche, à gauche et sur divers bancs.)

Et c'est l'histoire, et c'est le sens de toute la politique religieuse de la Révolution. D'où est née la constitution civile? Oui, pour une part, de préoccupations où sectaires -j'emploie le mot dans un sens qui n'a rien de désobligeant -où schismatiques, protestants, jansénistes s'imaginaient que par la constitution civile ils allaient prendre leur revanche de la papauté, d'un catholicisme centraliste et oppresseur.

Mais ce n'était là, messieurs, qu'un élément secondaire de la pensée qui a inspiré la Révolution même; dans la constitution civile du clergé, la pensée dominante c'était celle de ce Robespierre qu'on a souvent cité à cette tribune, qui a eu cette heureuse fortune libre, d'avoir, durant tout ce débat de la séparation, une sorte de revanche du 9 thermidor par les témoignages de sympathie que nos adversaires lui prodiguaient. (Applaudissements et rires à l'extrême gauche et à gauche.)

Eh bien! messieurs, sa pensée, ce n'était pas de créer un schisme, ce n'était pas de ramener aux proportions ou du jansénisme ou même du protestantisme le vaste mouvement de la pensée révolutionnaire: il croyait qu'il pourrait sans secousse absorber peu à peu tout le christianisme dans la Révolution; il croyait que par la mise en oeuvre du suffrage universel appelé à élire les prêtres et par le contact permanent de ces prêtres avec le pays révolutionnaire, les prêtres ne deviendraient peu à peu que des prédicateurs de morale, atténuant progressivement le dogme, comme le faisait ce vicaire savoyard de Jean-Jacques, le maître de Robespierre. Et il s'imaginait qu'un jour du haut de l'autel, devant les citoyens assemblés, le prêtre dirait aux fidèles: « Maintenant l'heure des symboles et des voiles est passée, nous sommes tous au même titre respectueux du fils de Marie -ainsi qu'ill'appelait -mais nous sommes surtout les fils de la libre Révolution et c'est pür 10 culte de l'humanité fraternelle que nous allons remplacer le culte du passé

Voilà ce qui se cachait au fond de la constitution civile. (Mouvements divers.) L'expérience a démontré la chimère de ce rêve; elle a obligé en effet la Révolution à entrer directement en lutte avec l'Église, avec toute l'Église, aussi bien l'Église constitutionnelle que l'Église réfractaire. Ainsi toute notre histoire proteste contre je ne sais quelle tentation de substituer les compromis incertains et tâtonnants du schisme à la marche délibérée de l'esprit vers la pleine lumière, la pleine science et l'entière raison.

C'est sans équivoque, c'est sans ambiguïté, c'est en respectant dans la limite même de leur fonctionnement les principes d'organisation des Églises, qui ne deviennent plus qu'un des éléments de la liberté civile générale, et c'est en dressant contre ces Églises la grande association des hommes travaillant au culte nouveau de la justice sociale et de l'humanité renouvelée, c'est par là et non pas par des schismes incertains que vous ferez progresser ce pays conformément à son génie.

Voilà pourquoi l'oeuvre que la commission nous soumet, oeuvre de liberté, oeuvre de loyauté, oeuvre hardie dans son fond, mais qui ne cache aucun piège, qui ne dissimule aucune arrière-pensée, est conforme au véritable génie de la France républicaine.