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Ombres et lumières

Evacuation d'un camp de réfugiés Saint Denis Corentin Fohlen

 

C'est une des photos que retient Depardon avec ce commentaire.

Incroyable photo, d'une rare beauté ; d'un inépuisable mystère. Il peut y avoir loin de la chose à sa représentation : illustration supplémentaire qu'on peut ériger le sordide en sublime. Ce n'était sans doute pas l'intention du photographe qui croyait couvrir simplement l'évacuation de ces deux mille migrants réfugiés non loin du Stade de France sous le viaduc autoroutier.

Parfois, disais-je, l'image vous échappe. Cette image qu'on dit si pauvre et si fallacieuse qu'on en refuse même l'usage parfois, cette image oui, subrepticement cesse de seulement recopier le réel et d'entre les silences, les ombres et les hommes, laisse monter comme un cantique millénaire qui en dirait plus sur nous et la misère que nous répandons que mille in-octavo poussiéreux oubliés dans une antique bibliothèque.

Deux choses retiennent d'abord l'attention : l'imposant viaduc autoroutier qui dans sa courbure même occupe, non, écrase plutôt tout l'espace de la photo. Aérien en sa lourdeur même, appuyé sur ce seul portant, roide et froid, qu'un homme semble vouloir égayer de quelques tags. Et, ici, tout à l'avant, ce feu qui offre la seule couleur chaude de la photo, autour de quoi s'affairent quelques hommes masqués - ainsi qu'il se doit, même en ces lieux pourtant insalubres. Oui, sans doute, il y a du mystère là-dessous. Mais n'est-ce pas silence universel que celui d'hommes se rassemblant pour prier autour de la flamme de l'agneau qu'on immole ou de la lueur perçue là-bas à l'horizon ?

Je ne connais pas, avec le geste du tisserand, d'acte plus troublant que celui d'hommes et de femmes se rassemblant autour du feu. Il fut bien une période, mais il paraît que ce sont des mythes, où un dieu aussi impérial que jaloux, voulut disputer aux hommes l'art du feu par sanction de leur duplicité, par incapacité à leur trouver place dans le monde. Prométhée à ses risques, s'ingénia à le leur redonner. Le feu n'est pas que de technique, non plus que de seule identité. Il est, aux confins de la démesure et de l'humilité, à la seconde où s'entremêlent destruction et vie, aux extrêmes du temps comme à l'intime de la souffrance, le manoir - céleste ou abyssal - où l'on veille et prie.

Tout a l'air ici figé. Et tous. Rien ne l'est pourtant. Tout plombé de silence. Bruissent pourtant dans la nuit, les pleurs d'enfants effrayés, les larmes de femmes désespérés ; les colères des hommes impuissants. Tous s'affairent sans se regarder ; sans même plus se voir sans doute. Misère et froid minent la solidité des âmes et brisent la communion des hommes.

A quels mystères sacrifient-ils, ceux-ci là devant ? A quelle espérance se réchauffent-ils ?

Le pire n'est pas que la photo soit belle. L'abominable est qu'elle ressemble à un tableau.

Et nous voici spectateurs admiratifs d'une sordidité que nous avons nous-mêmes suscitée mais à quoi nous nous entêtons à demeurer étrangers.

Rares sont les œuvres qui nous rejettent ainsi : c'est bien pourtant un univers parallèle qui se donne à voir ici qui ne nous regarde pas plus que nous ne le regardons.

Le plus grand silence est ici : quand l'humain cède le pas et détourne le regard.

Ce peut être d'une grande beauté. Glaciale.