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Photographier autrement

 

Pour cette question posée à Depardon quand il rejoignit l'agence Magnum : Est-ce que Raymond a déjà fait des photos au coin de la rue ?

Pourquoi est-ce important ? Il n'est pas faux que le confinement eût placé le photographe - qu'il soit professionnel ou amateur - devant un double défi : représenter le néant. Mais aissi l'anodin ; non pas le non-sens car l'absurde n'est jamais qu'une signification qui fuit ou vous échappe. Non plus que le futile, mais le bénin : ce qui est ou porte à la vienveillance.

Incroyable supériorité des mots, à cet égard, capables de désigner, avec les mêmes règles et de même manière, ce qui est et ce qui n'est pas ; de la métaphysique propre à l'ériger en une controverse infinie - pourquoi y a-t-il de l'être plutôt que du néant ; de Parménide assez intrépide pour faire ainsi la philosophie s'y débuter et lui interdire, ce faisant, de jamais s'achever avec cette obscure évidence : l'être est ; le non-être n'est pas. Sans doute est-ce le miracle de la pensée de savoir ainsi embrasser d'un même tenant ce qui constitue notre expérience et ce qu'il n'est donné à personne de saisir : l'absolu, la mort ; Dieu, l'infini. Peut-être commençons-nous même à penser avec la conscience de la mort et sommes-nous les seuls à entendre la colère des cieux où d'autres n'eussent perçu que le bruissement du vent dans les feuillages fragiles de l'automne.

Je ne dis pas penser, je dis seulement désigner.

Mais montrer le rien … Non pas le désordre qui est déjà quelque chose ; non pas le tohu-bohu qui est déjà le premier écho de l'être ; non pas le vide qu'on peut imaginer sous la forme d'un contenant inutile puisqu'il ne renfermerait … rien. Qui le peut ? Qui le voudrait seulement ?

De la bouteille à moitié vide ou pleine, le sens commun déduit optimisme ou pessimisme ; j'y lis plutôt le lien, nécessaire, omniprésent, qui fait l'intérieur n'avoir de sens qu'au regard de l'extérieur, la nuit qu'au regard du jour et l'ombre de la lumière ; l'êtreenfin de ce qui n'est pas. Celui qui trace le sillon à la fois sépare et réunit et la bouteille n'est vide que d'avoir été emplie ou de l'être bientôt.

Du λόγος

S'il n'est rien à recueillir, à rassembler ni relier, alors commence l'impensable. Je ne dis pas l'impossible. Nous avons déjà peine à concevoir le divin mais imaginer Dieu, avant toute création, seul donc, radicalement, non décidément … impossible. Dieu [a] peur du silence, Lui aussi. (Wiesel) Boucle étrange qui fait l'un et l'autre s'entre-créer. Il n'est de divin que face à ce qui ne l'est pas ; la nature est peut-être belle mais elle ne le sait pas affirmait Alain. Que ce soit l'être, ou l'idée seulement du vide, qu'importe, il faut bien un observateur à l'extérieur pour le repérer ; il faut bien une relation. Hegel n'a rien compris : ce n'est pas enchevêtrement dialectique où l'opposition des termes accoucherait d'une situation inédite. Non ce ressemblerait plutôt à ce cercle pas même vicieux, à ce cycle assurément pas infernal ; à ce retour où le même éternellement se faufile ; à cet étrange ordonnancement où chacun produit l'autre.

Chez Bosch c'est ce minuscule personnage qui se tient assis, un livre à la main. Même si l'univers apparaît sous la forme d'une sphère fermée sur elle-même, même si l'ensemble grisé paraît s'estomper à mesure qu'on tente de le saisir, il ne tient, ne se maintient que par le regard extérieur et cette sentence qui consacre la puissance créatrice par la coalescence intime entre mots et choses :

« Ipse dixit et facta sunt » ; « Ipse mandavit et creata sunt »

Mais à l'inverse quue serait-il d'autre qu'un vieillard assis tenant un livre s'il n'avait prononcé la formule inaugurale ; si ne se tenait en face lui cette sphère étonnante ?

L'observateur en photo, le créateur donc c'est le photographe : celui qui tient l'objectif. Selon le point de focalisation il est totalement à l'extérieur ou visé par ce qui est montré … on le sait ; ce qui vaut pour la photo comme pour un récit.

Voilà qui justifie les propos de Depardon : le créateur, c'est le regard. Sans lui, rien. Je comprends enfin pourquoi on nomme son appareil l'objectif.

C'est pour ceci qu'est à la fois si étrange et si belle la photo de cet homme à vélo traversant la place de la Concorde. Le rapport est établi entre l'immensité de la place, vide, et l'équilibre fragile du cycliste levant le poing. L'une confère sens à l'autre. Foisonnent les photos qui, durant le confinement, donnent à voir un Paris désert. Les plus émouvantes, assurément, sont celles où un homme au moins est présent ou dont sa présence au moins est suggérée.

Il n'est de vérité que d'une perspective ; d'un point de vue. A tout prendre, la réalité en tant qu'objet n'existe sans doute pas. Il n'est d'objet que pour un sujet même si ce dernier a besoin de l'altérité radicale de l'autre et du monde pour se poser, s'imposer ; se définir. Oui, définitivement ils se construisent l'un l'autre.

Il est bien ici le double défi : le rien en même temps que l'absence de liens.

Je comprends mieux encore pourquoi on nomma humaniste ce courant photographique qui réunit Brassaï, Willy Ronis, Robert Doisneau, Izis et Boubat. Oh rien ne nouveau sous le soleil controversé des arts : entre réalisme symbolisme et surréalisme, matérialisme et idéalisme nos histoires oscillent avec la régularité désespérante d'un métronome comme si d'entre Palatin et Aventin, l'Histoire dût bégayer … faute que rien jamais ne fût discernable. D'entre les deux et les infinies nuances qui les relient, d'entre notre souci de vérité et notre souhait de n'être jamais écrasé par elle, nos regards hésitent et se perdent ; parfois s'imaginent trouver.

Ne pas y considérer le sens de l'histoire ; sûrement non. Les battements de cœur seulement scandant les écueils de notre sensibilité.

De ceci se comprend l'injonction à photographier autrement. Que Depardon comprend même si ceci l'aura eu agacé autrefois, énervé écrit-il. Ce n'est pas la gravité d'un événement, l’amoncellement de cadavres ou les ruines entassées, l'élection d'un grand de ce monde, ou la foule immense rassemblée pour protester contre quelque injustice ou actes terroristes insupportables qui en font un instant décisif. Ni la beauté de la photo.

C'est, petit détail parfois, ou lueur qui emplit la scène, cette auréole d'humanité où nous reconnaître.

On ne communie pas avec les choses. Non plus qu'avec les idées.

L'œuvre débute en l'anfractuosité étroite de cette communion.

Photographier l'anodin, qui n'est pas le néant ; qui n'est pas l'évidement