M Serres Rome
I . BOITE NOIRE : La multiplicité piétinée

 

Un dieu est un vrai joker. Plus il est dieu et plus il est joker. Voyez Jupiter : il se fait cygne, il est taureau, il est cette pluie d'or qui bat le seuil de Danaé. Totalement substituable est le divin, totalement vicariant, totalement vicaire et victime. Vu d'ici, Jupiter est taureau, de là, il est cygne ; perçu des portes de la fille Danaé, il est pluie d'or abondante et large. Jupiter est le géométral des substitutions, il est l'ichnographie du monstrueux. Le dieu n'est pas un monstre, il est tous les monstres possibles, il somme les scénographies de monstres. Il est, ainsi, un élément blanc, blanc comme la somme des couleurs. Et c'est pourquoi un récit mythique a si souvent toutes valeurs, il met en jeu des jokers ou éléments blancs. Et c'est pourquoi il surplombe toujours l'ensemble des explications, toutes linéaires et analytiques, toutes inclinées. Le mythe comprend l'histoire, nulle histoire n'explique le mythe. L'histoire est une suite analytique issue, comme les boeufs, de la boîte noire à éléments blancs. L'Iliade est une séquence possible des jeux infinis des dieux olympiques, l'histoire de Rome s'ensuit de la légende, légende en effet, non pas mythe, puisque Hercule y est le seul joker divin. La légende est un mythe légèrement incliné. Je veux dire un géométral légèrement scénographié. Je veux dire un compas légèrement calé. Il incline vers l'aval, il descend une petite pente.

Nous ne sommes plus très loin des origines. La boîte noire est boîte de Pandore, tout peut en sortir. Le mythe est riche de tout le substituable, la légende en comprend beaucoup. Ainsi Tite-Live, romain, est-il plus près de l'histoire qu'Homère, hellène, mais pas beaucoup plus près. Qui peut se flatter d'en être voisin?

Le Parasite, pp. 207-219, théorie du joker.

Une première digression, je vous prie. Le mythe accompli, disant le divin, mêle des éléments blancs. Il dessine un géométral au moyen de jokers. Il obtient alors tous les sens, il est une somme, il est, si j'ose le mot, pansémique. N'importe quel sens de l'histoire est donc déjà compris par lui. Théorème : nous pourrons toujours comprendre l'histoire au moyen des théologies.

L'argent et l'or, le papier-monnaie sont des équivalents généraux. Une somme, une somme d'argent est un élément blanc. Vous pouvez, avec elle, obtenir un taureau, un lac de cygnes, faire couler une pluie d'or du côté des propylées de Danaé, tenter, paraît-il, les dieux mêmes. Un récit raconté au moyen de tels jokers est, à nouveau, un géométral. N'importe quel sens de n'importe quelle histoire est donc déjà compris par lui. Théorème : nous pourrons toujours comprendre l'histoire au moyen de l'économie. Conclusion : économie et théologie sont des explications équivalentes de l'histoire. Equivalentes : je veux dire omnivalentes. Nous sacrifierons, dans le même temple, à Jupiter et à Qui- . r1nus. Or, le géométral est obtenu par la substitution, par l'ensemble des substitutions victimaires. L'omnivalence est obtenue par la violence. Nous sacrifierons, sur le même autel, à Jupiter, à Mars, à Quirinus. La théologie, la violence et l'économie sont sur la même ligne, ou plutôt, elles occupent le même espace, je veux dire : tout l'espace.

Une deuxième digression, la dernière. A la fin de la Théodicée, Leibniz fait un peu d'histoire romaine. Sextus Tarquin se plaint de sa destinée. Le prince qui finit le livre de la fondation est dans la grande pyramide des possibles. Le grand sacrificateur est conduit vers l'origine ; ébloui jusqu'au malaise, il contemple sous la pointe de la pyramide, où réside le réel, l'immense base des possibles, substituables, combinés. Il contemple romans et légendes, il contemple, divinement, le mythe. Ce que Leibniz appelle entendement divin, puits, stock, réservoir global des mondes possibles est là, simplement miniaturisé dans le cartouche légendaire. Le grand sacrificateur remonte aux lieux des premiers rois, il remonte la série des traces jusqu'à l'antre noir, boeuf après boeuf, roi après roi, il en vient à la prairie où Romulus fut précédé d'Hercule. Il voit Sextus Tarquin chassé, tué à Gabies dont il fut le maître, qui voulut être roi de Rome, qui voulut que l'histoire prît un autre sens ; il revient donc au puits des sens, au capital, au chef, à la source, à la pyramide.

Leibniz dessine, il schématise le récit. Le livre de l'histoire est bien la pyramide leibnizienne : la base géométrale de l'une est la légende étrange de l'autre.

Rome se fonde sur la légende comme la pyramide sur sa base et le réel sur le possible. Je ne vois plus la différence entre les deux récits, la légende d'histoire et le conte de philosophie.

Dans la pointe réelle, Sextus Tarquin meurt, sans substitution possible. Comme Cacus. Comme Remus. Comme Turnus. Et ainsi de suite.

Tu es boeuf, tu vas être volé, tu vas être tiré par la queue, et tu finiras tes jours sacrifié à !'Autel Maxime. Tu es boeuf et tu es pâtre, tu es le mauvais pâtre Cacus, voleur, tricheur, débusqué par le policier, assommé par la massue d'Hercule, victime, innocenté par ton appel, et par l'arrivée des autres bergers. Tu es boeuf, tu es pâtre, bon et mauvais, voleur et sacrifié, lyncheur et secourable. Tu es roi, savant, écrivain, tu es un homme bon, le premier homme de l'histoire écrite, tu mens, tu as vu un costaud meurtrier dans la violence horrible des pâtres, tu as eu peur, et tu as salué dieu un reître vulgaire. Tu es boeuf, tu es le berger, bon et mauvais, tu es le roi, mauvais mais bon, tu es un dieu, voleur volé, brutal et meurtrier, mais tout à coup victime au beau milieu des bergers agités. Tu es bête, tu es homme, tu es roi et tu es berger, tu es savant et ignorant, bon et mauvais, tu es tout, et tu passes à toutes les places. Il y a en toi le géométral des sites possibles. L'inexpiable noeud de toutes les valeurs. Tu es tout ceci à la fois, moi aussi et nous tous. Et le possible est le présent pur avant que le temps n'en fasse une chaîne.

Mais le boeuf meurt sur l'autel, égorgé, mais Cacus meurt sous la massue, évanoui, mais Hercule, au milieu des pâtres, va mourir, peut-être le roi le salue-t-il dieu pour sauver sa tête. Comme Remus ne l'a pas fait. Le boeuf n'est pas roi, le pâtre n'est pas dieu, mais tous peuvent être victimes. La victime est l'élément de substitution. L'élément neutre. L'élément blanc, celui qui peut porter chacune des valeurs.

La boîte noire est pleine d'éléments blancs.

Ainsi le mythe est algébrique.

j'usite blanc dans le sens qu'il prend dans les jeux et dans la lumière. Blanche est la somme des couleurs, elle se décompose par le spectre de l'arc-en-ciel. Ainsi le jeton blanc peut s'arrêter à toutes les valeurs. Tu es bête, pâtre, roi et dieu, tu es blanc ; tu es bon et mauvais, voleur et volé, assassin et assassiné, tu es blanc ; tu es victime, substitut ou substitué, tu es blanc.

Quand tu n'es pas blanc, une détermination apparaît, une marque ou un signe. La détermination est négative, si tu es roi, ici et maintenant, tu n'es pas boeuf, ni pâtre, ni héros. L'indétermination est positive. Le blanc, c'est l'indéterminé, le sous-déterminé limite, le tout du positif. Tu es blanc, oui, oui, oui, tu es tous les mondes possibles. Leibniz fait visiter les mondes possibles dans une pyramide, la pyramide est le feu, le feu, la lumière blanche. Au commencement est la boîte noire, la méconnaissance, notre zéro d'information.

Au commencement est le blanc, tous les mondes possibles. Au commencement est la victime, cette relation de substitution, et ce mort, entre nous.

Tite-Live est aux origines, il écrit, de la bonne main, le livre des fondations. Avant Rome est Albe morte, blanche vierge sacrifiée.

Laissons le troupeau paître l'herbe épaisse. Les boeufs vont et viennent, ils errent et divaguent, nombreux. Le boustrophédon est sottement dualiste, les bons sont bons et les mauvais mauvais, ou bien, les mauvais sont les bons, et les bons sont mauvais. Dans ce cas simple et brut la philosophie, renard devant l'antre, est critique, elle est juge ; ou elle est post-critique, c'est-à-dire militaire ou policière. Le prétoire et le combat requièrent deux parties. La philosophie du soupçon joue au détective. Les boeufs, allant dans l'herbe douce, laissent sous les sabots une courbe compliquée, toute pliée sur soi, comme une protéine, impliquée, dupliquée, repliquée, traversée, croisée, striée, mélangée, bariolée, tigrée, zébrée, damassée, moirée, chargée comme un écu ou comme un labyrinthe, multipliée. Devant une telle multiplicité, le renard policier ne nous sert guère, ni le soupçon, ni le duel.

Voici la multiplicité striée, voisine ici de l'Albula blanc, dédifférencié.

Une question, une inquiétude, un rêve : et si la boussole, vrai géométral, ou rose des vents, posée là, était, non seulement passive, mais active : si elle était un gouvernail ? Si la légende était une machine à recopier indéfiniment la légende? Hercule tue Cacus, Romulus tue Remus ... et Brutus tue César ... cauchemar. Rêve : si la légende contenait une instance productive, une force herculéenne, une instance de replication, l'imprimante des sabots des boeufs, et une instance de contrôle, je veux dire le roi-écrivain, Evandre, qui juge qui est dieu et qui est assassin ? Si la légende était une machine à géométral indexant automatiquement toute l'histoire à suivre ? Et si toute l'histoire, mécaniquement, follement, répétait la légende, légèrement inclinée dans un sens? Je rêve, bien sûr, je ne fais que rêver. Si cette horreur abominable, ce fleuve long de sang et de larmes, avait été programmée, au milieu du cartouche, dans cet atroce automate autoreproducteur ? Et si j'étais, au contraire, lucide, et si c'était cela, notre cauchemar? Et si c'était cela, notre illusion d'histoire ? Et si nous avions - Noël ! - la liberté de recaler le gouvernail, de changer de cap, sur la rose de légende, si nous pouvions récrire un programme, un autre temps dans un tout autre sens, renaissance ?.