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Du pouvoir : délices, délires et divagations

Ce n'est assurément pas la première fois que j'effleure le sujet sans jamais expliciter pourquoi, s'il m'intéresse, surtout il m'effraie. Il m'est arrivé d'exercer quelques responsabilités - joli mot que l'on utilise pour camoufler celui de pouvoir - et n'ai pas détesté cela. Mais me suis détesté de l'aimer tant me revint comme écho acrimonieux la sarcastique rengaine ah bon toi aussi ? … Elle sonnait comme un reproche. Pis, une blessure.

D'où me vient cette certitude que le pouvoir corrompt : non pas au sens de quelque avantage goulûment accaparé ou de captations subrepticement ourdies ou bien encore de rétributions abusives ; non la glissade est plus subtile et bien moins vulgaire encore qui corrompt l'âme soudain se boursouflant et toisant alentour non avec mépris mais compassion déjà, habituée qu'elle est désormais d'être devant ou au-dessus, comme individus encore estimables parfois, mais si petits, agréables encore un peu mais tellement peu utiles. Le piège est dans la tournure aimable et flatteuse qui vous fait encore croire agir en faveur de l'autre, en toute générosité quand on a déjà versé dans la justification orgueilleuse de soi.

C'est que la corruption est inclination bien plus ample que ce que l'usage actuel y désigne : elle est rupture du lien. Pas seulement négligence qui est indolence à laisser se déliter les relations et distendre les liens. Non elle est rupture à l'instar du fil de la rivière qui semble briser le bâton qu'on y fiche. Brisure du lien avec qui vous confia mission et vous fait subitement oublier que l'on n'agit jamais qu'au nom de quelque chose ou quelqu'un ; dissolution du lien avec l'objectif que l'on déclare poursuivre érigeant incontinent les moyens mis en œuvre en fins en soi ; déchirure aux replis les plus intimes de l'âme entre soi, ses principes et cet exercice du pouvoir qui paraît subitement ne plus obéir qu'à d'invraisemblables règles qu'il se sera édictées dans le plus arbitraire de ses penchants.

Cette corruption commence quand, incontinent, l'on se met à penser que ce qu'on fait, l'on est seul à pouvoir le faire ou, en tout cas, aussi bien. Quand on s'érige en providence. Quand ses propres désirs, voire même sa propre volonté se représentent comme un absolu irréfragable. Peut-on garder les pieds sur terre ; n'avoir pas la tête qui enfle à force d'être au centre de tout, d'être celui à qui l'on adresse et quémande en toute circonstance ; d'être - regardons notre triste protocole - qui s'avance toujours quelques pas en avant de ses sbires. Cette corruption commence quand on cesse de savoir distinguer d'entre sa petite personne et la place que l'on occupe.

Les signes en sont multiples : une concertation qui s'évide insidieusement pour n'être plus qu'acides simagrées ; un impérieux besoin de se mêler de tout et de ne plus savoir rien déléguer - qui est autre forme non de confiance mais de suffisance. Avec l'épuisement corrélatif qui vous fait insensiblement reprocher aux subalternes de n'être pas à la hauteur puisqu'il faut les suppléer ; incessamment. La totipotence se paie toujours : d'épuisement ou de ridicule. A la fin, la baudruche éclate ; toujours. A la fin, tout ébaudi de sa grandeur, le mandataire oublie ses mandants ou les tient pour quantité insignifiante. A la fin, lâche sa proie. Il ne s'en peut aller autrement. Les monarques oublient très vite qu'ils ne doivent leur couronne qu'à Dieu et au consentement silencieux des peuples. Regardez-le : le soleil bien vite l'oublie. Quand ils sont sages - un peu - ils s'accommodent d'un fou qui le nargue, toise et ridiculise - autant qu'il le peut.

Toutes les expressions populaires conjuguent toutes les formes de la démesure : avoir les chevilles qui enflent ; la tête qui gonfle au point de ne plus passer la porte ; se pousser du col ; péter plus haut que son cul … Toutes disent ce moment étrange où le potentat s'imagine cause première et entreprend d'occuper la première place ; la seule. Les statues sont faites pour cela ; les tours aussi - qui se piquent de tutoyer les étoiles juste avant de s'effondrer. Où les dieux, vigilants, savent le maintenir à juste distance.

Il n'est rien, décidément, qui ne brûle plus les mains que le pouvoir car lui aussi est feu. En tout être de pouvoir, je soupçonne un convalescent ou un futur convalescent Je devine bien l'entrelacs d'angoisse et de désirs qui poussent à jeter pierre à la rivière pour faire ronds dans l'eau qui seront autant d'attestation de soi et de sa puissance : voici chose pensée depuis longtemps et qui, à la suite de Hegel, aura pu faire croire que notre rapport à l'autre comme au monde fût de nature dialectique. Il ne l'est pas. Il ne peut l'être dans ce jeu à somme non nulle où la seule issue est je te nie ou tu me nies. Où, à la fin, tout le monde perd et s'éparpille.

Il y a bien un moment où le hiérarque rend l'âme, ou les armes ; où subitement il n'est plus rien, ou pas plus que les autres : je sais l'évidement que ceci suscite comme si, gant oublié dans votre figure, l'on s'affairait à vous punir d'avoir été, et infligeait l'offense de vous rappeler que l'on ne vous aura honoré que pour votre position, certainement pas pour votre propre être. Honneurs, déférences, égards ou services ne vous sont jamais rendus mais à ce corps qui n'est pas vôtre et dont on vous défera bientôt. Vaste comédie - ou tragédie - bien connue pourtant après quoi tant courent nonobstant espérant sans doute y cueillir prébende d'une légitimité incertaine.

Les anciens crurent en atténuer les effets délétères en limitant la durée d'exercice du pouvoir ; d'autres en doublant la place d'un sosie qui invariablement vous surveillerait ; d'autres encore en imaginant contre-pouvoirs. Toutes solutions logiques ; pertinentes ; vaines.

Ç'aura été oublier que le pouvoir conféré n'est jamais que pis-aller. Qu'il s'agisse de la grande politique ou de la petite responsabilité, elles demeurent ensemble la preuve que les choses ne se règlent pas d'elles-mêmes et que les hommes sont incapables de se gouverner eux-mêmes. Mauvais, grevés de péchés originel et rongés de culpabilité ou plus simplement affaiblis de ces passions extravagantes qui nous égarent autant que déshonorent ; ou encore serviteurs indolents d'une raison de toute manière limités, nous avons besoin de maîtres, nous dit-on, de chefs, nous impose-t-on ; de managers nous répète-t-on en ritournelle. Parce qu'il en est ainsi et ne peut en aller autrement comme on dit quand on ne sait plus arguer autrement.

Je ne suis pas plus anarchiste que cela mais n'aime pas plus que de rigueur ces fondements qui se prennent pour des principes quand il ne sont que dresseurs d'âmes qu'il feront bien vite tourner en rond - ce qui est le sens à la fois d'éthique et de management.

J'entends bien le verbe dresser mais ne le tolère que lorsqu'il élève ; certainement pas quand il se pique de faire courber l'échine.

Je le sais aujourd'hui : nul ne résiste longtemps à la tentation de l'œdème. Je pourrais sarcastiquement attendre que l'amphibien méthodiquement à la fin n'éclate, que le corvidé ne lâche sa proie ou que le potentat ne subisse révolution de palais. Tous au temps de leur splendeur en appelaient au nouveau monde, tous très vite s'embarrassèrent moins de le faire advenir que de perpétuer leur posture.

Il est rarement grandeur à la table des puissants et on le sait, il ne saurait être de grand homme pour un valet de chambre. Nous ne devrions jamais oublier que ce pouvoir que l'on donne ou abandonne n'est ainsi qu'un pis-aller … ce qui veut dire un mal pour en éviter un plus grand encore.

Comment peut-on rêver à ce point d'être un supplétif ? La vacuité de l'évidement ! Le bras armé de l'entêtement.

A ceux qui y touchent et qui ne manqueront pas de s'y rogner les ailes et brûler les mains, à tous ceux qui l'exercent et qui déjà le paient d'une dirimante part d'ombre, j'aimerais pouvoir dire éloignez-vous tant qu'il est encore possible ! Souhaiter au moins qu'à chacun de leur pas, à chacune de leurs décisions, à la moindre de leurs volontés, ils puissent se rappeler leur engagement premier et se dire, perclus de doutes, pourquoi au fond, ceci que je veux et impose ?

Car je sais que s'ils le faisaient, inévitablement ils partiraient d'un gigantesque éclat de rire et de cette ombre légère qui rosit les joues - de honte, de confusion ; de gêne.

Car rien n'est plus juste que l'humain dont à chaque pas ils s'éloignent, sans le savoir, sans le vouloir mais inexorablement.

Non décidément, s'éloigner ! tonitruant ou discrètement ! mais s'éloigner …

Car enfin, pourquoi écouterait-on encore un vieux barbon ?