Bloc-Notes 2018
index précédent suivant

Accueil ->bloc-notes->2015

- >2016

-> 2017

Tutoyer les étoiles …

Dans la salle des pas perdus, les ministres et les diplomates circulaient, gravement discutant, l'œil compétent, convaincus de l'importance de leurs fugaces affaires de fourmilières tôt dispa­rues, convaincus aussi de leur propre importance, avec profon­ deur échangeant d'inutiles vues, comiquement solennels et imposants, suivis de leurs hémorroïdes, soudain souriants et aimables. Gracieusetés commandées par des rapports de force, sourires postiches, cordialités et plis cruels aux commissures, ambitions enrobées de noblesse, calculs et manœuvres, flatteries et méfiances, complicités et trames de ces agonisants de demain.
A Cohen, Belle du Seigneur

Des textes égratignant les puissants, tançant les ambitions vaines ou croquant les mille et un petits travers de ceux qui se piquent de compter dans le monde, assurément la littérature en est pleine jusqu'à saturation tant le sujet est universel. On pourrait au reste les classer presque en deux catégories : ceux ridiculisant les impétrants vaniteux ; ceux, plus acerbes encore, déminant la valeur même de leur objet : le pouvoir.

J'ai toujours été fasciné par ce dilemme incroyable qui rongeen même temps que façonne l'humain : il n'est pas d'humanité qui vaille - ou persiste - qui ne dise non, ne tente de bouleverser le réel pour y poser sa marque ; pourtant, à l'inverse, le pouvoir ainsi créé demeure toujours le plus grand danger, ce qui ronge, pervertit et détourne du chemin. Comme si, nos devenirs n'étaient que d'incessants louvoiements entre ces deux pièges qui menacent et minent. Il n'est rien de plus noble que le rêve d'une cité qui laisserait à l'homme l'espace de s'épanouir ; mais bientôt de plus laid sitôt que le politique s'en empare ; rien de plus légitime que l'effort qui se ménage métier, revenus propres à asseoir une vie correcte ; rien de plus odieux que ces castes jalouses de leurs prérogatives, ces élites ivres de suffisance. Partout que des rapports de force, des ambitions que rien ne vient contrarier, ni les scrupules ni la bonté d'âme. Le schéma demeure toujours le même : la morgue n'y est jamais autant cruelle que la position tenue est médiocre. Il ne fait jamais bon être petit parmi les grands : le mépris y est plus cruel encore. La ruse des dominants a aussi peu de limites que d'imagination : elle se servira de la naissance, de l'entregent, du mérite ou de la connaissance pour gravir les échelons. Chevalier d'industrie ou notable ; intellectuel s'il le faut mais médecin sonne plus chic : partout les mêmes coteries, les mêmes jalousies ; les mêmes vachardes et piégeuses humiliations.

Se peut-il être de noble ambition qui à la fin ne se souille ? Peut-on naître au monde sans à la fin s'empeser ?

Le jour tombait, il n'y avait plus qu'un crépuscule qui agaçait les nerfs ; il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d'un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras et contempla les nuages. Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s'attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses : — À nous deux maintenant ! Il revint à pied rue d'Artois, et alla dîner chez madame de Nucingen.
Honoré de Balzac, Le Père Goriot,

En quels détours va parfois se nicher cette persévérance dans l'être ? Comment ne pas voir que tout en nous est irruption : notre naissance, d'abord, qui pour naturelle qu'elle semble paraître, n'est autre que l'inopiné télescopage entre désir, bienséance et angoisse qui pourtant, pour prévisible qu'elle soit, bouleverse définitivement l'existence de ceux qui nous portèrent sur les fonds baptismaux ; notre enfance dont toute l'éducation avoue qu'elle est une expulsion à venir comme s'il n'était d'autre voie, sitôt advenu, que de partir, sitôt au monde que de s'en conquérir un second.

C'est par ici que l'humain, signe sa présence : non tant d'être sempiternel insatisfait que d'être sempiternel errant, en route toujours pour d'autres contrées ; jamais chez lui nulle part. Nous n'avons le culte de la terre que pour la quitter toujours, le souci des racines que pour ne nous en satisfaire jamais. Eternels expulsés.

Nos rêves de grandeur nous portent parfois loin ; jamais très haut ! C'est bien ainsi qu'il faut entendre le récit de Babel :

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. 
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. 
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. 
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. 
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté. 
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres. 
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville. 
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.
Gn 11

Curieux récit que celui de ce dieu jaloux de ses prérogatives et divisant l'humanité pour mieux régner ! Attitude très humaine, bien peu divine, laissant envisager surtout qu'avec quelque habileté, elle pût devenir son égale. C'était déjà, ne l'oublions pas, le même argument qui fut avancé pour sanctionner la désobéissance originelle :

L'Éternel Dieu dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement. Gn, 3.22

Il est évidemment interprétation plus féconde que celle de ce tyranneau de village tenant en respect de potentiels rivaux ! S'il est, effectivement, quelque trait commun à la tradition hébraïque et à la culture grecque, ce sont bien ces deux-là :

Tous les commentateurs, dont Rachi, ont lu, dans cette tour, un défi lancé à dieu et sans doute l'est-elle bien aussi ; mais, après tout, tenter de se réunir pour ne pas se disperser ou se donner asile pour affronter les périls relève pourtant plus de la défense que de l'attaque. C'est de là, sans doute, que vient ce vieux précepte - confinant à la sagesse populaire mais justement aux antipodes de la morale bourgeoise - qui prescrit de ne pas désirer trop, ni de viser trop haut, ni même épouser hors de sa condition : les bergères séduites par les princes, soit ! mais les épousant, sûrement non hors les contes de fées.

Jésus dit donc aux douze : Voulez-vous, tous aussi, vous en aller ?
Jn; 6, 67

C'est donc ailleurs qu'il faut chercher même si l'on peut trouver, dans ces quelques versets, l'une des origines de la mauvaise réputation à la fois de la ville et de la culture. Que ce soit par des techniques ou des connaissances, toute avancée de l'homme dans la maîtrise de son existence ou dans la compréhension du monde, tout apparaît effectivement comme un acte de guerre ; un empiétement. Comme si l'humain n'avait d'autre destin que de demeurer attaché à cette terre dont il porte le nom - ce qui est pourtant l'inverse exact du message biblique ; ou qu'il ne fût pas d'autre voie que celle prescrite par dieu et que fût inexorablement une impasse celle que l'homme parviendrait à se tracer. Les Lumières trouvèrent dans la religion un ennemi prédestiné. Un peu de philosophie pour habiller la théologie, soit ! Mais point trop ! Descartes avec Copernic franchirent déjà les lignes ! Seul Pascal aura su à la fois rester libre, affronter la sottise ambiante tout en restant humble - et fidèle : c'est bien pour cela que Mauriac l'aima tant !!!

C'est donc bien dans la catabole, dans ce qui, d'en haut, est jeté, dans cette logique de fondation où se joue toute morale qu'il faut chercher : une logique qui dit à la fois que le chemin est barré qui mène vers le haut et qu'il n'est donc pas d'ascension qui vaille sinon prudente, mesurée … et spirituelle ; mais aussi que la dispersion - et ainsi la différence - est la norme de l'être et non pas sa sanction, que l'ordre pur est mortifère et le désordre, la marche de l'histoire.

Or ce qui, d'en haut, est offert, qu'on l'appelle foi, alliance, confiance, contrat, qu'importe c'est toujours le même mot, qu'on l'entende au sens premier comme le don suprême de l’Être absolu ou simplement comme un symbole, ce qui par là se fonde et tait presque aussitôt, ce qui meut nos membres gourds sans même que nous nous en apercevions, est cette certitude reçue ou forgée, qu'il est pour chacun de nous une place - oh pas bien grande mais une place quand même - qu'il est un sens à notre présence - oh difficile à décrypter et tellement emberlificoté de circonlocutions vaniteuses, mais un sens quand même à quoi nous accrocher et à enrichir - une grâce offerte - oh qu'il faudra bien disputer sans cesse à la pesanteur mais qui au loin luira comme une indispensable espérance.

Agir en dépit de tout et sans rien en attendre ! Plutôt offrir qu'escompter les prébendes toujours trop affriolantes.

La malignité n'est pas dans les choses, non plus que la bonté ; mais dans la main qui les saisit.

Tout s'en déduit de notre double naissance : être au monde, être du monde, pour un temps mais n'y pas rester. Tenter d'être mieux que ce qu'on est sans pour autant céder à l'hybris. Chemin étroit entre ces deux écueils que sont la paresse d'être et l'orgueil ; entre la nécessité de nier ce qui est pour lui vouloir substituer mieux et néanmoins éviter de jamais détruire.

Rien de trop ! Comment prévoir l'outrepassement ? Comme si exister n'était déjà ligne franchir !

Que l'humain, d'être conscient, ne soit pas seulement du monde mais aussi devant le monde, ceci nous le savons depuis Hegel. Ce que nous comprenons ici c'est qu'il est, irrémédiablement, étranger à ce monde et que c'est déjà s'y perdre que de s'y sentir trop chez soi. Il n'est pas de havre ; ne saurait y avoir d'asile ; et l'union même, la ville si aisément se retournent et deviennent des pièges. Que c'est se mettre en danger - et les autres - que de s'y vouloir attarder et s'en servir comme promontoire de sa propre gloire.

Non on ne tutoie jamais les étoiles ! elles s'éloignent et c'est heureux, à l'infime mesure où nous nous en approchons. Nous demeurons loin de tout ; à inimaginable distance de l'être. Sommes-nous pour autant seuls ? Le soupir d'angoisse que parfois nous laissons filer, le cri d'effroi que nous arrache la défaillance quand aux soirées fatidiques nous affrontons nos échecs, nos bassesses ou seulement notre insignifiance, traduisent à leur maladroite manière que nous ne nous y résolvons jamais tout à fait.

Nous ne sommes peut-être jamais sortis du débat entre Platon et Aristote et ce d'autant moins qu'il prit place dans une Grèce déjà en train de se déliter. C'est le même - Platon - qui nous enseigna qu'il n'était de philosophie que d'éviter l'éblouissement et de se poster avec art, prudence et patience devant l'éclosion de l'être mais qui d'un même tenant rêva d'établir la dictature politique de la pensée. Celui-ci, quoiqu'il prétendît, ne resta pas longtemps contemplatif devant le réel et en voulut cueillir tout le suc. C'est le même Aristote qui se fit vocation de transmettre au point d'être le premier a avoir fait œuvre encyclopédique mais qui fut précepteur d'Alexandre.

Il y a entre philosophie et pouvoir une collision, une collusion, une complicité trouble qu'on ne déchirera point de sitôt. Ou ce qu'Arendt nomme une tension.

Mais, de cette tension, ne surtout pas usurper les termes. En réalité, le politique, en tant que recherche de puissance, n'est qu'une des formes de notre démesure ; la quête de fortune matérielle ou de succès industriel et commerçant n'en est que l'autre- presque identique - où soif de commander, plaisir du pouvoir, désir d'être admiré occupent toute la place. Remarquons bien, notre démesure ne vise que les choses ! Jamais ou rarement les êtres. Argent, pouvoir et femmes souvent présentés ensemble comme un triptyque infernal ! mais c'est une erreur ! Ceux-là qui succombent se servent des femmes comme truchement de leurs manigances mais ne les considèrent ni ne les aiment. Don Juan, le seul peut-être ! Mais c'est un mythe et un scandale !

Assurément nous faudrait-il ériger le rapport aux femmes et le souci qu'on leur accorde comme aune de la mesure, comme critère d'une démesure menaçant toujours de pointer.

Est-ce pour ceci ? Rares sont les êtres capables d'un même tenant de nourrir leur vie intime et de mener à bien leur métiers, ambitions ou simplement désirs. D'ordinaire l'un cède à l'autre, parce que nous ne savons décidément pas conjuguer extérieur et intérieur.

Quel tribut. ce cénacle bruyant et vulgaire a-t-il accepté de payer ?