Textes

Portraits

 

Saint Simon

Portrait du duc de Vendôme

Il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte ; un visage fort noble et l’air haut, de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole, beaucoup d’esprit naturel, qu’il n’avait jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d’une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée ; beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et, sous une apparente incurie, un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre ; surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices ; à l’abri du faible du Roi pour sa naissance ; poli par art, mais avec un choix et une mesure, avare, insolent à l’excès dès qu’il crut le pouvoir oser impunément, et, en même temps, familier et populaire avec le commun par une affectation qui voilait sa vanité et le faisait aimer du vulgaire ; au fond, l’orgueil même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. A mesure que son rang s’éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu’à l’entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu’à se rendre inutile toute espèce d’avis, et se rendre inaccessible qu’à un nombre très petit de familiers, et à ses valets. La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pût approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver.

Portrait de Fénelon

Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier, quand on ne l'aurait vue qu'une seule fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder.

Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attra­per la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassem­blait. Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure com­pagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi­ même dans toutes ses conversations; avec cela une élo­quence naturelle, douce, fleurie, une politesse insinuante, mais noble et proportionnée, une élocution facile, nette, agréable, un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures; avec cela un homme qui ne voulait jamais avoir plus d'esprit que ceux à qui il parlait, qui se mettait à la portée de cha­cun sans le faire jamais sentir, qui les mettait à l'aise et qui semblait enchanter, de façon qu'on ne pouvait le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver.

 C’est ce talent si rare, et qu'il avait au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l'espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie

 C'est aussi par cette autorité de prophète, qu'il s'était acquis sur les siens, qu'il s'était accoutumé à une domination qui, dans sa douceur, ne voulait point de résistance. Aussi n'aurait-il pas longtemps souffert de compagnon s'il fût revenu à la cour et entré dans le Conseil qui fut toujours son grand but et une fois ancré et hors des besoins des autres, il eût été bien dangereux non seulement de lui résister ; mais de n’être pas toujours pour lui dans la souplesse et l’admiration .

 Retiré dans son diocèse, il y vécut avec la piété et l'application d'un pasteur, avec l'art et la magnificence d'un homme qui n'a renoncé à rien, qui se ménage tout le monde et toutes choses. Jamais homme n'a eu plus que lui la passion de plaire, et au valet autant qu'au maître; jamais homme ne l'a portée plus loin, avec une application plus suivie, plus constante; plus universelle; jamais homme n'y a plus entièrement réussi. Cambray est un lieu de grand abord et de grand passage; rien d'égal à la politesse, au discernement, à l'agrément avec lequel il recevait tout le monde. Dans les premières années on l'évitait; il ne courait après personne; peu à peu les charmes de ses manières lui rapprochèrent un certain gros. A la faveur de cette petite multitude, plusieurs de ceux que la crainte avait écartés, mais qui désiraient aussi de jeter des semences pour d'autres temps, furent bien aise des occasions de passer à Cambray. De l'un à l'autre tous y coururent. A mesure que Mgr le duc de Bourgogne parut figurer, la cour du prélat grossit, et elle en devint une effective aussitôt que son disciple fut devenu Dauphin. Le nombre de gens qu'il avait  accueillis, la quantité de ceux qu'il avait logés chez lui passant par Cambray, les soins qu'il avait pris des malades et des blessés qu’en diverses occasions on avait portés dans sa ville, lui avaient acquis le cœur des troupes. Assidu aux des hôpitaux qui voulait aller à lui, et qu'il suivait comme s'il n'eût point eu d'autres soins à prendre. Il n'était pas moins actif au soulagement corporel: les bouillons, les nourritures, les consolations des dégoûts, souvent encore les remèdes, sortaient en abondance de chez lui, et, dans ce grand nombre, un ordre et un soin que chaque chose fût du meilleur en sa sorte qui ne se peut comprendre. Il présidait aux consultations les plus importantes; aussi est-il incroyable jusqu'à quel point il devint l'idole des gens de guerre, et combien son nom retentit jusqu'au milieu de la cour.

 Ses aumônes, ses visites épiscopales réitérées plusieurs fois l'année, et qui lui firent connaître par lui-même à fonds toutes les parties de son diocèse, la sagesse et la douceur de son gouvernement, ses prédications fréquentes dans la ville et dans les villages, la facilité de son accès, son humanité avec les petits, sa politesse avec les autres, ses grâces naturelles qui rehaussaient le prix de tout ce qu'il disait et faisait, le firent-adorer de son peuple, et les prêtres, dont il se déclarait le père et le frère et qu'il traitait tous ainsi, le portaient tous dans leurs cœurs. Parmi tant d'art et d'ardeur de plaire, et si générale, rien de bas, de commun, d'affecté, de déplacé, toujours en convenance à l'égard de chacun; chez lui abord facile, expédition prompte et désintéressée; un même esprit inspiré par le sien, en tous ceux qui travaillaient sous lui dans ce grand diocèse; jamais de scandale ni rien de violent contre personne; tout en lui et chez lui dans la plus grande décence. Ses matinées se passaient en affaires du diocèse. Comme il avait le génie élevé et pénétrant, qu'il y résidait toujours, qu'il ne se passait point de jour qu'il ne réglât ce qui se présentait, c'était chaque jour une occupation courte et légère. Il recevait après qui le voulait voir, puis  allait dire la messe, et il y était prompt : c'était toujours dans sa chapelle, hors les jours qu'il officiait, ou quelque raison particulière l'engageait à l'aller dire ailleurs. Revenu chez lui, il dînait avec la compagnie, toujours nombreuse, mangeait peu et peu solidement, mais demeurait longtemps à table pour les autres, et les charmait par l'aisance, la variété, le naturel, la gaieté de sa conversation, sans jamais descendre à rien qui ne fût digne et d'un évêque et d'un grand seigneur; sortant de table, il demeurait peu avec la compagnie. Il l'avait accoutumée à vivre chez lui sans contrainte et à n'en pas prendre pour elle. Il entrait dans son cabinet et y travaillait quelques heures, qu'il prolongeait s'il faisait mauvais temps et qu'il n'eût rien à faire hors de chez lui. Au sortir de son cabinet il allait faire des visites ou se promener à pied hors la ville. Il aimait fort cet exercice et l'allongeait volontiers, et, s'il n'y avait personne de ceux qu'il logeait, ou quelque personne distinguée, il prenait quelque grand vicaire et quelque autre ecclésiastique, et s'entretenait avec eux du diocèse, de matières de piété ou de savoir; souvent il y mêlait des parenthèses agréables. Les soirs, il les passait avec ce qui logeait chez lui; soupait avec les principaux de ces passages d'armées quand il en arrivait, et alors sa table était servie comme le matin. Il mangeait encore moins qu'à dîner, et se couchait toujours avant minuit. Quoique sa table fût magnifique et délicate, et que tout chez lui répondit à l'état d'un grand seigneur, il n'y avait rien néanmoins qui ne sentît l'odeur de l'épiscopat et de la règle la plus exacte, parmi la plus honnête et la plus douce liberté. 

 Lui-même était un exemple toujours présent, mais auquel on ne pouvait atteindre; partout un vrai prélat, partout aussi un grand seigneur, partout encore l'auteur de Télémaque. Jamais un mot sur la cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui pût être repris, ni qui sentît le moins du monde bassesse, regrets, flatterie; jamais rien qui pût seulement laisser soupçonner ni ce qu'il avait été, ni ce qu'il pouvait encore être. Parmi tant de grandes parties, un grand ordre dans ses affaires domestiques, et une grande règle dans son diocèse, mais sans petitesse, sans pédanterie, sans avoir jamais importuné personne d'aucun état sur la doctrine. Les jansénistes étaient en paix profonde dans le diocèse de Cambray, et il y en avait grand nombre; ils s'y taisaient, et l'archevêque aussi à leur égard. I1 aurait été à désirer pour lui qu'il eût laissé ceux de dehors dans le même repos; mais il tenait trop intimement aux jésuites et il espérait trop d'eux, pour ne leur pas donner ce qui ne troublait pas le sien. Il était aussi trop attentif à son petit troupeau choisi, dont il était le cœur, l'âme, la vie et l'oracle, pour ne lui pas donner de temps en temps la pâture de quelques ouvrages qui couraient entre leurs mains avec la dernière avidité, et dont les éloges retentissaient. Il fut rudement réfuté par les jansénistes, et il est vrai de plus que le silence en matière de doctrine aurait convenu à l'auteur si solennellement condamné du livre des Maximes des saints; mais l'ambition n'était rien moins que morte; les coups qu'il recevait des réponses des jansénistes lui devenaient de nouveaux mérites auprès de ses amis, et de nouvelles raisons aux jésuites de tout faire et de tout comprendre pour lui procurer le rang et les places d'autorité dans l'Eglise et dans l'Etat. A mesure que les temps orageux s'éloignaient, que ceux de son Dauphin s'approchaient, cette ambition se réveillait fortement, quoique cachée sous une mesure qui certainement lui devait coûter. Le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, n'était plus, ni Godet, évêque de Chartres; la Constitution avait perdu le cardinal de Noailles; le P. Tellier était devenu tout-puissant. Ce confesseur du Roi était totalement à lui ainsi que l'élixir du gouvernement des jésuites, et la Société entière faisait profession de lui être attachée depuis la mort du P. Bourdaloue, du P. Gaillard et de quelques autres principaux, qui lui étaient opposés, qui en retenaient d'autres, et que la politique des supérieurs laissait agir, pour ne pas choquer le Roi ni Mme de Maintenon contre tout le corps; mais ces temps étaient passés, et tout ce formidable corps lui était enfin réuni. Le Roi, en deux ou trois occasions depuis peu, n'avait pu s'empêcher de le louer. Il avait ouvert ses greniers aux troupes dans un temps de cherté et où les munitionnaires étaient à bout, et il s'était bien gardé d'en rien recevoir .quoiqu’il en eût tiré de grosses sommes en le vendant à l’ordinaire. On peut juger que ce service ne demeura pas enfoui, et ce fut aussi ce qui le fit hasarder pour la première fois de nommer son nom au Roi. Le duc  de Chevreuse avait enfin osé l'aller voir, et le recevoir une autrefois à Chaulnes, et on peut juger que ce ne fut pas sans s'être assuré que le Roi le trouvait bon.

 Fénelon, rendu enfin aux plus flatteuses et aux plus hautes espérances, laissa germer cette semence d'elle-même; mais elle ne pût venir à maturité. La mort si peu attendue du Dauphin l'accabla, et celte du duc de Chevreuse, qui ne tarda guère après, aigrit cette profonde plaie; la mort du duc de Beauvilliers la rendit incurable et l'atterra. Ils n'étaient qu'un cœur et qu'une âme, et, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus depuis l'exil, Fénelon le dirigeait de Cambray jusque dans les plus petits détails.

 Malgré sa profonde douleur de la mort du Dauphin, il n'avait pas laissé d'embrasser une planche dans ce naufrage. L'ambition surnageait à tout, se prenait à tout. Son esprit avait toujours plu à M. le duc d'Orléans. M. de Chevreuse avait cultivé et entretenu entre eux l'estime et l'amitié, et j'y avais aussi contribué par attachement pour le duc de Beauvilliers, qui pouvait tout sur moi. Après tant de pertes et d'épreuves les plus dures, ce prélat était encore homme d'espérances; il ne les avait pas mal placées. On a vu les mesures que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers m'avaient engagé de prendre pour lui auprès de ce prince, et qu'elles avaient réussi de façon que les premières places lui étaient destinées, et que je lui en avais fait passer l'assurance par ces deux ducs dont la piété s'intéressait si vivement en lui, et qui étaient persuadés que rien ne pouvait être si utile à l'Eglise, ni si important à l'Etat, que de le placer au timon du gouvernement; mais il était arrêté qu'il n'aurait que des espérances. On a vu que rien ne le pouvait rassurer sur moi, et que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers me l'avouaient. Je ne sais si cette frayeur s'augmenta par leur perte, et s'il crut que, ne les ayant plus pour me tenir, je ne serais plus le même pour lui, avec qui je n'avais jamais eu aucun commerce, trop jeune avant son exil, et sans nulle occasion depuis. Quoiqu'il en soit, sa faible complexion ne put résister à tant de soins et de traverses. La mort du duc de Beauvilliers lui donna le dernier coup. Il se soutint quelque temps par effort de courage ; mais ses forces étaient à bout. Les eaux, ainsi qu'à Tantale, s'étaient trop persévéramment retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu'il croyait y toucher pour y éteindre l'ardeur de sa soif. Il fit un court voyage de visite épiscopale ; il versa dans un endroit dangereux; personne ne fut blessé; mais il vit tout le-péril, et eut dans sa faible machine toute la commotion de cet accident. Il arriva incommodé à Cambray ; la fièvre survint, et les accidents tellement coup sur coup qu'il n'y eut plus de remède; mais sa tête fut toujours libre et saine. Il mourut à Cambray le 7 janvier de cette année, au milieu des regrets intérieurs, et à la porte du comble de ses désirs. Il savait l'état tombant du Roi; il savait ce qui le regardait après lui. Il était déjà consulté du dedans,, et recourtisé du dehors, parce que le goût du soleil levant avait déjà percé. Il était porté par le zèle infatigablement actif de son petit troupeau, devenu la portion d'élite du grand parti de la Constitution par la haine des anciens ennemis de l'archevêque de Cambray, qui ne l'étaient pas moins de la doctrine des jésuites, qu'il s'agissait, de tolérée à grand peine qu'elle avait été depuis son père Molina, de rendre triomphante, maîtresse et unique. Que de puissants motifs de regretter la vie, et que la mort est amère, dans des circonstances si parfaites et si à souhait de tous cotés! Toutefois il n'y parut pas. Soit amour de la réputation, qui fut toujours un objet auquel il donna toute préférence, soit grandeur d'âme, qui méprise enfin ce qu'elle ne peut atteindre, soit dégoût du monde si continuellement trompeur pour lui, et de sa figure qui passe et qui allait lui échapper, soit piété ranimée par un long usage, et ranimée peut-être par ces tristes mais puissantes considérations, il parut insensible à tout ce qu'il quittait, et uniquement occupé de ce qu'il allait trouver, avec une tranquillité, une paix, qui n'excluait que le trouble, et qui embrassait la pénitence, le détachement, le soin unique des choses spirituelles et de son diocèse, enfin une confiance qui ne faisait que surnager à l'humilité et à la crainte. Dans cet état. il écrivit au Roi une lettre sur le spirituel de son diocèse, qui ne disait pas un mot sur lui-même, qui n'avait rien que de touchant et qui ne convint au lit de la mort à un grand évêque. La sienne, à moins de soixante-cinq ans, munie des sacrements de l'Eglise, au milieu des siens et de son clergé, put passer pour une grand leçon à ceux qui survivaient, et pour laisser de grandes espérances de celui qui était appelé. La consternation dans tous les Pays-Bas fut extrême. Il y avait apprivoisé jusqu'aux armées ennemies, qui avaient autant et même plus de soin de conserver ses biens que les nôtres. Leurs généraux et la cour de Bruxelles se piquaient de le combler d'honnêtetés et des plus grandes marques de considération, et les protestants pour le moins autant que les catholiques. Les regrets furent donc sincères et universels dans toute l'étendue des Pays-Bas. Ses amis, sur tous son petit troupeau, tombèrent dans l'abîme de l'affliction la plus amère. A tout prendre, c'était un bel esprit et un grand homme. L'humanité rougit pour lui de Mme Guyon, dans l'admiration de laquelle, vraie ou feinte, il a toujours vécu, sans que ses mœurs aient jamais été le moins du monde soupçonnées, et est mort après en avoir été le martyr, sans qu'il ait été jamais possible de l'en séparer. Malgré la fausseté notoire de toutes ses prophéties, elle fut toujours le centre où tout aboutit dans ce petit troupeau, et l'oracle suivant lequel Fénelon vécut et conduisit les autres. Si je me suis un peu étendu sur ce personnage, la singularité de ses talents, de sa vie, de ses diverses fortunes, la figure et le bruit qu'il a fait dans le monde, m'ont entraîné, persuadé aussi que je ne devais pas moins au feu duc de Beauvilliers pour un ami et un maître qui lui fut si cher, et pour montrer que ce n'était pas merveilles qu'il en fût aussi enchanté, lui qui avec sa candeur n'y vit jamais que la piété la plus sublime, et qui n'y soupçonna pas même l'ambition. Tout était si exactement compassé chez Monsieur de Cambray qu'il mourut sans devoir un sou et sans nul argent.  

Mme de Maintenon

C'était une femme de beaucoup d'esprit, que les meilleures compagnies, où elle avait d'abord été soufferte, et dont bientôt elle fit le plaisir, avaient fort polie et ornée de la science du monde, et que la galanterie avait achevé de tourner au plus agréable. Ses divers états l'avaient rendue flatteuse, insinuante, complaisante, cherchant toujours à plaire. Le besoin de l'intrigue, toutes celles qu'elle avait vues, en plus d'un genre, et de beaucoup desquelles elle avait été, tant pour elle-même que pour en servir d'autres, l'y avaient formée, et lui en avaient donné le goût, l'habitude et toutes les adresses. Une grâce incomparable à tout, un air d'aisance, et toutefois de retenue et de respect, qui par sa longue bassesse lui était devenu naturel, aidaient merveilleusement ses talents, avec un langage doux, juste, en bons termes, et naturellement éloquent et court. Son beau temps, car elle avait trois ou quatre ans plus que le roi, avait été celui des belles conversations, de la belle galanterie, en un mot de ce qu'on appelait les ruelles; lui en avait tellement donné l'esprit, qu'elle en retint toujours le goût et la plus forte teinture. Le précieux et le guindé ajouté à l'air de ce temps-là, qui en tenait un peu, s'était augmenté par le vernis de l'importance, et s'accrut depuis par celui de la dévotion, qui devint le caractère principal, et qui fit semblant d'absorber tout le reste. Il lui était capital pour se maintenir où il l'avait portée, et ne le fut pas moins pour gouverner. Ce dernier point était son être; tout le reste y fut sacrifié sans réserve. La droiture et la franchise étaient trop difficiles à accorder avec une telle vue, et avec une telle fortune ensuite, pour imaginer qu'elle en retînt plus que la parure. Elle n'était pas aussi tellement fausse que ce fût son véritable goût, mais la nécessité lui en avait de longue main donné l'habitude, et sa légèreté naturelle la faisait paraître au double de fausseté plus qu'elle n'en avait. Elle n'avait de suite en rien que par contrainte et par force. Son goût était de voltiger en connaissances et en amis comme en amusements, excepté quelques amis fidèles de l'ancien temps dont on a parlé, sur qui elle ne varia point, et quelques nouveaux des derniers temps qui lui étaient devenus nécessaires. À l'égard des amusements, elle ne les put guère varier depuis qu'elle se vit reine. Son inégalité tomba en plein sur le solide, et fit par là de grands maux. Aisément engouée, elle l'était à l'excès; aussi facilement déprise, elle se dégoûtait de même, et l'un et l'autre très souvent sans cause ni raison. L'abjection et la détresse où elle avait si longtemps vécu lui avait rétréci l'esprit, et avili le cœur et les sentiments. Elle pensait et sentait si fort en petit, en toutes choses, qu'elle était toujours en effet moins que Mme Scarron, et qu'en tout et partout elle se retrouvait telle. Rien n'était si rebutant que cette bassesse jointe à une situation si radieuse; rien aussi n'était à tout bien empêchement si dirimant, comme rien de si dangereux que cette facilité à changer d'amitié et de confiance.

 

 

La Rochefoucauld, 

Portrait du cardinal de Retz

Paul de Gondi, cardinal de Retz, a beaucoup d’élévation, d’étendue d’esprit, et plus d’ostentation que de vraie grandeur de courage. Il a une mémoire extraordinaire, plus de force que de politesse dans ses paroles, l’humeur facile, de la docilité et de la faiblesse à souffrir les plaintes et les reproches de ses amis, peu de piété, quelques apparences de religion. Il paraît ambitieux sans l’être ; la vanité, et ceux qui l’ont conduit, lui ont fait entreprendre de grandes choses, presque toutes opposées à sa profession ; il a suscité les plus grands désordres de l’Etat, sans avoir un dessein formé de s’en prévaloir, et bien loin de se déclarer ennemi de cardinal Mazarin pour occuper sa place, il n’a pensé qu’à lui paraître redoutable, et à se flatter de la fausse vanité de lui être opposé. Il a su néanmoins profiter avec habilité des malheurs publics pour se faire cardinal ; il a souffert la prison avec fermeté, et n’a dû sa liberté qu’à sa hardiesse. La paresse l’a soutenu avec gloire, durant plusieurs années, dans l’obscurité d’une vie errante et cachée. Il a conservé l’archevêché de Paris contre la puissance du cardinal Mazarin ; mais après la mort de ce ministre, il s’en est démis sans connaître ce qu’il faisait, et sans prendre cette conjoncture pour ménager les intérêts de ses amis et les siens propres. Il est entré dans divers conclaves, et sa conduite a toujours augmenté sa réputation. Sa pente naturelle est l’oisiveté ; il travaille néanmoins avec activité dans les affaires qui le pressent, et il se repose avec nonchalance quand elles sont finies. Il a une présence d’esprit, et il sait tellement tourner à son avantage les occasions que la fortune lui offre, qu’il semble qu’il les ait prévues et désirées. Il aime à raconter ; il veut éblouir indifféremment tous ceux qui l’écoutent par des aventures extraordinaires, et souvent son imagination lui fournit plus que sa mémoire. Il est faux dans la plupart de ses qualités, et ce qui a le plus contribué à sa réputation c’est de savoir donner un beau jour à ses défauts. Il est insensible à la haine et à l’amitié, quelque soin qu’il ait pris de paraître occupé de l’une ou de l’autre ; il est incapable d’envie ni d’avarice, soit par vertu, ou par inapplication. Il a plus emprunté de ses amis qu’un particulier ne pouvait espérer de leur pouvoir rendre ; il a senti de la vanité à trouver tant de crédit, et à entreprendre de s’acquitter. Il n’a point de goût ni de délicatesse ; il s’amuse à tout et ne se plaît à rien ; il évite avec adresse de laisser pénétrer qu’il n’a qu’une légère connaissance de toutes choses. La retraite qu’il vient de faire est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie ; c’est un sacrifice qu’il fait à son orgueil, sous prétexte de dévotion : il quitte la cour, où il ne peut s’attacher, et il s’éloigne du monde, qui s’éloigne de lui.
   

 

Cardinal de Retz, Portrait de La Rochefoucauld

Il y a toujours eu du je-ne-sais-quoi en tout M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigue, dès son enfance, et dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible ; et où il ne connaissait pas les grands, qui, d’un autre sens, n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé, en tout autre, celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas assez étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, et très bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devait récompenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car, quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Il n’a jamais été, par lui-même, bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’était tourné, dans les affaires, en air d’apologie. Il croyait toujours en avoir besoin, ce qui joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi en la vertu, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli qui eût paru dans son siècle.

Mémoires,1675-1677