Textes

Albert Cohen,
Belle du Seigneur, 2e partie chap XI

 

Dans la salle des pas perdus, les ministres et les diplomates circulaient, gravement discutant, l'œil compétent, convaincus de l'importance de leurs fugaces affaires de fourmilières tôt dispa­rues, convaincus aussi de leur propre importance, avec profon­deur échangeant d'inutiles vues, comiquement solennels et imposants, suivis de leurs hémorroïdes, soudain souriants et aimables. Gracieusetés commandées par des rapports de force, sourires postiches, cordialités et plis cruels aux commissures, ambitions enrobées de noblesse, calculs et manœuvres, flatteries et méfiances, complicités et trames de ces agonisants de demain.

Le premier délégué de Suède s'inclinait tristement, haute grue mécanique devant Lady Cheyne qui buvait immatériellement une tasse de thé puis dénouait avec une aisance dégingandée ses longs bras élastiques et ocre. Grandes oreilles élégamment dégé­nérées, souriant et frileux, dos voûté, long vautour bossu et acteur romantique à haut faux col rabattu, Lord Robert Cecil expliquait un coup extraordinaire de golf à un petit président du conseil français, radical et ventru, qui ne pigeait que dalle mais appréciait électoralement. Le jeune marquis de Chester avait des sourires d'une timidité de bon aloi et bégayait pudiquement des suggestions bien élevées, if I may say so, à Benès qui, pour être aimable et ne pas compromettre l'emprunt, montrait des dents trop régulières. Haut cheval surplombant, Fridtjof Nansen approuvait l'envoyé spécial du Times en remuant fortement sa tête à tombantes moustaches pour compenser son inattention. Lady Cheyne distribuait équitablement des courtoisies graduées selon l'importance de l'interlocuteur, souriait avec les deux rides de la richesse méprisante, des narines aux commissures. Des inférieurs écoutaient des supérieurs avec une avidité charmée.

Quinteux et barbichu, un ministre des affaires étrangères répétait que c'était inadmiffible et que son pays ne confentirait jamais. Enturbanné d'or, les mains de cendre et les yeux sanguinolents, un radjah rêvait. Mouche compétente du coche international, une journaliste américaine interviewait un ministre des affaires étrangères qui lui disait que cette année serait cruciale et mar­querait un tournant dans la politique internationale. Bayadère obèse aux lunettes d'épaisse écaille, sonnaillante de bracelets et de camées, poétesse et trente ans auparavant initiatrice d'un jeune roi timide, la déléguée bulgare exhalait des parfums repoussants, citait le supplément d'âme de Bergson, puis insis­ tait, mamelles roulantes, auprès du délégué grec qu'elle tenait par un bouton du veston pour mieux le convaincre. Nez piqué d'insolation, la belle secrétaire du secrétaire général laissait der­ rière elle des senteurs de poirier en fleur. De jeunes loups poly­glottes et soyeux riaient avec des hardiesses. Hygiénique et savonnée, son lorgnon agrafé au corsage, la déléguée du Dane­mark écoutait, vierge et morale, un premier ministre qui répon­ dait tardivement à des saluts empressés puis disait que cette année serait cruciale et marquerait. un tournant dans la politique internationale, ce que notait subrepticement un journaliste aux aguets. Le secrétaire général adjoint fermait un œil et gonflait ses joues pour mieux déceler le sens caché des phrases courtoises de Titulesco, imberbe gardien de harem. S'efforçant au ton cama­ rade, Benedetti, le directeur de la section d'information, répétait ses instructions à son adjoint manchot que surveillait de loin sa jalouse secrétaire qui en attendait le mariage depuis des années. Presque blanc, le délégué de Haïti rôdaillait seul, cardant triste­ ment la laine de ses cheveux. Faune banlieusard, Albert Thomas remuait une langue écarlate dans les broussailles de sa barbe de pope où les verres de ses lunettes étincelaient de malice. La délé­ guée bulgare allait et venait, passionnément cliquetante, un sillage de chypre suivant sa croupe formidable, et soudain s'élan­ çait vers Anna de Noailles apparue et mourante, l'embrassait en rugissant. Un ministre luxembourgeois, n'en revenant pas d'être pris au sérieux, dégustait profondément, la main en cornet contre l'oreille, les remarques du délégué allemand dont un tic découvrait les effrayantes canines. Deux ennemis se promenaient bras dessus bras dessous et se pelotaient réciproquement les biceps. Condor poitrinaire, le ministre polonais des affaires étrangères recevait rageusement les félicitations du délégué du Liberia. Spaak au grand cœur croyait à la fidélité d'un souriant ambassadeur belge sans cesse approbateur. Assis et bossu, le mégot éteint sur la lippe pendante, Aristide Briand informait un rédacteur en chef ébloui de gratitude que cette année serait cru­ ciale et marquerait un tournant dans la politique internationale, puis levait ses yeux morts et appelait d'un doigt mou un secré­ taire d'ambassade qui, frémissant de sa chance, accourait sur la pointe des pieds, avec des grâces de danseuse comblée, se pen­ chait, tendait avec amour l'oreille, savourait l'ordre confidentiel. Affalé en un fauteuil de foie gras et savourant une longue ciga­rette, Volpi, le nouveau président de la Commission permanente des mandats, méditait une combinaison propre à lui procurer une plaque de grand officier.

Adrien Deume entra, le dos modeste et l'œil aux aguets pour repérer quelque important de sa connaissance. Apercevant le marquis Volpi, il s'arrêta, tordit ses lèvres pour mieux réfléchir. Après tout, quoi, à la dernière session, il lui avait remis des docu­ments et même il lui avait expliqué un point de procédure, sur quoi vifs remerciements. L'occasion était à saisir, d'autant plus que le président était seul, en train de fumer. Donc y aller sans en avoir l'air, saluer et présenter ses respects, ce qui donnerait l'occasion d'un entretien, amorce possible de rapports person­ nels. On tâcherait d'amener la conversation sur Léonard de Vinci ou sur Michel-Ange. Il boutonna son veston et se dirigea vers le gros gibier en faisant mine de ne l'avoir pas encore vu, afin que la rencontre semblât due au hasard et non préméditée. Arrivé devant la proie convoitée, il fabriqua une expression mon­daine d'étonnement ravi, sourit et salua profondément, tenant prête sa main droite. Le marquis Volpi l'ayant considéré sans répondre, le jeune fonctionnaire regarda ailleurs en feignant de sourire à une idée charmante et fila.

Réfugié à l'autre bout de la salle, debout contre le mur et mains derrière le dos, humble et mélancolique, attendant une occasion de capture, Adrien Deume contemplait les allées et venues politiciennes, fasciné par ces désirables influents qui dis­ cutaient considérablement et qui pouvaient, par une seule phrase murmurée à l'oreille de Sir John, magiquement transformer un membre de section A en conseiller, de loin les respectant et même douloureusement les aimant, amoureux et mendiant, infime et dédaigné, humant en sa basse station les relents d'une vie puissante dont il n'était pas, palaces, frais de représentation, échanges de vues et tours d'horizon. Contre son mur, solitaire et chétif, il souffrait de ne connaître aucun de ces hauts person­ nages à portée de sa main, offerts et interdits. Il aurait tant aimé aller serrer des mains, dire hello how are you, nice to see you, causer avec ces rois de la vie, briller par des reparties à la fois spi­ rituelles et sérieuses, et surtout se faire taper fort sur l'épaule par un important. Hélas, personne de connu, pas un seul délégué qui aurait pu le présenter, pas même un conseiller technique à se mettre sous la dent. Le faire au culot, aller se présenter lui-même à Spaak, son compatriote après tout ? Il y pensait sans cesse, n 'osait pas.

Après une longue espérance, toujours déçue, nul considérable ne l'ayant reconnu ni même regardé, il quitta son poste de pêche, alla vaguer plus loin, les yeux chercheurs, mais ne trou­ vant rien à harponner. Les gros poissons, ministres et ambassa­deurs inconnus, étaient trop gros pour lui. Le reste, dans un coin, n'était que de la blanchaille sans intérêt, interprètes, secré­ taires, journalistes plaisantins se tapant réciproquement le dos avec des camaraderies dégourdies, importants d'être mal infor­ més trois heures avant le grand public. Solitaire et ignoré, le cor­ respondant d'une agence télégraphique juive sourit au jeune officiel avec la tendresse des isolés et lui tendit la main. Sans s'arrêter, Adrien le tint à distance par un bonjour pressé, et alla plus vite.

Il était contre un autre mur de guet lorsqu'il aperçut, sortant de la salle du Conseil, le secrétaire général qui faisait le cordial rigoleur avec l'ambassadeur du Japon, un vieux petit garçon ridé aux lunettes cerclées d'or, dont il tâtait le biceps brachial en témoignage de sincère amitié. Soudain, il transpira, persuadé que Sir John Cheyne avait froncé les sourcils en rencontrant son .,. regard. Epouvanté d'avoir été repéré oisif en ce lieu de grandeurs où il n'avait que faire, il fit demi-tour et se dirigea vers la sortie d'un pas qu'il voulut décidé et honnête, modeste mais sans reproche, en service commandé. Sain et sauf dans le couloir, il se hâta vers le doux refuge de sa cage.