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Miroirs

 

Je ne me lasse ni de ces fresques insensées que dessinent parfois les ciels printaniers ni de ces reflets qu'une Seine étrangement calmée par trois mois de quasi délaissement offre à mes yeux qui ne s'en étaient jamais aperçu. Il n'est pas de récit fantastique où la frontière entre l'espace ordinaire et le monde de l'étrange ne prenne figure de trappe, de miroir, ou de trouée dans une caverne, parfois même seulement de minuscule interstice. Je ne sais qui toise l'autre, de la chose ou de son reflet ; de la chose ou de sa représentation. C'est au fond toute la question de la pensée … en tout cas de la théorie. Qui dit le mieux le réel, la vue de la chose ou son concept ? ce nuage joliment formé et presque seul de son espèce en plein milieu du ciel, ou son vague reflet déformé par les ridesrégulières d'une eau paresseuse de ses mouvements ? La pensée magique, quant à elle, a toujours redouté les doubles où elle a pressenti l'irruption du mal, l'avènement de la violence. Elle n'avait pas tout-à-fait tort.

De l'autre côté du miroir que peut-il y avoir ? la simple image inversée - et donc monstrueuse - de nous-mêmes ? ou la vérité de l'être au risque qu'elle soit atroce - mais l'espoir pourtant chevillé qu'elle éclaire demain notre chemin ?

 

Nos grands anciens jamais ne doutaient que le monde fût bavard et s'appliquèrent à trouver en telle forme, en tel son, en tel hululement, un signe que Dieu nous eût laissé pour que nous ne nous y perdions pas. Regarder le ciel est geste archaïque qui a subsisté même si c'est avec aujourd'hui sextan que nous le faisons quand autrefois il suffisait de suivre les étoiles pour retrouver son chemin, même en plein désert et parvenir enfin en pays de Canaan ou encore scruter le vol des oiseaux pour savoir qui sera roi. Ou enfin traquer l'ombre pour mesurer les pyramides.

Oui le monde est bavard mais je crains que nous ne sachions plus l'entendre : il n'est pas seulement cette opaque pesanteur qui nous autorise à lentement nous accoutumer et supporter la lumière de l'Etre ; il est, comme nous le sûmes pour nos cathédrales, un livre ouvert dont il suffirait de tourner les pages … si seulement nous en avions encore patience, sagesse ou au moins volonté.

Ce qui se joue ici n'est pas géographie un peu trop facile où le monde d'en haut - celui des dieux - surplomberait le monde d'en-bas - celui des hommes ; non plus que cette seule distribution entre apparence et réalité que les philosophes se complurent à retenir.

Voici en vérité plutôt affaire de silence. Le Christ se retira dans le désert ; c'est dans le désert que Moïse eut la révélation et les philosophes grecs ne dédaignèrent pas non plus se mettre à l'écart de l'affairement des hommes. Sauf Diogène qui préféra se planter en plein milieu de la place publique : c'est pour cela qu'il m'est suspect. Ne cherchez pas plus loin : les signe que laissent les dieux sont discrets. Qui les croit fermement gravés dans le marbre se leurre ; qui les croit tonitruant comme les tempêtes ou tonnerre se ment à lui-même. Qui fait profession d'interprète nous dupe. Ils affleurent parfois au fil de l'eau ou bruissent comme bise d'entre feuillage de séquoïa ; légers, fugaces guère plus audibles que pas de merle sautillant ; à peine plus visibles que nuances qui font rose virer au rouge.

Derrière tout homme, il y a l'humanité entière ; sous le moindre talus rongé d'herbe, l'univers entier ; sous les plus modestes nuées, bataille de Titans. En l'humble nuage esseulé au-dessus des flots, un ange qui susure et nous rassure. Derrière la moindre souche, une histoire que l'on meurtrit.

D'avoir été deux mois de rang enfermés, nous a-t-il appris à regarder ? Sans doute ! Combien de temps saurons-nous ainsi accueillir le bruissement de l'être avant d'être engloutis par le tumulte ordinaire ? Peu, je le crains.

Tel, pourtant, est assurément le sens du shabbat : se recueillir pour mieux entendre le murmure de l'être.

Sans ceci aurais-je trouvé digne de regard ces deux petits vieux se tenant par la main dont je ne saurai jamais si ce fût ici geste de tendresse ou au contraire que ce geste se préoccupait simplement que l'autre, fragile et plus voûté encore, ne tombât point pendant la marche ?

Le souffle de l'être se ressent : il suffit de tendre l'âme