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De deo

Cet article dans le Monde des religions qui m'a fait à la fois sourire et attristé. Signe en tout cas de perspectives étroites. J'aimais finalement mieux la perspective antique qui, estimant l'entendement humain trop étroit et les puissances célestes si amples appelait celui-là à humblement se soumettre devant celles-ci et renoncer à y jamais rien entendre. Ni l'anthropologie, ni l'histoire, on le voit ici, n'ont grand chose de bien pertinent à dire ; quant à la philosophie derrière laquelle T Römer se réfugie pour se déclarer incapable de répondre à la question d'un dieu fruit des constructions humaines, le meilleur de ce qu'elle pensa fut, avec Kant, de prouver qu'elle n'en pouvait rien non plus déclarer de pertinent.

Pourquoi ai-je trouvé cet ITV inutile ? sans doute parce qu'elle passait à côté des deux notions centrales que me semble concentrer le nom de YAHVE :

Que le message importe plus que le messager. Voir dans la figure de Moïse une préfiguration de la séparation du religieux et du politique me parait incongru. Moïse est à l'intersection de tout, et notamment des deux mondes - égyptien et hébreu - de la puissance et de la soumission - juif élevé dans la famille de pharaon - c'est pour cela qu'il peut être prophète, l'intermédiaire par excellence. Mais tout fondateur d'un ordre politique autant que religieux, Moïse restera à la porte de la Terre Sainte. Il ne compte pas ; moins que ce qu'il transmet. Or de ceci il n'est pas question ici, qui est pourtant radicalement différent de ce qui se pensait alors, en cette région. Un message qui interdit la violence ; prescrit de la juguler en soi comme dans l'ordre social. Le héros n'est plus le guerrier sur-armé. Et les sacrifices cessent d'être humains puis bientôt animaux pour céder la place à des rites de prières, d'explication, de lectures ; de recueillement.

Que la grande innovation hébraïque consiste peut-être moins dans le monothéisme que dans le créationnisme. Que le divin crée le monde ex nihilo bouleverse tous les canons : le temps notamment cesse de pouvoir être cyclique sitôt que le divin cesse d'être seulement démiurge ; le divin s'enveloppe d'un épais mystère tant ce début radical cesse d'être rationnellement saisissable ou compréhensible mais surtout il est donateur d'être et de vie et pas seulement bénéficiaire de sacrifices et surtout, il n'est plus seulement celui que l'on craint mais bientôt celui que l'on vénère.

 

J'ai souvent écrit, et je le maintiens, que m'importe peu que l'on croie en un Dieu personnel ou non ; que l'on ait la foi ou non : ce qui m'importe c'est ce que dans sa vie l'on en fait ou néglige, où me semble résider l'essentiel du message. Il y a, fortement inscrit dans la tradition hébraïque puis chrétienne, ce souci d'édification personnelle, engagement moral bien plus que politique qui fait de la foi une affaire personnelle ; sûrement pas collective. Ou qui ne le deviendra que par dévoiement des principes originaires.

Je tiens pour révélateur ce que concède ici le spécialiste : Je ne sais pas si un monothéisme pur est vraiment concevable pour l’esprit humain.

C'est, ici encore, passer à côté de l'essentiel en laissant entendre qu'invariablement subsistaient des scories de l'ancien polythéisme ; mais c'est en réalité tout le contraire ; tout dans nos manières de penser converge vers une explication simple, unique, cohérente ; universelle c'est-à-dire tournée de manière à faire un tout et ceci même si on envisage la complexité comme on le fait désormais. Notre entendement est ainsi bâti qu'il aspire à cette représentation unifiée et cohérente - F Jacob !

Ce qui se niche ici derrière, c'est qu'aucune représentation ne se peut dispenser d'un principe, d'un axiome ou d'un postulat qui rendra toutes les autres démonstrations possibles mais ne sera jamais démontrable en lui-même. Gödell nous a appris à penser cette réalité nécessairement axiomatique de nos théories et représentations : Dieu est l'un des noms possibles de ce principe. On ne fera pas qu'il n'en soit ainsi. Que je demande qu'on l'admette (postulat) ou qu'il me semble tellement évident que je n'eusse pas même à le démontrer ne change rien : il est la condition sine qua non ; l'ombilic au-delà de quoi il est impossible de remonter … le mur de Planck !

Tel est le double sens que je crois pouvoir donner au Qui est de Ex 3, 14 :

Dieu dit à Moïse: Je suis celui qui suis. Et il ajouta: C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël: Celui qui s'appelle 'je suis'm'a envoyé vers vous.

καὶ εἶπεν ὁ θεὸς πρὸς Μωυσῆν Ἐγώ εἰμι ὁ ὤν· καὶ εἶπεν Οὕτως ἐρεῖς τοῖς υἱοῖς Ισραηλ Ὁ ὢν ἀπέσταλκέν με πρὸς ὑμᾶς.

La traduction des Septante écrit Ὁ ὢν

Dans la tradition sémitique comme en bien d'autres, donner son nom c'est donner prise ; c'est confier quelque chose de son intimité ; c'est se dévoiler. On imagine difficilement Dieu donner prise. Cette réponse est donc une fin de non recevoir. Qu'à plusieurs reprises, il soit rappelé que Dieu ne se peut regarder en face ; que le tétragramme soit effectivement imprononçable, qu'en conséquence le nom de Dieu ne se doive ni prononcer ni même écrire, va dans le même sens. On frôle ici la frontière absolue du sacré ; de ce qui fonde et ne peut être fondé.

La seconde interprétation, plus classique, est de définir Dieu comme l’Être, celui qui réalise l'Être en totalité et en occupe toutes les modalités dans le passé, présent et futur. Ce n'est pas pour autant réponse évidente : être est quand même le concept le plus vide qui soit en compréhension et s'appliquant à tout. Quand même on peut se piquer de considérer - avec Heidegger - que la question qu'est-ce que l'être fût au cœur de la métaphysique - ce dont je ne suis pas convaincu - elle ne saurait rien résoudre en elle-même en particulier pas les rapports entre cet Etre plein que serait Dieu et les êtres finis, limités, faillibles que nous sommes. Interprétation en tout cas que vient télescoper le prologue de Jean :

Ἐν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος.
Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
Οὗτος ἦν ἐν ἀρχῇ πρὸς τὸν θεόν.
Elle était au commencement avec Dieu.
Πάντα δι’ αὐτοῦ ἐγένετο, καὶ χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἓν ὃ γέγονεν.
Toutes choses ont été faites par elle ; et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle.
Ἐν αὐτῷ ζωὴ ἦν, καὶ ἡ ζωὴ ἦν τὸ φῶς τῶν ἀνθρώπων,
En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes.

Jn, 1,1

Interprétation tout aussi problématique tant λόγος est terme éminemment polysémique puisqu'il peut - à tout le moins - désigner tant langage que savoir, parole que science. Que l'autre grande originalité de la source hébraïque puis chrétienne et islamique fût la révélation ne saurait faire de doute. Dieu est être qui parle, directement ou indirectement, qui annonce son existence, fait des promesses, porte Alliance, mais exige aussi.

Au commencement … A la fois ce qui débute, ordonne et fonde. Ce qui, répétons-le, permet de comprendre mais ne se comprend pas, ne se peut comprendre ni dans l'étroitesse des mots, ni dans l'étriqué de notre imagination.

Tout est peut-être dans ce glissement : Dieu ne se peut regarder en face ; pas plus que le soleil ou la mort mais il se peut être entendu et compris et, s'il ne l'était pas, il est être à se répéter inlassablement : de la loi noachide à la torah mosaïque pour finir par les 614 mitsvots. Dieu parle et moins on semble l'écouter et plus il relaie, avec de moins en moins de colère et de plus en plus de patience, la même sentence : δευτέρα αὕτη· Ἀγαπήσεις τὸν πλησίον σου ὡς σεαυτόν. μείζων τούτων ἄλλη ἐντολὴ οὐκ ἔστιν.- Voici le second: Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. Marc 12, 32

Elle est peut-être ici aussi cette supériorité de l'audio sur le visuel que M Serres s'amusait à repérer dans le meurtre de Panoptès par Hermès. Le truchement dont se sert le divin est de l'ordre de la traduction : le prophète, celui qui parle, qui porte la parole.

La parole est cette part d'ombre qui permet de supporter la lumière ; ce puits où tomba Thalès qui lui permit de voir les étoiles en plein jour ; cette épaisseur qu'évoque Maître Eckart qui permet, lentement, de supporter l'éclat de la lumière divine.

Qui fait écran : pas seulement le monde, mais le λόγος.

Voici peut-être le plus triste ou le plus extravagant : tout cet appareil scientifique, toute cette culture, ces références et connaissances, ces études à coup sûr sérieuses et rigoureuses … tout cela pour passer à côté de l'essentiel ; tout ceci pour en arriver à l'hypothèse que la quête du transcendant ferait partie intégrante de la condition humaine ! Ce dialogue qui commence aux pieds du Mont Horeb, ce n'est rien de dire qu'il est difficile ; rien de constater que la surdité y prend sa dévastatrice part.

La parole des hommes est brouillonne, confuse, abstruse parfois ; agressive si souvent : tout se passe comme si la parole ascendante toujours était bloquée en chemin qui ne parvenait jamais à sortir de ses mornes répétitions, de ses identités universelles mais tellement pauvres. Le théologien a beau s'y épuiser : sa démonstration restera austère et incomplète. Le philosophe s'en gaussera mais ne fera pas mieux ; le scientifique balaiera tout cela d'un revers de doute mais restera incapable de produire une connaissance qui anime une vie.

Pascal s'éloignait du dieu des philosophes et des savants qu'il trouvait trop monstre froid ; celui, jaloux et colérique de l'Ancien Testament inspire plus la peur que la vénération ; émeut celui qui écarte d'un revers de mépris, holocaustes et sacrifices au profit d'une piété s'inscrivant dans le rapport à l'autre (La pratique de la justice et de l'équité, Voilà ce que l'Eternel préfère aux sacrifices Proverbes 21:3 ). J'aime ce paradoxe : Dieu est sans doute ce qui m'est le plus éloigné mais, selon Eckart, plus intérieur à moi que moi-même. Il est cette voix - ou cet impératif catégorique - qui me refuse de n'être que de ce monde sans pour autant m'ouvrir les portes de l'autre, encore moins du sien ; que clame que je demeurerai à jamais à distance sidérale de la plénitude, en chemin d'éternel errant. **

Est-ce affaire de condition - terme joliment choisi pour ne pas évoquer nature ? Je le crois bien tant être humain c'est s'accoutumer à demeurer en chemin, à n'être en repos jamais ni chez soi nulle part ; en quête de tout au risque de tout offenser ; en réussite de si peu …

En quête de chemin, de vérité et de vie … Ἐγώ εἰμι ἡ ὁδὸς καὶ ἡ ἀλήθεια καὶ ἡ ζωή:

Le chaînon manquant est bien ici : en cette incapacité à fonder la conduite de notre vie et de nos affaires sur une morale, une sagesse, une croyance, que sais-je, qui lui donne forme, sens et vie. En cette infatuation opiniâtre à nous croire libres de nous inventer morale à notre convenance, en cette naïveté corrosive à tout espérer de nos sciences et techniques révélant une religiosité de pacotille trop assurée d'elle-même pour ne pas être comminatoire, en cette démesure qui exhausse performance en fin en soi et justification ultime qui pût faire l'économie de toute conséquence.

Où se trouve le passage qui sache du λόγος faire écran protecteur plutôt barrage ? S'en trouve-t-il seulement ? Peut-être vaudrait-il mieux se taire et laisser le chœur rester la seule prière qui sache s'élever …

 

 


 

 

Comment Yahvé, petit dieu tribal, est-il devenu un Dieu universel ?

Le monothéisme est né dans un monde où régnait une pléthore de divinités. Comment un dieu parmi d’autres est-il devenu le Dieu unique ?

 

La création d’Adam, par Michel-Ange, chapelle Sixtine, XVIe siècle.La création d’Adam, par Michel-Ange, chapelle Sixtine, XVIe siècle.

Administrateur et professeur au Collège de France (chaire « Milieux bibliques »), Thomas Römer retrace pour nous l’épopée inattendue au terme de laquelle Yahvé, petit dieu tribal, s’est mué en Dieu universel.

La naissance du monothéisme est le résultat d’un processus long et complexe. Pouvez-vous nous en donner les principales étapes ?

Le monothéisme tel que nous le concevons, avec un Dieu unique qui était originellement celui d’Israël, est né tardivement, vers les VIe-Ve siècles avant notre ère, au sein du peuple hébreu. Cette évolution religieuse s’inscrit dans un contexte historique particulier : en 587 avant notre ère, le temple de Jérusalem est détruit par les troupes du roi babylonien Nabuchodonosor II. Certains Judéens (nom que des historiens donnent aux juifs avant la naissance du monothéisme stricto sensu, N.D.L.R.) se trouvent en exil à Babylone, d’autres en Égypte, d’autres encore sont restés au pays. Il y a donc une grande dispersion territoriale, et on a pu se dire que le dieu d’Israël risquait de disparaître, tout comme la royauté de ce pays avait été anéantie.

« Il faut bien garder à l’esprit que de nombreux textes de la Bible ne nient pas l’existence d’autres dieux. »

Mais curieusement, c’est de ce désastre que va jaillir l’idée monothéiste. En effet, les scribes exilés à Babylone vont réécrire l’histoire. Non, disent-ils, le peuple d’Israël n’a pas été anéanti par les armées des conquérants. C’est Yahvé lui-même qui a fait venir les Babyloniens en Judée – et qui les a donc instrumentalisés – pour sanctionner son peuple et surtout ses rois, lesquels n’ont pas respecté la vénération exclusive qui lui était due.

Car juste avant ces événements tragiques, sous le règne de Josias, vers 620 avant notre ère, on était passé du polythéisme à la monolâtrie : tout en admettant l’existence d’autres dieux que Yahvé, seule la vénération de ce dernier était jugée légitime. Il faut bien garder à l’esprit que de nombreux textes de la Bible ne nient pas l’existence d’autres dieux, comme le montre le Deutéronome (6, 14-15) : « Vous n’irez pas à la suite d’autres dieux, dieux des peuples qui seront autour de vous, car Yahvé, ton Seigneur, au milieu de toi, est un Dieu jaloux. » Yahvé devient alors le dieu Un, avant de devenir le Dieu unique, et le temple de Jérusalem est nettoyé des symboles d’autres divinités qui s’y trouvaient.

Par conséquent, lorsque l’exil et la destruction de Jérusalem se produisent, les scribes défendent l’idée qu’il s’agit d’une punition divine. Si Yahvé est capable d’infliger cette punition, d’utiliser les Babyloniens pour châtier son peuple, c’est qu’il est plus fort que les dieux des voisins. Des textes, par exemple dans la deuxième partie du Livre d’Esaïe (Deutéro-Esaïe), se moquent d’eux : les divinités babyloniennes ne sont que des dieux faits de main d’homme, qui ne peuvent ni parler ni interférer dans le cours des événements, qui se brisent lorsqu’on les renverse, alors que Yahvé, lui, est un dieu invisible, transcendant, que l’on ne peut représenter.

« Le monothéisme est né en réaction à une catastrophe. Tout comme le christianisme, d’ailleurs, qui s’est constitué en réaction à la mort incompréhensible de Jésus. »

Peu à peu s’impose l’idée, pour les Israélites, que les dieux des autres nations sont de faux dieux, puisque Yahvé les surpasse en puissance : « Ils sacrifiaient à des démons qui ne sont pas Dieu », indique le Deutéronome (32, 17). C’est par là que la pensée a basculé vers le monothéisme : les autres dieux ne sont pas de vrais dieux mais des imposteurs, tandis que Yahvé est incomparable et, en ce sens, unique. Ce monothéisme devient en quelque sorte l’origine même du judaïsme – avant, on ne peut parler de judaïsme mais de religion israélite ou judéenne.

Le monothéisme est donc né en réaction à une catastrophe. Tout comme le christianisme, d’ailleurs, qui s’est constitué en réaction à la mort incompréhensible de Jésus : de cette mort, on fait une victoire, avec la Résurrection.

Pourtant, le retour du roi ou du peuple aux autres dieux jalonne l’histoire antique d’Israël. A partir de quel moment peut-on considérer que le monothéisme est définitivement adopté par les Israélites ?

Pas avant les IIIe-IIe siècles avant notre ère ! Ainsi, une communauté judéenne d’Eléphantine (une île dans le Nil au sud de l’Egypte), jusqu’au début du IVe siècle avant notre ère, vénérait Yahvé avec une déesse, Anat, et un troisième dieu, Ashim Béthel – un peu comme une triade divine. Ces gens n’avaient cure de la réforme religieuse en cours à Babylone et à Jérusalem : il y a toujours un décalage entre les réflexions des élites et la pratique religieuse du peuple. Au moment de la traduction de la Torah en grec (Pentateuque) au IIIe ou IIe siècle avant notre ère, on peut néanmoins dire que le judaïsme trouve son identité dans le monothéisme.

Le monothéisme a-t-il fait table rase de ses racines polythéistes ?

Cette adoption du monothéisme ne signifie pas que le texte biblique a été totalement nettoyé de ses éléments polythéistes. Ainsi, le prologue du Livre de Job présente une scène où Yahvé est entouré d’une cour céleste, ce qui n’est pas sans évoquer l’imaginaire polythéiste. Et ce dernier est d’autant plus prégnant que le monothéisme en tant que concept philosophique ou théologique est assez difficile à penser, parce que très abstrait, comme le confesse l’Ecclésiaste : « Personne ne comprend les œuvres de Dieu. »

La question du mal y est particulièrement épineuse. Si Dieu est unique, est-il également responsable du mal ? C’est ce qu’avance Esaïe (45, 7) : « Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autre, je forme la lumière et je crée les ténèbres, faisant le bonheur (shalom) et créant le mal (ra’), moi Yahvé, je fais tout cela. » D’autres textes laissent une certaine autonomie au mal avec la figure du Satan, que l’on croise également dans le prologue du Livre de Job. Si, dans l’Ancien Testament, il reste sous les ordres de Yahvé, Satan devient ensuite une sorte d’entité agissant de son propre chef. Cette importance grandissante de Satan risque de faire du monothéisme un dualisme.

Le monothéisme pose un autre problème important : comment intégrer le féminin dans le Dieu unique, imaginé invariablement au masculin ? Certes, le Deutéro-Esaïe emploie certaines images où Dieu est comparé à une femme en travail. Dans les Proverbes, la Sagesse, Hokmah, est personnifiée et se présente elle-même comme celle qui était avec Yahvé au moment où il a créé le monde. L’élément féminin revient donc par la petite porte. Mais cela n’empêche que le féminin est refoulé hors du champ du divin. Ce n’est pas un hasard si Marie va jouer un rôle aussi important dans le catholicisme, de même que la Shekhinah, la présence de Dieu, dans la mystique juive.

« Je ne sais pas si un monothéisme pur est vraiment concevable pour l’esprit humain. »

D’autres éléments témoignent d’une sorte de volonté de repeupler le ciel : l’angéiologie (science des anges, N.D.L.R.) dans le judaïsme, le concept de Trinité et les saints dans le catholicisme, les djinns (esprits ou génies pouvant être bénéfiques ou maléfiques, N.D.L.R.). dans l’islam. Comme s’il y avait toujours une forme de retour du polythéisme qu’on essaierait de faire entrer dans un cadre monothéiste. Je ne sais pas si un monothéisme pur est vraiment concevable pour l’esprit humain.

En quoi le monothéisme des Israélites est-il différent des embryons de monothéisme qui l’ont précédé – ceux d’Akhénaton en Egypte et Zoroastre en Perse, par exemple ?

Il est vrai qu’à l’époque où la pensée monothéiste a abouti chez les Judéens, plusieurs tentatives avaient déjà eu lieu ailleurs et on peut donc considérer qu’elle était dans l’air du temps. A Babylone, le roi Nabonide (VIe s. av. notre ère) avait voulu faire de Sin, dieu lunaire, le seul dieu, ce qui a déplu au clergé de Mardouk, divinité majeure du panthéon. Certains textes babyloniens affirment aussi que tous les dieux sont des manifestations de Mardouk, ce qui témoigne d’une volonté de centraliser le culte.

Dans le monde grec, entre le VIIIe et le Ve siècle, certains philosophes raillent ces histoires de dieux humains, trop humains, qui se trompent, se chamaillent, couchent avec tout le monde; ils critiquent ce polythéisme qui ne fait que projeter la société humaine dans le ciel. On peut se demander aussi quelle a été l’influence des Perses dans cette évolution, leur religion étant très focalisée sur le dieu Ahoura Mazda.

Mais ce qui distingue le monothéisme juif des tentatives qui l’ont précédé, c’est sa réussite dans le temps. L’entreprise d’Akhénaton, au XIVe siècle avant notre ère, a été éliminée immédiatement après sa mort, tout comme celle de Nabonide. Chez les Grecs, les écoles philosophiques qui se sont moquées des représentations divines n’ont jamais essayé de penser un autre système religieux.

« Certains philosophes grecs raillent ces histoires de dieux humains, trop humains, qui se trompent, se chamaillent, couchent avec tout le monde. »

Le judaïsme naissant, lui, a produit la Torah (le Pentateuque), qui est devenue ensuite le fondement de cette religion dont elle devient la patrie portative. Dans cette optique, la religion n’est plus liée ni à un pays précis ni à des institutions politiques. Avec ce décloisonnement entre la pratique religieuse et les institutions étatiques, la fonction royale n’est plus indispensable, ce qui est radicalement novateur dans le Proche-Orient antique – où, traditionnellement, ce sont les dieux qui transmettaient aux rois leurs codes de loi.

XVIIIe siècle avant notre ère, musée du Louvre. Dans le Proche-Orient ancien, ce sont traditionnellement les dieux (ici, Mardouk) qui remettent aux rois (ici, Hammourabi de Babylone) les insignes liées à leur fonction.XVIIIe siècle avant notre ère, musée du Louvre. Dans le Proche-Orient ancien, ce sont traditionnellement les dieux (ici, Mardouk) qui remettent aux rois (ici, Hammourabi de Babylone) les insignes liées à leur fonction. Wikipedia/CC BY 3.0

Dans le Pentateuque, c’est Moïse, lequel n’est pas un roi, qui la reçoit. Le religieux est séparé du politique, comme un avant-goût de la loi de 1905 ! Jusqu’à la fondation de l’Etat d’Israël en 1948, le judaïsme a toujours été une religion de diaspora, et le reste encore aujourd’hui. Au contraire du christianisme et de l’islam, qui sont devenus très vite des religions d’Etat, voire d’empires.

Est-ce une évolution ou une révolution ?

C’est difficile à dire. Mais le fait que cette rupture radicale se soit produite au sein de ce petit peuple, qui aurait logiquement dû être subjugué par la splendeur babylonienne, est assurément paradoxal. Quoi qu’il en soit, cette rupture a définitivement changé la manière d’appréhender le divin.

Le fait que le polythéisme oriental ait évolué vers la monolâtrie, puis vers le monothéisme, appuie-t-il l’idée d’un évolutionnisme religieux ?

Je pense qu’il y a une évolution, même s’il faut être prudent. On a tendance à penser, en Occident, que les monothéismes sont des religions plus abouties que les systèmes polythéistes. Or, force est de constater que le monothéisme ne s’est pas imposé à l’ensemble de l’humanité : il suffit de regarder en Inde ou en Extrême-Orient. On n’est pas moins évolué si l’on a des croyances polythéistes. D’ailleurs, il existe actuellement en Amérique du Nord un certain retour à des pratiques polythéistes, par réaction à ce que les religions monothéistes auraient engendré de malheur. Néanmoins, lorsque l’on regarde comment le judaïsme s’est constitué (passant du polythéisme à la monolâtrie, puis au monothéisme), il s’agit bel et bien d’une évolution.

« Dans le Pentateuque, c’est Moïse, lequel n’est pas un roi, qui la reçoit. Le religieux est séparé du politique, comme un avant-goût de la loi de 1905 ! »

Quant à savoir si cette évolution s’est faite pour le meilleur ou pour le pire, je ne saurais le dire. Certains ont développé l’idée que le monothéisme était l’avant-dernière étape dans l’évolution de l’humanité, avant l’abandon pur et simple de toute religion (c’est notamment la thèse défendue en 1978 par le philosophe marxiste Ernst Bloch dans son livre L’Athéisme dans le christianisme). Aujourd’hui, cette hypothèse paraît moins évidente que dans les années 1960 ou 70.

Le Dieu unique est très souvent nommé Yahvé dans la Bible. Que sait-on sur ce nom divin ? Pourquoi est-il imprononçable ?

Le tétragramme (composé des quatre lettres YHWH, il désigne le nom que la Bible donne au dieu d’Israël) apparaît déjà sur la stèle du roi moabite Mesha au IXe siècle avant notre ère, qui se vante d’avoir détruit un sanctuaire de Yahvé dans le pays de Moab (l’actuelle Jordanie).

Stèle de Mésha, IXe siècle avant notre ère, musée du Louvre. Le tétragramme YHWH se trouve inscrit sur cette stèle.Stèle de Mésha, IXe siècle avant notre ère, musée du Louvre. Le tétragramme YHWH se trouve inscrit sur cette stèle. Wikipedia/CC BY 3.0

Deux théories principales existent sur le sens de ce nom. La théorie biblique fait un lien avec le verbe être. Dieu dit à Moïse : « Je suis qui je suis/Je serai qui je serai » (Exode 3, 14) ; Yahvé est celui qui est ou qui fait être, donc le créateur. D’autres chercheurs pensent que ce terme est issu d’une racine qui veut dire souffler, faire venir le vent. Or, Yahvé est souvent décrit comme un dieu de l’orage, à l’image du dieu Baal à Ougarit – royaume situé dans l’actuelle Syrie, florissant entre le XIVe et le XIIe siècle avant notre ère. C’est sans doute la signification originelle. Mais les auteurs bibliques ne connaissaient vraisemblablement pas cette dernière étymologie et ont probablement davantage voulu insister sur l’idée du verbe être. Si Yahvé, à l’origine, était sans doute lié au vent, il est davantage, pour les auteurs bibliques, le dieu qui est et celui qui fait être.

On ne sait pas vraiment comment ce nom était prononcé à l’époque où l’on pouvait encore le faire, et la prononciation actuelle repose sur une transcription faite par des Pères de l’Eglise, notamment Origène. S’il est interdit de prononcer son nom, c’est sans doute parce que Dieu étant unique, il n’a pas besoin d’avoir un nom le distinguant des autres. Quand le monothéisme est arrivé à maturation, le fait que le Dieu unique ait un nom propre sembla sans doute problématique. Par ailleurs, le nom de Yahvé avait été abusivement utilisé dans des contextes magiques, dans des formules d’incantation. Les scribes ont sans doute souhaité mettre un terme à ces pratiques en interdisant de prononcer son nom, remplacé par d’autres, tel celui d’Adonaï, le Seigneur.

Un autre nom pour le désigner est Elohim, qui signifie « les dieux » en hébreu. N’est-il pas paradoxal d’utiliser un nom pluriel en contexte monothéiste ?

C’est une question très intéressante, d’autant que le premier chapitre de la Bible, celui de la création du monde, emploie le terme Elohim, et non Yahvé. On peut imaginer qu’il s’agit d’une sorte de réflexion inclusive, une manière de montrer que ce Dieu unique intègre la quintessence de tous les autres dieux. Il englobe cette pluralité : c’est là une façon assez subtile de faire cohabiter cet héritage polythéiste dans l’affirmation monothéiste.

Certains textes mentionnent que Yahvé était accompagné d’une compagne – donc d’une déesse – nommée Ashérah. Quelle est l’origine de cette divinité féminine ? Qu’est-elle devenue ?

Ashérah est bien connue à Ougarit, où elle est la parèdre (le pendant féminin, N.D.L.R.) du dieu El ; ensemble, ils ont donné naissance aux 70 fils de El. Le fait d’associer Ashérah à Yahvé montre que ce dernier est devenu le dieu le plus important, le chef, qui a pour parèdre une déesse mère à l’origine des fils d’El, mais aussi des fils de Yahvé dont certains psaumes parlent.

Yahvé (à gauche) et sa parèdre Ashérah, assise. Dessins sur céramique, Kuntillet Ajrud, désert du Sinaï (Egypte), VIIIe siècle avant notre ère.Yahvé (à gauche) et sa parèdre Ashérah, assise. Dessins sur céramique, Kuntillet Ajrud, désert du Sinaï (Egypte), VIIIe siècle avant notre ère. Wikipedia

Des inscriptions retrouvées à Kuntillet Ajrud, dans le désert du Sinaï, et datant du VIIIe siècle av. notre ère, mentionnent « Yahvé et son Ashérah ». Le Deutéronome et les Livres des Rois évoquent cette divinité, mais comme une idole à détruire. Et dans le Livre de Jérémie (chapitre 44), certains attribuent l’exil et la destruction de Jérusalem à l’interdiction qui leur a été faite de vénérer la « reine du Ciel ».

« Le fait d’associer la déesse Ashérah à Yahvé montre que ce dernier est devenu le dieu le plus important, le chef, qui a pour parèdre une déesse mère. »

S’agit-il d’Ashérah ? On sait que le roi Josias a détruit le symbole d’Ashérah dans le temple de Jérusalem, alors qu’il s’agissait d’un culte apparemment très populaire, en particulier auprès des femmes. Zacharie (5, 7-8), lui, évoque une femme mise dans une sorte de tonneau et enlevée de Jérusalem vers Babylone : d’aucuns y ont vu une métaphore de l’élimination d’Ashérah, déportée à l’instar des Judéens.

Si la Bible insiste sur l’interdiction de représenter le divin, les hommes ont parfois pris quelques libertés par rapport à ce tabou. Comment imaginaient-ils Yahvé ?

Dans le nord, Yahvé était représenté de manière bovine, comme un jeune taureau, à l’instar du dieu Baal à Ougarit, ce qui magnifie sa force. Par ailleurs, il pouvait être représenté de manière anthropomorphe. C’est le cas dans la vision du prophète Esaïe : il apparaît comme un roi, assis dans le temple de Jérusalem. Je pense d’ailleurs que ce dernier, avant sa destruction, abritait probablement une statue de Yahvé, qui a été détruite ou emportée à Babylone. En effet, dans le Décalogue (Exode 20), il est dit « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi », ce qui signifie sans doute littéralement que l’on ne doit pas mettre d’autres statues divines face à celle de Yahvé. On sait d’ailleurs que Josias a sorti du temple de Jérusalem des statues. Plus tard, il a été ajouté « Tu ne feras pas d’idole ».

Vous parlez « d’invention de Dieu ». Est-ce à dire qu’il s’agit de toutes pièces d’une construction humaine ?

C’est une grande question philosophique à laquelle je ne saurai répondre ! Lorsque je parle d’invention de Dieu, ce n’est pas pour sous-entendre qu’un groupe de scribes s’est réuni un jour à Babylone pour décréter, subitement, que Dieu existe : les dieux existaient déjà partout. Il faut l’entendre comme l’invention du monothéisme, le rejet d’un ciel trop plein. On se rend bien compte que les dieux des polythéismes sont des inventions humaines, mais que derrière ces images se cache peut-être une réalité que l’homme ne peut saisir réellement, et dont il essaie de s’approcher avec toutes sortes de rites, de mythes, d’histoires.

« Le fait que l’humanité, dès la Préhistoire, manifeste des aspirations spirituelles prouve que cette quête du transcendant fait partie de l’être humain. »

Le fait que l’humanité, dès la Préhistoire, manifeste des aspirations spirituelles prouve que cette quête du transcendant fait partie de l’être humain. Il est donc plus pertinent de se demander si l’homme peut être libéré, ou non, de toute quête spirituelle. Au moment où d’aucuns ont prophétisé la disparition prochaine de la religion, une sorte de nouvelle religion est apparue : l’idéologie communiste. Les discours du Parti communiste français, même dans les années 1980, ont des accents religieux : si l’on doute, on est excommunié. Mais cette idéologie s’est effondrée, et la quête spirituelle a resurgi, peut-être de manière plus individuelle aujourd’hui. Je pense que la question spirituelle fait partie de la condition humaine. C’est peut-être cela qui distingue, par-dessus tout, l’homme de l’animal.

Professeur au Collège de France, Thomas Römer est également professeur titulaire de Bible hébraïque à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Lausanne (Suisse). Il est notamment l’auteur de La Bible, quelles histoires ! (Bayard, 2014), de L’Invention de Dieu (Seuil, 2014), et de L’Ancien Testament (PUF, Que sais-je ?, 2019).

Virginie Larousse

 


1) Arendt, Journal de pensée, Cahier VI, 1951

La grandeur de la solution de Kant consiste en ce que l'impératif catégorique - agis de telle sorte que les principes de ton action puissent devenir une loi universelle - soustraie la question morale à la question de la conscience morale de l'individu (vis-à-vis de Dieu) pour la placer au sein de la pluralité des hommes. Et ce, même si, chez Kant également, la causalité amorcée par l'homme et par sa volonté agit au sein d'une causalité de la nature qui lui est par principe étrangère, qui dénature toute action et qui frustre tout accomplisseent. Mai s, du fait que Kant pose ici les hommes, c'est-à- ire l'humanité, à la place de l'homme, il indique la possibilité d'un monde opposé au monde donné . Ce n'est pas l'homme mais les hommes qui ne sont pas de ce monde - et qui sont ainsi capables d'ériger leur propre monde « moral » dans et contre le monde.

La peur qu'inspire la solution kantienne consiste en ce qu'ici les hommes ne sont ni de ce monde-ci ni de ce monde-là, mais qu'ils sont les habitants d'un monde à venir, qui est pour ainsi dire pour eux une patrie, dans la mesure où la patrie qui retient toujours l'origine passée s'est dérobée sous leurs pieds.