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Une promenade autour de cinq récits de sages ou la métamorphose de la connaissance …

Eliezer le vin de la sagesse Retrouvailles Bouche bée Joutes

Sages

Etonnant petit livre que celui-ci acheté moins par intérêt que par curiosité. Une série de récits touchants ces hommes qui font la tradition talmudique ; non des portraits mais de petites historiettes pourtant très différentes de ce que pourront être plus tard la vie des saints chrétiens. Ici point de hauts faits ! point de faits du tout au reste. Mais des paroles, de celles supposées attester de la puissance de ce qui se nomme ici sagesse.

Loin de moi l'idée d'entrer dans de longues analyses, explications et autres interprétations du Talmud : ce serait entrer en un continent immense d'où je crains qu'on ne sorte jamais parce qu'il se nourrit de lui-même. Mais celle de considérer ces lointaines époques où d'Athènes à Jérusalem se rencontraient des hommes n'hésitant pas à se nommer eux-mêmes sages, qui l'étaient peut-être, que l'on consultait pour cette raison même. Étonnantes époques, si ravageusement étrangères à nos pratiques où n'importent désormais plus qu'efficacité ou performance ou, si l'on peut dire, les experts ont remplacé les sages.

Ce qui est infiniment plus dangereux.

Domaine de la sagesse : entre absolu et démesure

Et la philosophie telle que les Grecs l’ont créée, pas Platon, mais déjà les présocratiques, c’est précisément que je suis libre de penser et je suis libre de m’interroger. Je ne suis pas arrêté par le fait que, dans le Pentateuque, la vérité est déjà dite. Et ce que je peux faire au mieux, c’est un commentaire interminable des volumes du Talmud, les uns après les autres ; mais il y a toujours un cran d’arrêt : il faut que, quelque part, tu justifies que ce que tu dis est compatible avec ce que notre Père qui êtes au Cieux a dit et qui est consigné dans le livre canonique. Il n’y a pas cette vérité dernière, il n’y a pas cette vérité incarnée par le Parti ou par le secrétaire général, la question que se posent les Grecs, et c’est ça l’origine de la philosophie. L’origine de la philosophie n’est pas : « Qu’est ce qu’est l’Etre ? » Question à laquelle les Bantous ont une réponse… Tout le monde : les Chinois, les Indiens… La question, c’est : « Qu’est-ce que je dois penser ? » Et ça commence par la critique des représentations de la tribu. Les gens croyaient que… Et puis, viennent les philosophes présocratiques (qui) disent que tout ça, c’est des histoires qu’on raconte, c’est des fables.
Entretien avec Chris Marker

Car, après tout, Castoriadis n'avait peut-être pas tout-à-fait raison lorsqu'il opposait si radicalement la philosophie grecque à la culture judaïque. Il n'y a pas de textes sacrés à Athènes. Ce qui était dire vrai.

Il n'est pas certain pourtant que la conséquence qu'il en tire pour la pensée juive soit tout-à-fait exacte.

Oui bien sûr la Parole a été donnée ! oui, évidemment la Vérité a été confiée au Sinaï - et transcrite sur les Tables. mais quoi ? ceci suffit-il à résoudre la question ? Evidemment non ! La Parole, vivante, a ceci de commun avec les oracles, de demeurer sibylline : comment voudrait-on d'ailleurs qu'en quelques lignes elle résumât toutes les situations, tous les problèmes, toutes les questions ? Cette Parole il va bien falloir l'interpréter.

 

A y bien regarder, la question est seulement déplacée. Le sage grec, le philosophe se demande effectivement ce qui est vrai et ne peut faire autrement que de remettre en question théories, représentations, croyances dominantes. Le juif lui n'a pas besoin de critiquer la parole première et il en fait bien le socle de toute connaissance possible mais doit bien aussi se demander ce qu'elle signifie, implique. Et avec cette question, commence tout autant le cycle- infernal ou vertueux comme on voudra - de l'interprétation, du commentaire. Ce que l'on a appelé parfois le redoublement philosophique : que pensé-je de ceci ? mais surtout que penser de ce que je pense ? Tant et si bien que sans même parfois s'en rendre toujours compte, on quitte les rives du réel que l'on désirait tant décrypter pour aborder cette sphère abstraite qui fait autant peur qu'elle fascine. Celui-ci qui pense nous a abandonnés depuis longtemps … décidément il n'est plus tout à fait de notre monde. Le voici ermite ; anachorète.

Je ne sais ce qui est le plus angoissant et périlleux : sans doute le grec n'ignore-t-il jamais - et s'attache-t-il même à ne point l'oublier - que ce qu'il pense, les conclusions auxquelles il parvient toujours demeureront sujettes à caution, à discussion et polémique. Il serait faux d'imaginer que le clerc de quelque révélation qu'il se revendique ne soit rongé de la même incertitude. Comment pourrait-il se convaincre de détenir la compréhension juste, la seule valide, de la Parole sans forfanterie ni mépris pour ses congénères. Mais surtout comment ne deviendrait-il pas dangereux sitôt convaincu de détenir l'absolu de la vérité. On ne parle jamais impunément au nom de l'absolu - a fortiori de l'absolu divin.

L'histoire ici racontée d'Eliézer le dit à sa façon et le raconte deux fois. La discussion à laquelle il est fait référence ici au sujet d'un four n'aurait au fond aucune importance si Eliézer, contre toute convenance, ne s'était entêté à défendre sa position contre tous, invoquant tour à tour un caroubier à se déplacer, les eaux du fleuve à rouler à contre-courant, les murs de la maison d'étude à s'incliner et enfin les cieux à trancher. Comment dire mieux combien rien, pas même les cieux, ne saurait demeurer indifférent à la manifestation de la vérité. Que même Dieu, invité à confirmer la position du sage, obtempéra est subtile manière de dire qu'il ne saurait demeurer insensible à l'expression de l’Être. Que pourtant la communauté des sages, estimant dangereux l'entêtement d'Eliézer, et s'en tenant à la règle traditionnellement convenue de s'en remettre à l'avis de la majorité, retrancha l'entêté du nombre des sages et même s'avisa de ne pas tenir compte de la parole venue des cieux en dit long : même l'éclat de rire divin s'écriant Mes enfants m'ont vaincu ne peut cacher le danger suprême d'une caste de clercs qui vient de monopoliser non seulement l'expression mais l'interprétation de la pensée mais de la Vérité. Assez curieusement le rôle du divin s'avère ici réduit au début - création, Alliance et Parole - et fin - Avènement du Messie. Entre les deux, l'enroulement infini des interprétations qui est de la compétence des clercs. Les sages ont définitivement bouté Dieu hors du monde. On ne comprendra jamais rien à l'histoire du judaïsme si l'on oublie ceci : tout est dans la parole première donnée par dieu. Nulle recherche en soi n'est donc nécessaire pour se conformer à la volonté divine sinon la correcte interprétation de cette dernière. La répartition entre Mishna et Guemara n'a pas d'autre sens. Les sages ont pris le pouvoir.

Décidément ! dès lors que l'homme pratique la technique ou la pensée, il apparait bien qu'il n'y parvienne qu'en s'en arrogeant l'exclusivité et donc en entrant en conflit avec le divin.

De ce point de vue Castoriadis a raison : le champ de la parole est fermé. L'exercice est savamment codifié à l'intérieur d'étroites limites qu'en outre seuls les plus sages connaissent. Mais à l'intérieur de ce champ l'incertitude demeure tout autant et c'est bien ce que signifie l'inconvenance d'Eliézer à maintenir sa position à l'encontre de la majorité - ce qui lui vaudra son exclusion. Cependant même celle-ci n'est pas définitive : ce n'était pas l'homme ni même son enseignement qui avait été exclu mais son entêtement : elle est levée sitôt mort. Il entre ainsi dans la longue série des sages du Talmud.

 

 

 

L'exception de la sagesse

Les histoires s'enchaînent les unes aux autres mais de quelque tradition qu'elles soient, toutes racontent la même histoire : il est toujours un instant où même les plus grands ont besoin d'être éclairés ; ne voient plus le chemin à suivre et espère au carrefour des incertitudes qu'un sage pas trop tordu - paradoxe du menteur - pointe de manière à peu près compréhensible sinon la bonne direction, au moins la moins mauvaise.

Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents.
Où est le sage ? Où est le docteur de la loi ? Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ?
En effet, puisque le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient.
Les Juifs demandent des signes, et les Grecs recherchent la sagesse ;
mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens,
mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu.
Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.
1 Cor, 1, 19-25

J'aime assez ce récit des Rois Mages, aux confins de la légende et du miraculeux : eux non plus ne surent où se diriger, quoique destinés à honorer la naissance d'un plus grand qu'eux, et durent à l'étoile de ne pas s'égarer. L'extraordinaire toujours se présente à nous de manière triviale et il faut pour le reconnaître quelque signe qui luise dans le ciel. Les voici ces signes que les juifs ne reconnaissent pas, ou bien cette sagesse que les grecs ne trouvent pas ou n'observent pas et qui font dire à Paul que la sagesse de Dieu se présente sous les atours de la folie.

J'aime assez que le plus évident soit en même temps le moins immédiatement saisissable et qu'à l'inverse ce que l'on saisit parfois si aisément ne soit que rarement ce que l'on aura cru d'emblée appréhender.

J'aime assez, je dois l'avouer, ces récits de sages qui prennent couleur de leur caractère anodin et de leurs héros qui n'en sont pas, n'accomplissent rien et ne font que parler quand même leurs paroles semblent parfois si simples que sans intérêt. Je ne déteste pas ces figures de solitaires, d'ermites et d'anachorètes pour ce qu'elles disent combien, en réalité, avant même la sagesse, c'est la pensée qui vous projette loin à l'extérieur du cercle fermé mais bruyant de l'affairement des hommes.

Dumézil nous avait appris à le penser : le penseur est clerc et participe de la fonction orare qu'il partage avec le prêtre, le moine qui le fait intermédiaire d'entre le profane et le sacré. Intermédiaire donc à la fois ange et démon ; vite parasite s'il entreprend de penser pour lui-même, grand trompeur ; pervertisseur des idées et des hommes.

Que ce soit dans l'agitation de son laboratoire ou le silence de sa bibliothèque, qui pense aura d'abord fermé une porte.

C'est bien au fond ce que raconte d'abord ce récit de la vie d'Eliézer qui dut attendre au-delà de ses vingt huit années pour répondre à l'appel de la pensée, retenu qu'il fut par les obligations filiales, les travaux des champs, les intérêts temporels quand tout l'appelait vers l'étude. Tout, ici est mentionné : l'incompréhension paternelle autoritaire qui retient le jeune homme en des tâches qui lui déplaisent puis l'obligation de fuir et donc de mentir mais surtout cette vocation irrépressible qui fait accepter jusqu'à la misère pour demeurer au service de la connaissance et ainsi mentir une seconde fois.

Serait-ce que la connaissance fût affaire de vocation en dépit de ce que Jankelevitch affirmait ? Toujours, en toutes ces histoires, résonne quelque chose comme un appel : parfois presque inaudible ; parfois tonitruant. C'est Dieu qui fait Moïse se détourner de son chemin qui occupait une position certes particulière, enfant d'hébreux mais élevé par Pharaon, mais homme parmi les hommes. Appelé à parler au devant des autres, à transmettre - προφήτης - il est celui qui ne saurait se dérober à l'injonction mais donc aussi celui qui fait l'objet de tous les soins : celui qui jamais n'est abandonné. Mais celui qui, insensiblement, s'éloigne du lot commun.

La comète fait partie de l'iconographie du message. Dieu s'entend mais ne peut être vu : en revanche il donne à voir ; montre le chemin ; éclaire. Il faut bien que quelqu'un, un jour vous fît signe ou vous appelât. La sagesse n'est pas affaire d'appétence encore moins de passion. Celles-ci vous emportent, submergent. Elle est affaire d'objurgation intime ; d'injonction sacrée. Non ici simplement une voix que l'on entend ; une lueur repérée qui indique la direction à suivre. Et tout-à-coup, sans qu'on puisse l'expliquer, tout de ce que l'on doit faire et vers quoi se diriger sonne comme une évidence. Et jusqu'au père, plus tard, entendant son fils en son art de se raviser et reconnaître son erreur.

Qui dira jamais le trouble de qui, pensant, se projette invariablement à l'écart ; en cet interstice éprouvant où tout l'effort tend vers l'autre en même temps que vous en écarte ; qui dira jamais la souffrance de cet étrange destin de qui, voulant penser l'être pour mieux apprendre à vivre, ne parvient pas même à mener sa propre existence ? Qui dira le péril d'à la fois offenser Dieu et les hommes ?

suite ?